Colloques en ligne

Marie-Jeanne Zenetti

Détournements d’archives : littérature documentaire et dialogue interdisciplinaire

1La présence insistante du document dans la production littéraire contemporaine ainsi que des notions d’« archive » et de « document » dans les discours sur la littérature et les arts invite à interroger les rapports entre des pratiques artistiques d’un côté, et, de l’autre, des débats et des discours que caractérise une certaine inquiétude disciplinaire. Depuis une vingtaine d’années, en France, les méthodes des études littéraires se diversifient au contact des studies et des sciences sociales ; leurs objets intéressent les historiens et les sociologues ; les écrivains eux-mêmes semblent prendre leur part au débat épistémologique, en empruntant et en questionnant les procédures scientifiques de l’enquête, de la recherche documentaire ou de l’entretien. Symétriquement, des historiens ou des anthropologues revendiquent le recours à une écriture littéraire comme méthode ou comme contre-méthode. Même s’il est loin de constituer un phénomène unifié, le « parti-pris du document » dans les arts [1], parfois aussi qualifié de « tournant documentaire [2] », s’accompagne ainsi d’un « tournant littéraire » du côté des sciences sociales [3]. Ces effets de symétrie et de convergence interrogent la fabrique des discours de savoir et élargissent le champ des réflexions épistémologiques. Ils invitent au dialogue entre des pratiques discursives distinctes, et, au sein de la communauté scientifique, entre différents champs disciplinaires, tels que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, l’histoire de l’art ou les études littéraires [4]. Mais ils donnent lieu aussi à des polémiques parfois violentes, sur fond d’incompréhension mutuelle, que ce soit entre écrivains et historiens ou entre spécialistes issus d’une ou de plusieurs disciplines.

2Une des raisons de ces malentendus tient à la plasticité de certaines notions que ces différents discours ont en partage, et qui recouvrent, selon qu’on les mobilise en historien, en écrivain ou en philosophe, des définitions, des histoires, des usages et des enjeux parfois fort différents. Au-delà de leur évidence apparente, les notions de « document », d’« archive » ou d’« enquête » font partie de ces termes qui contribuent à la fois à inciter au débat et à l’obscurcir. Il paraît dès lors nécessaire, dans la perspective d’un dialogue approfondi entre pratiques artistiques et scientifiques d’un côté, entre disciplines de l’autre, de mettre à plat les distinctions qu’ils recouvrent, les faisceaux de représentations dont ils sont porteurs, les conceptions différenciées du réel et de la vérité qu’ils engagent en fonction de qui les emploie [5]. Car ce qu’on appelle « document » ou « archive » ne constitue pas qu’un matériau ; ce n’est jamais seulement une preuve, une source ou une forme [6]. Le document et l’archive, qu’ils soient désignés comme tels ou implicitement mobilisés à travers la présence matérielle de données, d’images ou d’artefacts, mobilisent aussi des valeurs, des représentations, des désirs variables et parfois impensés. Ils nourrissent cette « faim de réel » qui, selon David Shields, caractériserait notre époque [7] et renvoient, au-delà de la somme des objets concrets que nous pouvons identifier comme autant d’exemples de « documents », à une catégorie abstraite d’objets qui jouent un rôle central dans la production et la validation des discours sur le monde que nous investissons en vérité – discours journalistiques, scientifiques, artistiques parfois. Rouage essentiel d’une fabrique du réel, « le document » est aussi devenu l’objet d’une fascination, qu’il s’agit tantôt de tenir à distance, tantôt d’exploiter, tantôt de problématiser, et pour cela d’interroger en tant que concept. Car « le document » n’existe pas. Il n’existe que des documents : des témoignages et des rapports, des cartes et des photographies, des comptes-rendus et des registres, des pièces, des images, des écrits, lesquels appellent des réflexions spécifiques en fonction de leur nature propre, de la manière dont ils ont été constitués en documents, de leurs modalités de conservation, des usages qui peuvent en être faits.

