Colloques en ligne

Gabriele Bucchi et Lise Michel

Entretien avec Jean-François Sivadier : la mort de Don Juan dans Don Juan (2016) et Don Giovanni (2017)

Sur :
Molière, Dom Juan, mise en scène Jean-François Sivadier, avec Marc Arnaud (Gusman), Nicolas Bouchaud (Don Juan), Stephen Butel (Pierrot), Vincent Guédon (Sganarelle), Lucie Valon (Charlotte), Marie Vialle (Elvire), création Théâtre de l’Odéon, 2016.
Mozart, Don Giovanni, livret Lorenzo Da Ponte, mise en scène Jean-François Sivadier, direction musicale Jérémie Rhorer, avec Philippe Sly (Don Giovanni), Nahuel Di Pierro (Leporello), Eleonora Buratto (Donna Anna), Pavol Breslik (Don Ottavio), Isabel Leonard (Donna Elvira), Julie Fuchs (Zerlina), Krzysztof Baczyk (Masetto), David Leigh (il Commendatore), création Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, 2017.

1Comédien, auteur et metteur en scène né en 1963, Jean-François Sivadier a porté à la scène plus d’une trentaine d’œuvres théâtrales et opératiques, en particulier au Théâtre national de Bretagne et à l’Opéra de Lille. Révélé au grand public par la création de Dom Juan/Chimères et autres bestioles de Didier-Georges Gabily en 1996, il a mis en scène vingt ans plus tard le Don Juan de Molière (Théâtre de l’Odéon, 2016) puis le Don Giovanni de Mozart en 2017 au Festival d’Aix. Il évoque ici la scène de la mort de Don Juan dans ces deux spectacles.

Gabriele Bucchi et Lise Michel : La mort de Don Juan, liée aux XVIIe et XVIIIe siècles à l’idée d’un châtiment de l’impie, pose aujourd’hui un problème de vraisemblance ou plutôt de motivation. Du point de vue de la logique de l’action, la motivation de la mort du protagoniste a-t-elle représenté une difficulté pour vous dans la mise en scène du Don Juan de Molière et du Don Giovanni de Mozart ? Que sanctionne exactement, dans vos deux lectures, la mort du héros ?

2Jean-François Sivadier : D’abord je ne pense pas qu’on puisse parler d’une logique de l’action dans la pièce de Molière. On sait qu’il a écrit la pièce très vite, l’ensemble ressemble à un puzzle dont les pièces pourraient être assemblées dans n’importe quel ordre. On peut même penser que Molière ne s’intéresse au thème de Don Juan qu’en tant qu’occasion de provoquer davantage ses détracteurs et tous ceux qui ont fait pression sur le roi pour interdire les représentations de Tartuffe. Dans le travail, nous nous sommes surtout occupés de décrypter le geste politique et théâtral de Molière. Son Don Juan ressemble beaucoup à un manifeste, une suite de numéros, une suite de performances agencées comme une escalade de plus en plus dangereuse vers la provocation, jusqu'au moment où le Commandeur dit « ça suffit » et termine la pièce. Cela pourrait arriver plus tôt ou plus tard, il n’y a aucune logique. On peut même avancer que, pour Molière, la statue qui entraîne Don Juan en Enfer, est d'abord, tout simplement, le meilleur moyen d’échapper à la censure : on vous a montré un monstre qui se joue du Ciel, mais à la fin le Ciel se venge et l'impie est puni. Mais personne n'est dupe, ni les spectateurs, ni les censeurs : Don Juan est mort, mais ce qui a été dit a été dit. Les sacrilèges, les blasphèmes, vont résonner bien au-delà de la fin du spectacle et ce n’est pas la chute de Don Juan dans les dessous de scène qui vont pouvoir les effacer.

3Chez Mozart, la question du sens est plus trouble. On a l’impression que le compositeur prend cette histoire de Commandeur beaucoup plus au sérieux. Et que la fin tragique de Don Giovanni sanctionne non pas, comme chez Molière, le parcours d'un blasphémateur qui passerait son temps à défier directement le Ciel, mais la vie dissolue d’un jouisseur qui, s’il piétine lui aussi toutes les formes du sacré comme le mariage, s’attache d'abord à séduire puis abandonner le plus grand nombre de femmes. C’est d'ailleurs intéressant de comparer, sur ce point, les différences entre les deux œuvres. Molière n’a pas l'air de s’intéresser vraiment à cette histoire de Commandeur et Mozart fait de l'entrée de la statue un événement considérable. Molière parle très peu des femmes et s’acharne sur le Ciel, Mozart évite la question de Dieu et il écrit l’air du catalogue. Ce n’est pas en fustigeant ses contemporains ni en provoquant Dieu que Don Giovanni « tombe dans le péché mortel », c’est en piétinant le sacrement du mariage et en trouvant son plaisir dans la violence physique et mentale qu'il exerce sur les femmes. On peut, toutes proportions gardées, projeter dans le portrait de Don Giovanni celui du compositeur : un homme de trente et un ans, obsédé par la mort, qui vient sur scène pour y poursuivre sa quête obsessionnelle : aimer et être aimé. La figure du Commandeur résonne alors comme le signe d’un sentiment de culpabilité du jeune homme en face de son père, Léopold (ce qu’avait explicité Milos Forman dans son film Amadeus), avec qui les rapports étaient pour le moins conflictuels. Et c’est assez beau d'imaginer que c’est aussi pour cette raison que, contrairement à Molière, Mozart supprime la figure du père pour la laisser apparaître à peine masquée sous les traits du Commandeur...qui va, avant de le faire mourir, le sommer de se repentir.

4Dans les deux œuvres, pour la mise en scène, le traitement de la mort de Don Juan et la représentation du commandeur c’est LA grande difficulté. Une difficulté incontournable... C’est aussi délicat que de mettre en scène la tempête dans Le Roi Lear de Shakespeare ou la guillotine dans La Mort de Danton de Büchner. Ce sont des scènes presque « impossibles ». C'est un défi pour la mise en scène. La manière dont on va représenter ces évènements va définir non seulement le sens qu’on veut leur donner, mais aussi plus largement notre rapport au théâtre : à quoi veut-on faire croire ? A quoi peut-on faire croire ? Et ce qui est particulièrement difficile dans le cas de Don Juan, c’est que le sens qu’on va donner à sa mort par la main du Commandeur, va rejaillir sur l’ensemble de la mise en scène. Dans mes deux spectacles, le traitement scénique répondait d’abord à l'univers du plateau. Notre Don Juan savait qu'il était sur un plateau de théâtre. A un moment, un projecteur tombait brutalement, dangereusement, depuis les cintres, retenu au ras du sol par un câble. Sganarelle voyait là une manifestation du Ciel, Don Juan ne voyait qu’un projecteur qui s’était détaché. Pour nous, il était fatalement condamné à périr par un outil, une chose technique, quelque chose qu'on peut trouver sur une scène de théâtre. C’était finalement une machine à fumée qui venait l'asphyxier, une des machines qui avaient servi dans le spectacle. Don Giovanni, lui, était dès l’ouverture maître de la lumière sur le plateau. Le catalogue de Leporello était un ensemble d’ampoules représentant les mille et trois femmes conquises par son maître. Anna, Elvire, Zerline et la suivante d'Elvire avaient chacune leur ampoule. A la fin, Don Giovanni était brûlé vif par la lumière des projecteurs que le Commandeur attirait sur lui.

G.B - L.M : Dans votre Don Juan, les dernières paroles du héros (« O ciel, que sens-je ? Un feu invisible me brûle ! Je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent »), sont prononcées par Nicolas Bouchaud avec une certaine distance, voire une certaine ironie, comme si Don Juan lui-même, incrédule jusqu’au bout, ne faisait que citer un passage obligé de l’œuvre de Molière. La mort du protagoniste n’est-elle plus, d’après vous, passible d’une représentation au premier degré ?