3Parmi ceux-ci, les documents d’archives occupent une place à part. Cette différence n’est pas d’ordre ontologique (elle ne dépend pas de la nature de ces objets). Elle tient d’abord à leur histoire et au geste qui les a constitué en tant que tels : le terme d’« archive », contrairement à celui de « document », implique en effet un archivage, émanant d’une institution ou d’un individu [8]. Ce geste initial, qui suppose à la fois un lieu de dépôt et une intention, produit l’archive comme telle, pour l’avenir, là où le document devient document par le simple usage, au présent, qui en est fait. Par conséquent, les documents d’archives se distinguent aussi par les modalités de conservation et de consultation qui leur sont spécifiques : par le lieu, plus ou moins concret, où ils sont déposés, conservés et souvent consultés (les « archives » proprement dites), par l’ensemble auquel ils appartiennent et au sein duquel ils prennent sens (un fond d’archives regroupe toujours plusieurs documents [9]) et par les usages auxquels ils sont a priori destinés. On peut donc s’intéresser au document en arts en se limitant à des questions de forme, de réception, d’esthétique : on peut ignorer ou choisir d’ignorer d’où il vient. Mais un document d’archives n’existe que dans son lien à un contexte et à une origine. Il nécessite donc qu’on s’interroge sur ce qu’on en fait, au présent, et sur qu’on a cherché à faire en le déposant : dans quel but a-t-il été archivé ? à qui est-il accessible ? comment l’a-t-on conservé ? Le geste d’archivage programme en effet certains usages du document, que conditionnent notamment les modalités d’encadrement de sa consultation : on conserve des documents à des fins administratives, par exemple, ou documentaires, et on en restreint souvent l’accès à celles et ceux qui peuvent justifier de tels besoins. L’usage artistique semble rarement relever de ces usages programmés par les institutions ou les individus. L’artiste ou l’écrivain, s’il n’est ni historien, ni directement concerné par ces sources, fait figure d’intrus dans les archives et face aux documents, que sa démarche vient détourner de leur usage programmé. Ce sont ces pratiques du détournement d’archives par les productions littéraires contemporaines que je propose ici d’interroger, en les inscrivant dans le débat actuel sur les écritures de l’histoire et en faisant l’hypothèse qu’elles sont susceptibles de l’éclairer.

1. Des archives à « l’archive » : fabrique conceptuelle, détournements mélancoliques et brouillages discursifs

4Ce que j’appellerai ici détournement d’archives ne relève pas uniquement de la pratique artistique et de la production littéraire proprement dites : il est aussi, et peut-être d’abord, un détournement d’ordre conceptuel. Sous la forme du singulier « l’archive », le terme s’est vu en effet érigé en concept plus ou moins défini, condensé de fantasmes documentaires dont le pouvoir de suggestion est proportionnel aux confusions qu’il suscite. Deux ouvrages, du côté des études littéraires françaises, ont joué un rôle essentiel dans cette transformation [10]. Celui d’un philosophe, d’abord : Jacques Derrida, dans Mal d’archive, une impression freudienne (1995), rattache la notion à l’arkhè, entendue à la fois comme origine et comme commandement, autant qu’au refoulement freudien, qui l’associe au « lieu de défaillance originaire et structurelle de [la] mémoire [11] ». Derrida dénonce ainsi comme un fantasme impossible à réaliser cette résurrection de la trace telle que la rêve l’archéologue Norbert Hanold à Pompéi, et que prolonge ensuite Freud dans sa lecture de la Gradiva de Jensen. Quelques années plus tôt, un autre livre, dans le titre duquel le terme figure déjà au singulier, a au moins autant marqué l’imaginaire contemporain de l’archive. Dans Le Goût de l’archive, paru en 1989, Arlette Farge s’attache à décrire les conditions matérielles, concrètes, du travail de l’historienne aux archives [12]. Elle restitue cette pratique dans sa densité émotionnelle et sensuelle, en insistant sur la subjectivité qui tisse le rapport aux documents et sur leur fabuleux pouvoir d’évocation [13]. Chez Farge, comme ensuite chez Derrida, il n’est pas question de confondre la réalité des documents manipulés avec le fantasme d’une résurrection du passé. Il s’agit plutôt de prendre en compte l’emprise qu’exerce cet imaginaire de « l’archive » sur la pensée historienne et psychanalytique, non dans le but de l’exclure ou de la désamorcer, mais de produire un discours qui l’intègre au lieu de la nier.

5Ces deux textes importants permettent en partie d’éclairer ce qui, dans « l’archive » ainsi érigée en concept, et, de là, dans le recours aux documents d’archives, a pu séduire les écrivains et leurs lecteurs, que ceux-ci soient ou non des lecteurs professionnels. À une époque où la fiction fait l’objet de critiques récurrentes, où les productions littéraires se voient tantôt taxées d’inanité et sommées de répondre à la « faim de réel » contemporaine, tantôt critiquées pour leur formalisme et leur sécheresse, l’intérêt des documents, qu’ils soient ou non issus de fonds d’archives, consisterait à garantir un ancrage de l’œuvre dans le monde (le document ayant valeur de « trace » et de preuve), mais conjugué à une puissance évocatrice qui ferait la part belle à l’émotion, propre à stimuler l’imaginaire des lecteurs autant que celui des créateurs. Dans cette perspective, la dimension fantasmatique de l’archive est perçue essentiellement comme une valeur ajoutée, et n’est pas toujours envisagée de façon critique.