5J.-F.S : Représenter la mort de Don Juan au premier degré (ce qui veut dire sans ironie, sans distance), équivaudrait à prendre au sérieux l’apparition du surnaturel, à tenir pour légitime et logique que le Ciel veuille se venger du « grand seigneur méchant homme » et à sanctionner la fin du spectacle d’une morale douteuse et pour le moins inintéressante. Mais ne pas prendre cette mort au sérieux ne veut pas dire la ridiculiser. Cela veut dire se confronter, sans faire les malins, à ce jeu du passage obligé, ne pas en faire juste une image, la traduire dans une forme théâtrale, puissante et poétique et surtout, soumettre la scène au jugement des spectateurs : « Vous avez le droit de croire (comme Sganarelle) ou de ne pas croire (comme Don Juan) »...

6Pour nous, dans le spectacle, il s’agissait, avant tout, d’éviter le pléonasme qui aurait consisté à montrer l’acteur qui se tord de douleur, en disant « O ciel un feu invisible me brûle... ». Je voulais montrer que Don Juan pousse la provocation jusqu’au bout, comme s’il disait au spectateur « je ne vous ferai pas le plaisir de ma souffrance » et surtout, comme si, jusqu’au bout, il doutait de pouvoir être anéanti par une force surnaturelle, comme s'il se disait « comment le Ciel peut-il m'anéantir si je ne crois pas au Ciel ?... ». Donc, effectivement, après les derniers mots du Commandeur, il attendait, pendant quelques secondes, de voir comment son châtiment allait se manifester, comment le metteur en scène avait décidé de le faire mourir. Il ne se passait rien, il citait la réplique comme un passage obligé, avec ironie : « normalement je devrais être dévoré par un feu invisible... » et au moment où il n’y croyait plus, la machine lui crachait sa fumée au visage.

img-1-small450.jpg

Molière, Dom Juan, mise en scène J.-F. Sivadier, Théâtre de l’Odéon, 2016 © Jean-Louis Fernandez

G.B - L.M : Don Juan meurt donc asphyxié par la fumée dans un hurlement, avant d’être soulevé au Ciel et de disparaître. Ce cri est-il celui de la douleur ou celui du désespoir humain face à une absence de manifestations concrètes de l’Au-delà ? Pourquoi ce mouvement ascendant et ce drap blanc ?

7J.-F.S : Partant de l’idée que Don Juan a passé son temps à mentir, l’asphyxier c’est avant tout l’empêcher de parler. D’autre part, lui qui ne croit qu’en deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit [III, 1], qui est un incorrigible matérialiste, devait, comme je le disais, être confronté non pas à une puissance surnaturelle, mais à une machine manipulée mystérieusement depuis les cintres par une main anonyme, mais en tout cas bien réelle. Il fallait que le corps de l'acteur soit vraiment atteint, qu’il ne soit pas simplement pris dans une image, qu’il fasse aussi une expérience bien réelle. Et c’est ce qui se passait : Nicolas Bouchaud recevait vraiment cette fumée en plein visage. Et puis c'était important de traiter des deux points de vue : celui de Don Juan confronté à un objet purement technique, et celui de Sganarelle qui regarde la scène comme une manifestation du divin : c'est le ciel qui vient chercher Don Juan. Très vite, on s'est mis d'accord sur l'idée que Don Juan devait se désintégrer, être « dissous » en une seconde, qu’il n’y ait plus de corps : il était là, il n'y est plus, il a disparu. Le fait de faire disparaître le corps accentue l’idée que, mort, Don Juan est maintenant à la fois partout et nulle part. C'est plus dangereux, évidemment, que si le cadavre gisait sur le plateau attendant d'être enterré ou incinéré. On voulait terminer sur un mystère. Cela nous a obligés à réaliser un petit tour de magie, une petite prouesse technique, qui permettait de voir Nicolas enfermé dans une bâche, qui ensuite s'élevait avant de s'effondrer au sol, en révélant que son corps avait disparu. Quant à la couleur blanche, celle de la mort, le sol blanc, la lumière blanche, tout cela dessinait sur scène un espace exposé sans ombre uniformément éclairé, comme si Don Juan avait emporté les ténèbres avec lui.

G.B - L.M : Pour Don Giovanni, vous avez donné au héros une allure presque christique. Le final, notamment, semble suggérer une métamorphose du protagoniste dans une figure de martyre qui s’offre avec une certaine jouissance à son destin. La présence de la Croix semble donner à cette mort une allure sacrée assez surprenante, même si cette dimension est anticipée déjà dans la scène de la fête (final I).

8J.-F.S : En fait ce caractère christique, c'est purement un hasard ! De ces hasards qui arrivent dans une répétition, une chose absolument pas préméditée. Il se trouve que Philippe Sly, qui chantait Don Giovanni, portait une perruque blonde, de cheveux longs. Au dernier acte, il avait les cheveux défaits et il se retrouvait en caleçon blanc devant le commandeur. Pendant une répétition au Théâtre de l’Archevêché [à Aix-en Provence], tout à coup, cela nous a frappés : avec ses traits fins, son visage plutôt pâle, ses cheveux longs, sa quasi-nudité, c'était totalement évident. Une évidence que je n’avais absolument pas imaginée : on voyait le Christ ! Surtout qu'à un moment, j'avais demandé au chanteur, sur une réplique, de mettre les bras en croix... Sur le coup, cela m'a vraiment posé un problème. Plutôt étrange de faire un parallèle entre le Christ et Don Giovanni. Et puis on s'est dit : « pourquoi pas ?», jusqu'à trouver cela vraiment intéressant. L'idée que, dans cette pièce (où il n'est pratiquement jamais question de la religion), comme un dernier geste blasphématoire, juste avant de mourir et comme un hommage au Don Juan de Molière, notre Don Giovanni se saisisse de la figure du Christ, en fasse une citation, nous a paru absolument juste. Et Philippe [Sly] s'est beaucoup amusé avec cette idée...

9Mais s'il y a une métamorphose à la fin, ce n’est pas celle qui ferait du monstre un martyre, c'est plutôt celle qui ferait de l'homme un mythe. Le mythe de Don Juan naît de sa poignée de main avec le Commandeur. C’est la couleur fantastique de sa mort qui va donner à son histoire une dimension universelle. Don Giovanni (comme Don Juan), c’est une succession de rencontres et la dernière est la plus importante. C’est en face de la mort qu'il doit répondre à son plus grand défi. Là où on s'attend à le voir baisser les armes, il est pris d'un sursaut d'orgueil et d’insolence, comme s’il disait : « même en face de la mort, je ne trahirai pas ma réputation ». On pourrait dire en plaisantant que Don Giovanni sait qu’il a rendez-vous avec l'Histoire, et qu'il doit être à la hauteur de son destin ! Mais il n'y avait aucun désir de ma part de sacraliser la scène. En face d'une musique pareille, on a plutôt intérêt à « se faire tout petit », à appauvrir le plateau pour renforcer le théâtre. Philippe [Sly] était sans armes, presque nu, avec un regard d’enfant. Il se battait vraiment avec « le vide » (puisqu'il ne voyait pas le Commandeur). C’était même - je le disais au chanteur - important de montrer qu’il avait peur et qu’il s'acharnait à dépasser la peur. Pour contredire la majesté impressionnante de cette musique parfaite et, par là même, la mettre en valeur, il faut lui opposer la magnifique pauvreté, l'imperfection du corps du chanteur qui transpire qui s’épuise. Le théâtre, à l'opéra, relève souvent de cette confrontation de la réalité du corps du chanteur, de sa présence immédiate, avec la puissance d’abstraction de la musique.