6Dans un article consacré aux récits d’archives, Nathalie Piégay-Gros revient, en la critiquant, sur cette transformation du rapport à l’archive et sur l’usage littéraire qui en est fait. « [C]et investissement des nouveaux lieux de l’archive », explique-t-elle, se manifeste selon deux modalités principales : « la première est la revendication de l’émotion propre à l’archive ; la seconde, qui lui est liée, l’assomption du sujet que la relation à l’archive autorise [14]. » Elle propose ensuite de distinguer entre trois types d’usages du document d’archives : l’usage documentaire, dans lequel il a valeur d’indice ou de preuve, venant nourrir et informer un discours de vérité, notamment l’historiographie ; l’usage testimonial, qui vise à « attester », « témoigner », « lutter contre l’oubli ou contre la négation des faits » ; enfin un usage « mélancolique, (et à certains égards romantique : il faut réhabiliter, faire revivre, en prenant la mesure de l’émotion et de l’énergie qui viennent de l’archive), qui [lui] paraît largement dominant aujourd’hui. […] L’archive est alors souvent sollicitée pour sa force imaginaire, sa puissance mémorielle, autant que pour sa capacité de représentation de la réalité [15] ».

7Dénonçant la dimension consensuelle du rapport au passé qu’un tel usage mélancolique instaure, Nathalie Piégay-Gros inscrit son propos dans la continuité des réflexions de François Hartog sur la notion de présentisme, qui constitue, selon l’historien, le régime d’historicité propre à notre époque [16]. L’usage mélancolique correspondrait ainsi à une sacralisation de l’archive, fréquemment associée à une valorisation de l’incomplétude et à un imaginaire de la trace ou de l’empreinte propre à faire résonner chez l’enquêteur un douloureux et vibrant « mal d’archive [17] ». Tourné vers le désir de faire revivre les morts, vers la mémoire et la hantise, cet usage rencontre un fort écho dans la production contemporaine. S’il ne s’agit pas de réduire à un tel présentisme le travail assurément plus complexe d’un écrivain comme Sebald, on peut admettre que sa reconnaissance à l’échelle mondiale doit beaucoup à son assimilation à une figure d’« archéologue de la mémoire [18] ». De la même manière, le succès de Patrick Modiano, lauréat du prix Nobel de Littérature en 2014, n’est pas étranger à la démarche entreprise par l’écrivain dans Dora Bruder, nom attribué depuis par Anne Hidalgo en juin 2015 à une promenade du dix-huitième arrondissement parisien. Ces récits d’enquête, qui se donnent aussi comme des monuments à la mémoire des disparus, et notamment des victimes de la Shoah, ont été largement salués par la critique et ont inspiré de nombreux continuateurs, dont les œuvres entrent en résonnance, d’une façon qu’on peut juger consensuelle, avec un certain esprit du temps, marqué par les préoccupations éthiques et les enjeux mémoriels.

8Les critiques formulées par Nathalie Piégay-Gros à l’égard de cet usage mélancolique de l’archive sont ainsi, avant tout, d’ordre politique. « La nostalgie, explique-t-elle, est plus politique que la mélancolie, et l’époque actuelle, avec cette inflation de l’archive qui s’expose partout, y compris dans les récits, les romans, les autobiographies, est d’abord mélancolique : tournée vers le passé, elle y retourne pour comprendre le présent qui l’absorbe, plus que pour le connaître. Les archives sont avant tout un lieu de mémoire [19] ».

9On peut aussi envisager le problème que posent certains récits d’archives sous un autre angle : celui de leur réception et d’un éventuel brouillage entre des types de discours qu’il conviendrait peut-être de distinguer. Il ne s’agit pas simplement de mettre en garde contre l’émotion aveuglante qu’est susceptible de générer le recours aux documents. Cette émotion est belle et bien présente dans le texte d’Arlette Farge, et valorisée en tant que telle, mais elle y est aussi intégrée et subordonnée à l’ambition historienne qui vise à produire une compréhension du passé [20]. Dans une œuvre littéraire, d’autres ambitions, notamment d’ordre esthétique, mais aussi éthique, peuvent légitimement entrer en contradiction avec le souci de produire un discours fidèle aux faits. Un écrivain peut même refuser de penser en termes de contradiction ces différents enjeux de son discours. La « vérité » visée par une production artistique peut ainsi se voir définie selon des critères variables, et cette « vérité » artistique, distincte de la vérité scientifique, n’exclue pas toujours la possibilité pour le récit de s’éloigner par moments des événements qu’il relate, de les déformer, d’omettre certains faits, voire de produire des passages de pure fiction, lesquels ne sont pas nécessairement présentés comme tels de façon explicite. Dans tous les cas, et quels que soient la nature et le degré d’explicitation du pacte de lecture formulé par un écrivain dans son œuvre ou hors d’elle, l’évaluation des discours artistiques reste d’abord et majoritairement soumise à des critères esthétiques : un récit qui se donnerait pour « véridique » mais qui présenterait des éléments non-conformes aux faits avérés ne serait pas pour autant invalidé en tant qu’œuvre littéraire – ce qui n’empêche pas de tels écarts de tomber parfois sous le coup de la loi, par exemple dans le cas de procès en diffamation, ou de susciter des polémiques, parmi les historiens notamment. Contrairement à l’œuvre littéraire, un discours scientifique, et notamment historiographique, est susceptible d’être disqualifié s’il déforme ou omet des faits, mais aussi s’il ne pense pas de façon critique et approfondie l’ensemble des données et des parti-pris méthodologiques qui l’informent en tant que discours et qui déterminent en partie les résultats de la recherche.

10Il semble nécessaire, pour comprendre les enjeux de nombreux débats récents entre historiens et écrivains, entre chercheurs en sciences sociales et en études littéraires, de garder à l’esprit ces régimes différents d’évaluation des discours, que la perspective d’un dialogue épistémologique global, entre différentes disciplines et entre sciences et arts, contribue parfois à occulter en plaçant artificiellement sur le même plan des discours qui circulent et sont produits selon des règles distinctes. Un exemple célèbre d’un tel écart s’est manifesté dans la réaction de Serge Klarsfeld, quand il a découvert, après avoir largement aidé Patrick Modiano dans ses recherches sur Dora Bruder, qu’il était absent du récit d’enquête publié par l’écrivain en 1997 [21]. Dans une lettre publiée depuis, il lui adresse des reproches fréquemment formulés à l’égard des écrits littéraires d’archives. Le premier de n’évite pas la pique : c’est « un beau livre sur elle et sur vous aussi », écrit Klarsfeld. Et plus loin : « Peut-être êtes-vous amoureux de Dora ou de son ombre » et « tenez à la garder pour vous-mêmes, tout en la faisant aimer par un large public ». Ce reproche, c’est celui de l’enquête comme prétexte pour parler de soi, et du document d’archive comme activateur de fantasmes. Et il est vrai qu’on peut être frappé par l’engouement de certains écrivains contemporains, dans leurs enquêtes, pour des femmes souvent très jeunes, très belles… et très mortes, ou du moins disparues, ce qui s’avère commode pour investir fantasmatiquement ces figures. De Didier Blonde à Ivan Jablonka ou Éric Chauvier [22], l’écriture littéraire, si elle est pensée comme une promotion du singulier (singularité de l’objet de l’enquête et singularité du sujet écrivant), rencontre très souvent l’archétype ou le fantasme : ce que précisément les méthodes scientifiques visent à tenir à distance et qui fait retour quand on les évacue.

11La seconde critique formulée par Klarsfeld touche au geste par lequel Modiano a effacé son travail [23]. Il serait réducteur de n’y voir qu’une blessure narcissique ou de penser que Klarsfeld ignore que l’écrivain, même quand il sous-titre son texte « récit », n’a pas la même obligation que l’historien d’expliciter ses sources. D’un point de vue narratif, Modiano a d’excellentes raisons d’apparaître comme seul acteur de l’enquête ; mais, ce faisant, il gomme une des questions centrales liées à l’archive, qui concerne ses conditions d’accessibilité. Sans l’aide et les démarches de Klarsfeld, il est très improbable que l’écrivain aurait disposé de telles sources. Les préoccupations éthiques mises en avant par Modiano (rendre justice aux disparus, sous la forme d’une enquête mélancolique, qui privilégie l’inachèvement comme moyen de faire résonner dans le présent l’anéantissement des victimes et la revenance du passé [24]) relèguent ainsi au second plan des questions méthodologiques, et des questions politiques, comme celles concernant l’accès aux documents (qui a accès aux archives et dans quelles conditions ?).