10Quant à la croix, c’est aussi un clin d’œil à Molière et la question du Ciel, de Dieu, de la religion, qui est absente chez Mozart. A priori, je n’avais pas imaginé la voir dans le final de l'opéra. Mais cette croix avait été posée, sur le mur du fond, par Donna Anna à la mort de son père. Elle avait été ensuite profanée par un serviteur de Don Giovanni, qui avait tagué sur le mur, en lettres rouge sang, le mot liberta, en utilisant la croix pour faire la lettre T : liberTa. Ce signe est resté jusqu’à la fin donnant une dimension religieuse à l’arrivée du Commandeur. C’est un signe que nous n'avons pas cherché à souligner : c’était « presque » aussi un hasard qu'elle soit aussi présente à la fin...

img-2-small450.jpg

Le Commandeur (David Leigh) poignardant Don Giovanni (Philippe Sly) dans Mozart, Don Giovanni, mise en scène J.-F. Sivadier, Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, 2017 ©Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo

G.B - L.M : Don Juan a souvent séduit les metteurs en scène et les publics en tant que figure contestataire. Vous sentez-vous plus proche d’une lecture philosophique ou politique de cette contestation ?

11J.-F.S : Les deux évidemment. Chez Molière, il est clair que, dès le troisième acte, Don Juan abandonne la question des femmes, pour concentrer ses attaques contre le Ciel. Dans Don Giovanni, même si le geste politique est plus difficile à cerner, il s’agit quand même pour Mozart et Da Ponte (avec un petit coup de main de Casanova), deux ans avant la prise de la Bastille, de faire souffler sur le plateau un dangereux vent de liberté, en mettant, dans la bouche de Masetto, les accents révolutionnaires de Figaro et en bouleversant les rapports de classe, jusqu’à confondre, dans la voix des paysans, celle des aristocrates. Don Juan c’est quand même l'histoire d’un hors-la-loi, qui finalement, ne s’en tire pas si mal, puisqu’il échappe à la justice des hommes, pour succomber à la soi-disant justice céleste, qu’il défie et méprise jusqu'à la dernière seconde. Cette dimension politique, même si elle reste dans l'opéra en filigrane, est très présente dans les deux œuvres, elle est un moteur très fort pour le jeu et la mise en scène. Quant au champ philosophique, il est évidemment illimité...autant que dans des textes comme celui d'Hamlet. On n'aura jamais fini de disserter sur la quête obscure et obsessionnelle de cet anti-héros fascinant, cet homme proprement indéfinissable, poursuivi, poursuivant, désirant, désiré, haï, adoré, qui passe son temps à fuir tout ce qui pourrait le fixer quelque part, qui ne peut vivre sans avoir sous la main son absolu contraire (Sganarelle-Leporello). Et puis l’autre axe de lecture passionnant pour le jeu, c’est l’axe psychanalytique, la folie de cette course inépuisable vers l’illimité, la rage de détruire au nom du désir de liberté, Eros et Thanatos.

G.B - L.M : Le personnage du Commandeur incarne dans l’œuvre de Molière et dans celle de Mozart certaines valeurs morales (autorité de la loi, autorité paternelle, justice, lien avec une dimension métaphysique) qui demandent un effort d’imagination pour être transposées dans notre système de valeurs. Ce personnage était aussi autrefois l’une des sources du merveilleux et du spectaculaire dans la mise en scène (apparition de la statue, éclairs, feu). Comment le traiter à notre époque ? Qui est pour vous le Commandeur ? Dans Don Juan, pourquoi seule sa voix se fait-elle entendre sur la scène au moment où le protagoniste est censé lui « donner la main » ?

img-3-small450.jpg

Le Commandeur (David Leigh) dans Mozart, Don Giovanni, mise en scène J.-F. Sivadier, Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, 2017 ©Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo

12J.-F.S : En tant que metteur en scène, le seul sens qui m'intéresse, concernant le Commandeur, c’est celui qu’il va prendre sur scène, dans le cadre du projet de la mise en scène. Il s'agit, avant tout, d’en trouver la cohérence scénique. Dans la fable, c'est une créature qui revient « du royaume des morts » comme dans une tragédie grecque. Cette dimension poétique est suffisante pour rêver et faire du théâtre. Je suis juste admiratif de son arrivée spectaculaire et je suis attaché à ne pas le rendre ridicule. Le rendre ridicule serait rendre ridicule le désir de croire du spectateur. On a le droit de rêver, de croire à cette apparition du Commandeur. Il n'a même pas besoin de nous faire peur (dans le Don Giovanni de Peter Sellars [New York, 1987; Bobigny 1989], c’était une petite fille). Ce qui fait peur, c'est l 'attitude de Don Juan face à la statue. Qu’est-ce qui est le plus effrayant ? La main de pierre ou la détermination de celui qui la saisit sans trembler ? La statue qui condamne à mort où l’homme qui refuse de s'abaisser au repentir pour soulager notre conscience ?

13A priori, le Commandeur, plus exactement le fantôme du Commandeur, c'est d 'abord un fantasme, l'idée du châtiment, une épée de Damoclès qui s’abattra n’importe quand. C'est pour cela que, dans les deux œuvres, la pièce et l'opéra, il est possible de n'entendre que sa voix. On peut s’amuser aussi à dire qu’étant un phénomène surnaturel, le Commandeur peut manifester sa présence sous des formes différentes. Dans Don Giovanni à Aix, on jouait avec trois formes : une forme réelle, matérielle, inerte (une « vraie » statue creusée dans un mur de pierre), une forme mouvante, respirante, invisible (le corps du chanteur qui évoluait sur scène au milieu des autres), et une forme symbolique (un simple drap avec lequel jouaient Don Giovanni et Leporello dans la scène du cimetière).

14Ce qui me semble fondamental c’est de donner au spectateur le choix d’y projeter ce qu’il veut. Encore une fois, on peut imaginer que la moitié des spectateurs regarde le Commandeur avec les yeux de Don Juan et l’autre moitié avec ceux de Sganarelle. Sganarelle dit : « c'est le divin qui se manifeste », Don Juan dit : « il y a forcément un truc ! ». Quant à sa représentation, quelle qu’elle soit, le plus délicat est d'imaginer la traduction scénique de son pouvoir, de son mystère, et paradoxalement c’est souvent assez fructueux de travailler sur l’idée d'une certaine fragilité, comme celle de la jeune fille dans la mise en scène de Sellars, qui devenait, de par cette fragilité, un Commandeur très impressionnant.

img-4-small450.jpg

Don Juan (Nicolas Bouchaud) et Sganarelle (Vincent Guédon) avec la statue du Commandeur, dans Molière, Dom Juan, mise en scène J.-F. Sivadier, Théâtre de l’Odéon, 2016 © Brigitte Enguérand

G.B - L.M : Quel rôle joue la musique dans la relecture de la mort du libertin chez Mozart par rapport à la comédie de Molière ? Diriez-vous que la musique oriente déjà l’interprétation de la fin ?

15J.-F.S : Dès l’ouverture de l'opéra (les deux accords en ré mineur), Mozart annonce la couleur : le héros est déjà condamné, la mort est une affaire sérieuse et le retour du Commandeur promet un beau spectacle. La musique est sombre, puissante, terrifiante comme celle du Requiem et surtout, elle ne supporte aucune ironie. A l’opéra, la musique est toujours la première des mises en scène. Mozart met en musique, donc en scène, la mort de Don Giovanni en prenant, apparemment, cette rencontre du monde terrestre avec l’Au-delà très au sérieux. Quand le Commandeur arrive à la fin, à part une ou deux répliques comiques de Leporello, rien, dans la musique, ne soulage la sensation extraordinaire d'un monde qui s’effondre, d’un chaos tellurique et surtout, d'une agonie qui n’en finit pas, car une des forces de cette scène hallucinante c’est sa durée. Chez Molière, tout cela va très vite ; Mozart, lui, prend son temps jusqu’à faire de la scène [II, 15] une pièce en soi. Je voulais refuser la belle image immobile : Don Giovanni tétanisé, Leporello caché sous la table... Je voulais suivre les mouvements incessants de la musique, mettre en jeu physiquement l’affrontement avec le Commandeur, que le corps des chanteurs soit engagé, que Don Giovanni soit, dans la mesure du possible, exténué. Les trois chanteurs étaient sur le plateau comme sur un ring. Le commandeur, invisible, circulait librement entre les deux autres qui essayaient, en vain, de le localiser, de l’atteindre, de le toucher. Ce n’était jamais une image, c’était un jeu physique et très ludique entre les chanteurs.