12Les réserves de Klarsfeld ne disqualifient pas pour autant l’œuvre Modiano en tant qu’œuvre littéraire : elles soulignent plutôt l’écart qui persiste entre différents régimes concurrents de production de discours sur le passé. Elles pointent également le risque qu’il y aurait à investir pareillement en vérité ces différents discours. Même si le recours aux documents et à l’enquête, nourri par le dialogue entre historiens et écrivains, invite à les rapprocher, une œuvre littéraire n’obéit pas aux mêmes procédures de vérification et d’évaluation par les pairs qu’un discours journalistique ou scientifique. Reste que nombre de polémiques récentes reposent sur l’idée d’une concurrence ou d’une confusion entre ces discours, que certaines lectures critiques tendraient à placer sur le même plan : on peut penser à la réception par les historiens des Bienveillantes de Jonathan Littel en 2006 [25], aux prises de position de Claude Lanzmann suite à la parution du Jan Karski de Yannick Haenel en 2009 [26], ou aux débats qui ont fait suite à la parution de l’essai d’Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales (2014), et de son enquête Laëtitia ou la fin des hommes [27] (2016). Il serait évidemment abusif de réduire ces réactions à un « positivisme » historien ou à une volonté de maintenir une chasse gardée sur la production de discours portant sur certains événements historiques, et notamment sur la Shoah et sur la Seconde Guerre mondiale [28]. Il semble plus intéressant, du point de vue des études littéraires, de considérer la légitimité de ces inquiétudes, de s’interroger sur la responsabilité éventuelle de la critique et de la théorie littéraires dans cette confusion et sur la manière dont elles peuvent contribuer à la dissiper plutôt qu’à l’accroître, de façon à favoriser un réel débat interdisciplinaire. Cela suppose d’abord de mettre de côté les arguments commodes du panfictionnalisme et de la liberté absolue de l’écrivain. Cela nécessite ensuite de considérer ce qu’on peut, après Foucault, appeler « l’ordre du discours » contemporain [29]. À l’inverse de ce que semble affirmer Ivan Jablonka, l’histoire n’est pas, de ce point de vue, « une littérature contemporaine » : si l’historiographie et la littérature se rejoignent souvent dans leurs objets, leurs méthodes, leurs pratiques, et parfois dans leurs objectifs, elles constituent néanmoins des types de discours distincts du fait de leurs modalités de production, de circulation et d’évaluation. Cela invite enfin à examiner et à lire les textes littéraires en tant que littérature (c’est à dire en tant qu’ils obéissent à certaines règles de production, de circulation et d’évaluation spécifiques), mais aussi en tant qu’ils contribuent, pour certains d’entre eux, à brouiller les limites de ce domaine discursif considéré depuis plus de deux siècles comme relativement autonome, en s’invitant dans le débat historien et en bousculant les règles plus ou moins implicites qui encadrent la production de discours sur le passé. Les œuvres littéraires dites « factuelles », « documentaires » ou de « non-fiction », comme certaines fictions « documentées » et nourries de sources historiographiques, ont en effet pour particularité et pour intérêt de se situer dans les franges et les marches de ce qu’on appelle parfois les discours de savoir et qui regroupe l’ensemble des discours, produits selon des règles déterminées et historiquement variables, qu’une époque investit en vérité. C’est notamment dans ces zones mouvantes que s’élabore et se transforme le rapport d’une société à ce qu’elle désigne comme « vrai ». Ces œuvres sont ainsi prises entre, d’un côté, une ambition de dire le monde selon des modalités alternatives aux réalismes historiques pour participer à une « fabrique du réel » qui ne serait plus confisquée par les discours scientifiques et journalistiques, et, d’un autre côté, une histoire de l’idée de Littérature marquée depuis la période romantique par son autonomie, laquelle garantit une liberté de l’artiste et érige le critère esthétique en critère dominant d’évaluation des discours littéraires.

13Un des problèmes que posent l’usage mélancolique de documents d’archives et la promotion de l’archive en tant que concept, c’est qu’ils tendent à évacuer ou à minimiser ces tensions entre différents régimes de production discursives et entre des définitions du « vrai » ou du « réel » qui ne se superposent pas. Mais le brouillage entre différents types de discours, s’il peut parfois générer une certaine confusion, peut dans d’autres cas s’avérer singulièrement productif. Les écritures contemporaines des archives ne sont pas toutes aussi prisonnières d’un prisme mélancolique qui confinerait les documents à un usage consensuel. Certaines interrogent cette promotion littéraire de l’archive, la mettent en scène sur un mode critique, dans le cadre de pratiques de détournement plus ou moins assumées qui jouent à en désamorcer l’usage mémoriel et éthique. C’est ce que j’aimerais développer à travers trois exemples d’œuvres récentes, qui, bien qu’elles relèvent de genres littéraires différents, ont en commun de jouer d’une certaine fascination de l’archive, voire de la surjouer, de façon à ressaisir sur un mode critique la pratique littéraire, consensuelle, du détournement mélancolique d’archives.

2. Une modalité de détournement critique : faire délirer l’archive

14Vie et mort de Paul Gény, de Philippe Artières, paru en 2013 au Seuil dans la collection « Fiction et Cie », se présente comme un récit d’enquête sur un arrière grand-oncle de l’auteur, Paul Gény, philosophe jésuite, assassiné en 1925 dans les rues de Rome par un fou. Il associe des transcriptions ou des reproductions de documents (donnés comme extraits de différents fonds d’archives et de correspondances diverses) à des fragments, datés de 2011 à 2013, présentés dans un ordre qui n’est pas chronologique, et où l’auteur relate son enquête [30]. Le Dossier Alvin, d’Alessandro Mercuri, bien que sous-titré « Enquête, archives, photographies », relève davantage du montage poétique. Paru en 2014 chez Art&fiction, il inclut une très riche iconographie (dont divers documents présentés pour certains comme issus d’archives déclassifiées de l’armée américaine, des photographies, mais aussi des photomontages de l’auteur), et, en annexe, la liste des 4 702 missions du submersible Alvin, de juin 1964 à avril 2014 [31]. Enfin, La Légende, paru en 2016 chez Fayard, est un roman de Philippe Vasset qui relate l’histoire fictive d’un hagiographe officiel du Vatican [32]. Attiré par une mystérieuse Laure sur les traces de l’Abbé Boullan, prêtre proche de Huysmans et condamné pour satanisme dont il exhume les confessions dans les archives pontificales, il se livre à des actions assez peu catholiques qui le contraindront à quitter l’habit. Le récit de cette double perte (celle de la soutane et celle de la femme aimée) alterne dans le livre avec les vies de Saints contemporains que s’est choisis Vasset, figures peu orthodoxes de la sainteté, depuis le graffeur spécialisé dans la vandalisation des rames de la RATP jusqu’à l’activiste viennois Otto Muehl. Dans ces trois livres, les documents d’archives ne viennent pas simplement nourrir le processus d’écriture, mais donnent lieu à une mise en récit de la démarche de documentation, qui interroge et problématise le recours aux documents d’archives, déjouant ainsi l’usage mélancolique qui pourrait en être fait.

2.1. Investir la scène du fantasme 

15Ces trois textes ont d’abord en commun d’interroger les documents d’archives en tant que sources et générateurs de fantasmes. Chez Vasset, le récit de la consultation des documents d’archives, même s’il est central, n’occupe que quelques pages de la fiction [33]. Les cahiers manuscrits de Joseph-Antoine Boullan et d’Adèle Chevalier, conservés dans la Réserve des archives papales, sont consultés, après bien des difficultés et des démarches, par le narrateur et Laure dans la salle des manuscrits de la Bibliothèque vaticane. La confession de Boullan, que cite et paraphrase alternativement Vasset sur quelques pages, comporte notamment la description de tout un tas d’actes profanatoires à caractère sexuel que le prêtre raconte avoir perpétrés avec les religieuses dont il a abusé. Le narrateur et Laure se retrouvent ainsi côte à côte, pendant une semaine, à retranscrire et déchiffrer les manuscrits sulfureux dans le silence recueilli de la Bibliothèque, alors que la tension érotique entre eux est déjà évidente – celle-ci ne tardant pas à exploser. Le document d’archives y est présenté comme la matrice d’un scénario à venir, où la confession de Boullan apparaît comme un script à performer par le couple de lecteurs :

Boullan, en confessant crûment ses excès, me tirait vivement à lui, exposant d’un coup les secrètes inclinations, et leur part lourdement sexuelle. Je vivais son exhibition comme une adresse, un rappel à l’immergé de mes désirs.
Déchiffrer et retranscrire ses écrits nous prit toute la semaine. Laure et moi usions nos yeux sur les lignes serrées, les f allongés au-delà du reconnaissable et les e écrasés comme par une pression trop forte. Le recueillement de la bibliothèque augmentait notre confusion : sur ces textes violemment obscènes, il fallait travailler en silence, sans pouvoir communiquer. Aussi le soir, quand la salle fermait, était-ce une explosion de phrases trop longtemps contenues, une cacophonie de sentiments mêlés. Trop pressé de parler, chacun bombardait l’autre d’un tumulte de superlatifs et de tirades désordonnées. Mais sous la frénésie sourdait l’angoisse. Car chacun avait compris que Boullan parlait aussi de nous. Le mauvais prêtre nous assignait une scène : oserions-nous l’occuper [34] ?

16Le récit encadrant, énoncé lui aussi en première personne – comme une confession, donc – va ensuite venir rejouer, en les décalant, certains éléments de la vie de Boullan, donnée comme le modèle de la fiction, à commencer par les scènes de fornication à des fins liturgiques.