G.B - L.M : L’œuvre de Mozart s’ouvre et se ferme sur une atmosphère tragique cristallisée par la musique, mais la mort du protagoniste est suivie du final avec l’ensemble des personnages qui reviennent sur la scène pour proclamer la morale du monde (« Questo è il fin di chi fa mal »). De nombreuses mises en scène de nos jours, gênées par cette morale, reviennent (comme à l’époque romantique) à la suppression de la « scena ultima ». Vous l’avez, au contraire, gardé et vous avez choisi, de plus, de laisser Don Giovanni sur scène. Pourriez-vous revenir sur ce choix ainsi que sur la présence du protagoniste après sa mort ? 

16D'abord, tout simplement, j’adore cette musique. Avec le chef d’orchestre, Jérémie Rohrer, on était tout de suite d'accord pour ne pas couper la scène. En fait, si l’un des enjeux de l'acte I est la poursuite de Don Giovanni, celui de l'acte II est plutôt d’essayer d’apprendre à vivre avec lui, dans un monde habité par lui. On a, au bout d’un moment, la sensation étrange que la mort du tyran ne serait plus nécessairement une délivrance et qu’il a ouvert, en chacun, une plaie qui saignera toujours et dont aucune des femmes ne semble vouloir guérir, que chacun se débat dans une équation impossible : « je le fuis mais je le cherche, je veux sa mort mais je la crains ». C'est pourquoi, terminer l'opéra sur la mort de Don Giovanni, c’est se priver de l'idée que, justement, détruire le corps du monstre n’arrange rien et que son absence, son silence vont créer un manque qui va continuer à faire des ravages. Il y a un état de stupéfaction générale chez les protagonistes qui se sentent à la fois délivrés et abandonnés. Leur combat passionnel contre Don Giovanni était presque devenu leur raison d’être et voilà qu’il se retrouvent sans passion, livrés à eux-mêmes. J’ai voulu accentuer cette sensation sur le plateau. Don Giovanni est absent mais il est là. Il les regarde et eux ne le voient pas mais ils sentent sa présence, son souffle même. L’acteur est invisible, sauf pour le public, comme l’était le Commandeur après sa mort pendant toute la représentation (comme un fantôme chez Bergman, ce qui est très excitant à jouer pour les acteurs). Au lieu de chanter le soulagement d’être enfin vengés, les chanteurs ne faisaient que se poser la question : que se passe-t-il après lui ? Comment vivre sans lui ? Car personne n'a été autant haï ni autant aimé. Et même pendant le final, ils restaient d’une certaine manière sonnés par la disparition brutale du maître, de l’amant, de l'époux, de l’ennemi, même en chantant l’idée qu’« il y a quand même une justice et que les monstres doivent payer tôt ou tard », ils donnaient l'impression qu'ils n'allaient jamais vraiment se remettre de cette disparition.

G.B - L.M : Avez-vous été marqué, dans votre parcours, par d’autres Don Juan et d’autres Don Giovanni ? Ou d’autres spectacles qui ont influencé votre lecture et votre mise en scène de ces œuvres ?