17Chez Philippe Artières, le fantasme n’est pas à caractère sexuel : ce qu’il s’agit de rejouer, c’est davantage l’assassinat de l’homme en soutane et ancêtre du narrateur, dans le cadre d’un « jeu d’histoire » qui excède les limites du livre pour s’inscrire dans l’espace public, sur le mode de la performance et de l’expérimentation historienne. Le récit s’ouvre sur cette performance, que documente et commente par ailleurs un autre livre : Reconstitution, publié en 2013 aux éditions Manuella et illustré de photographies de Noëlle Pujol et Andreas Bolm. L’illustration de couverture de ce second ouvrage représente la soutane comme un costume de papier découpé, semblable à ceux dont les enfants habillent parfois des figurines en carton. Elle rejoint la désignation, dans le récit, de la soutane comme panoplie et la mention du « jeu ». Celui-ci associe à un aspect ludique de la démarche d’Artières et de ses complices une dimension théâtrale qu’on pourrait qualifier de brechtienne ou de critique, dans la mesure où il s’agit à la fois d’investir très concrètement la scène fantasmatique proposée par le document d’archive et, en outrant ou en décalant ce geste d’appropriation, de le tenir à distance.

18Alessandro Mercuri, quant à lui, formule directement, sur le mode poétique, cette idée de l’écriture comme réinvestissement fantasmatique des documents d’archives. Dans les dernières pages de son livre, il évoque un voyage du sous-marin Alvin sous la forme d’une plongée dans l’inconscient, l’appareil remontant le nerf optique pour explorer un cinéma mental où barbotent des sirènes vêtues de latex et des vamps en bikini.

Tel Alvin dans les parages de l’île Argus aux mille yeux, l’aquanaute-femme-grenouille sort du bathyscaphe amarré au nerf optique et plonge à l’intérieur d’un monde, mi-solide mi-liquide rempli de fluides – Vous. Elle, nue sous sa tenue de plongée moulante de latex d’Amazonie – suc laiteux, mélange blanchâtre de sève et de résine d’hévéa. Pareille à l’hippocampe feuille, elle se déplace avec grâce dans sa combinaison végétale. Telle la statue de Galatée, l’aquanaute est une sirène vierge d’écaille, de nacre et d’ivoire, les seins dressés, mamelons en érection, en forme d’anémone et aréole de lumière. La sirène amazone s’enfonce alors au cœur du cerveau dans cette région nommée l’hippocampe. La femme phallus disparaît dans les circonvolutions grises de l’âme [35].

19À partir d’archives déclassifiées dressant la liste, plutôt austère, des expéditions du submersible, le montage documentaire, comme un test de Rorsarch, construit ainsi un univers surérotisé qui tend au créateur le miroir de son cerveau. Le document, alors même qu’il semble garantir un lien au réel et une apparence d’objectivité – ou peut-être précisément pour cette raison – ouvre ainsi les vannes de l’affabulation et du fantasme. Mais, dans ces trois livres, ce processus est à la fois assumé, exhibé, et donc en partie déconstruit par le récit.

2.2. Conditions de consultation

20Un autre aspect qu’un usage mélancolique du document d’archives tend parfois à passer sous silence, et que ces œuvres exhibent et problématisent, tient au rapport entre archives et pouvoir tel qu’il se manifeste notamment dans les conditions matérielles d’accès aux documents. Si cette question est relativement peu présente chez Mercuri, elle est centrale chez Vasset et Artières, particulièrement chez le second. Il n’est pas anodin que ces deux auteurs soient aussi des professionnels de la collecte et du traitement des sources, en tant qu’historien spécialiste des archives pour le premier, et en tant que journaliste pour le second. Par ailleurs, et cela aussi est important, les deux livres ont été écrits dans le cadre d’un séjour à la Villa Médicis, section écriture [36]. Non seulement l’Académie de France à Rome constitue un cadre institutionnel prestigieux et très présent dans la vie des pensionnaires, mais un des critères de sélection lors du concours d’attribution des résidences concerne l’inscription du projet soutenu par les candidats dans la capitale italienne. Or, une des raisons justifiant la présence dans cette ville de Philippe Artières, puis de Philippe Vasset, tient aux recherches qu’ils avaient à effectuer, dans le cadre de leur projet littéraire, dans divers fonds d’archives romains.