17J.-F.S : Mon premier souvenir, c’est Don Giovanni quand j’avais une vingtaine d’années, au Châtelet, dans la mise en scène de Karl-Ernest Hermann [créée en 1984 au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles et reprise le 20 mars 1987 au Théâtre du Châtelet à Paris ; direction musicale Sylvain Cambreling]. José Van Dam chantait le rôle-titre. J’étais très ému pendant la représentation. Mais je n’ai pas d'autre souvenir du spectacle qu’une seconde au dernier acte, quand Don Giovanni dit à Elvire : « Mange avec moi ». Van Dam jetait un verre de vin rouge sur la robe blanche d’Elvire comme s'il l'avait éclaboussée de sang. Cette image m’a bouleversé au point que j'avais l'intention de la reproduire dans ma mise en scène à Aix ! Finalement je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas vu la mise en scène de Don Juan de Patrice Chéreau [Lyon, 1969] mais ce que j’en ai lu est très intriguant et m’a fait lire la pièce différemment. Apparemment, Chéreau avait accentué le côté parasite social du personnage. Sa lecture était avant tout politique et sa mise en scène devait être assez brechtienne. Le Commandeur était, je crois, une marionnette manipulée par des techniciens ou des ouvriers. En préparant le spectacle, nous avons vu, en vidéo, la version de Philippe Caubère à la Cartoucherie de Vincennes [1977]. Il avait investi un petit théâtre en bois qu’Ariane Mnouchkine avait fait construire pour son film Molière. Son spectacle était très commedia dell’arte, il prenait le plateau à bras-le-corps, il travaillait brillamment sur le clown, se rapprochant sans doute de ce qu’avait imaginé Molière : un spectacle brut, direct, sans affectation, extrêmement drôle.

18Il y a eu aussi le Don Giovanni de Peter Sellars [1989] avec ses deux chanteurs noirs exceptionnels, deux frères jumeaux [Eugene et Herbert Perry] qui jouaient Don Giovanni et Leporello. C’était évidemment très fort, notamment au début du deuxième acte puisqu’ils n'avaient pas besoin de se masquer pour échanger leurs identités. Elvire prenait Leporello pour Don Giovanni exactement comme le public qui avait du mal à les différencier. Et puis Dmitri Tcherniakov a monté Don Giovanni à Aix [2010] avec une idée passionnante : tous les personnages faisaient partie de la même famille : les cousins, la belle-sœur, le père, le gendre, etc. L’idée était délicate à assumer évidemment mais assez juste : dans les trois opéras qu’il fait avec Da Ponte (Don Giovanni, Les Noces de Figaro, Cosi Fan tutte), Mozart met en scène une troupe, des personnages qui se connaissent tous parfaitement, voire qui vivent ensemble, ce qui complexifie davantage les rapports et la circulation du désir. On sait bien que la famille est un terrain idéal pour le théâtre.

19C'est toujours très riche de regarder le travail des autres metteurs en scène pour voir la manière dont ils vont répondre aux défis que leur pose un texte ou une partition.

20Mais la lecture qui m’a le plus influencé c’est évidemment celle de Didier-Georges Gabily. Il est décédé [en 1996] pendant les répétitions de son Don Juan et d'une autre pièce, Chimères, qu’il avait écrite à partir de Don Juan. Les acteurs m’ont demandé de les aider à terminer le spectacle. L’expérience m’a permis de découvrir la pièce d'une façon idéale : de l'intérieur, charnellement, en la travaillant directement sur le plateau. Avec la contrainte de devoir répondre rapidement à des questions complexes. De dégager le sens d’une scène en très peu de temps, même si heureusement Gabily avait déjà dessiné les grands traits de sa mise en scène. Pour lui, Don Juan était avant tout un destructeur qui laissait derrière lui toute une série de « cadavres ». Son plateau était magnifique, immense, à la fois artisanal et opératique, une sorte de palais détruit, un petit théâtre, habillé de toiles peintes, de la terre, une caravane, des animaux. Un plateau habité par une foule d'acteurs, une danseuse, des marionnettes, des clowns, une sorte de grand cirque métaphysique, chaotique. Le Commandeur était incarné par une jeune trapéziste très fine, très gracieuse, qui volait littéralement au-dessus du plateau et qui, pour donner la mort à Don Juan, se penchait vers lui et posait délicatement son index sur celui du comédien comme dans le tableau La création d'Adam de Michel-Ange.