21Dans La Légende, le récit d’archive se trouve ainsi dédoublé, sous la forme d’une postface intitulée « Sources et méthodes », où le narrateur de la fiction cède la parole à l’auteur. Philippe Vasset y précise sa démarche et les conditions d’accès aux documents cités dans son livre : il raconte ainsi avoir lui-même recopié au crayon les carnets de l’abbé, rejouant ainsi le geste d’écriture de Boullan, déjà redoublé par celui du narrateur et personnage de la fiction. Il s’y met en scène en aventurier des archives et en professionnel de l’investigation, souligne l’épopée administrative qui a été nécessaire à la consultation du dossier, ainsi que le caractère inédit, sulfureux et secret des informations qu’il publie dans son livre :

C’est peu dire que ces documents embarrassent la papauté : près de huit mois de tractations m’ont été nécessaires pour les consulter. La Curie a d’abord prétexté qu’ils étaient trop fragiles pour être manipulés (lettre de Mgr Pasini du 19 janvier 2015), puis qu’ils étaient perdus (e-mail du 2 février), enfin qu’ils devaient impérativement être expurgés avant que je puisse les lire (e-mail du 17 mars). À force de persévérance, j’ai tout de même fini par accéder aux manuscrits, puis par convaincre les archivistes pontificaux de me laisser, durant toute une semaine, en recopier le contenu au crayon de papier, seul instrument admis dans la salle des manuscrits de la Bibliothèque vaticane [37].

22Si ces remarques peuvent surprendre dans le cadre d’une fiction, elles sont fréquentes chez les auteurs contemporains, qui, en précisant leurs sources, cherchent à produire, souvent en fin d’ouvrage, un effet d’attestation.

23Chez Philippe Artières, la recherche et l’accès aux documents va jusqu’à occuper la première place du récit. Le narrateur retranscrit ou évoque abondamment sa correspondance avec diverses institutions ; il relate sa trouvaille, dans la maison familiale, d’une petite pochette plastique contenant diverses pièces relatives à Paul Gény, qu’il emporte sans demander son reste et dont il inventorie précisément les différents éléments [38] ; il raconte ses démarches et ses consultations de différents fonds d’archives (ceux de la Compagnie de Jésus en France, de l’Université Grégorienne de Rome [39]), la réception d’un dossier provenant d’un hôpital italien, ses visites infructueuses aux archives de l’État, puis celle, mouvementée, aux Archives de la Province de Rome, où il découvre finalement 200 pages de dossiers psychiatriques sur Bambino Marchi, l’assassin de Paul Gény. Comme Philippe Vasset dans sa postface, il précise aussi l’appui constitué par l’administration de la Villa Médicis. Les écrivains en résidence y bénéficient, rapporte Artières, d’un statut d’exception : jugés inoffensifs par les carabiniers, qui s’amusent des fantaisies de ces « artistes français » dans les rues romaines, ils disposent néanmoins de moyens et d’appuis importants dans leurs démarches administratives. Les figures subversives du voleur, de l’intrus, du profanateur d’église chez Vasset ou de l’usurpateur d’habit chez Artières se conjuguent ainsi, non sans ambiguïté, avec le cadre institutionnel, et la mention d’une sociabilité tout à fait ordinaire d’écrivains en résidence.

24Chez Mercuri, l’ancrage dans un lieu et une institution sont absents, notamment parce que la plupart des documents utilisés ont, suggère le texte, été trouvés en ligne, dans une version dématérialisée du document d’archives. Le narrateur laisse planer le doute : certains des sites qu’il mentionne « n’existeraient pas », ou constitueraient des sources douteuses :

Quelques rares documents déclassifiés consultables sur le site d’informations confidentielles, paranoïaques et paranormales, paranormalconfidential.org, témoignent d’étranges métamorphoses. Comme l’île d’Argus, le site paranormalconfidential.org n’existe pas. N’existe plus. Car à peine a-t-on prononcé son nom qu’il a déjà disparu. Mais s’il existait, voilà ce qu’on pourrait trouver sur le document malencontreusement déclassifié BF-432 763 – Argus island report – Sealab i experiments beyond belief […] [40].

25Il pense ainsi le rapport entre archive et pouvoir, en revendiquant l’usage de documents « déclassifiés », mais également en mobilisant d’autres figures subversives, qui sont aussi des figures d’autorité, en la personne de Julian Assange, fondateur de Wikileaks, et du lanceur d’alerte Edward Snowden [41]. Il pose ainsi la question de l’accès à l’information à travers l’organisation de fuites : ce qu’Assange a défini comme une action « intrinsèquement anti-autoritaire » visant à instaurer un contre-pouvoir pour lutter contre celui des États.

26Ces réflexions à caractère politique sur les conditions matérielles d’accès aux archives sont fort éloignées d’un rapport mélancolique et mémoriel où les documents semblent parfois flotter, hors-sol. Elles s’accompagnent d’un questionnement quant à la place du discours littéraire dans ces jeux mouvants de pouvoir et de savoir qui fondent l’archive comme telle.

2.3. Publication littéraire et an-archivage

27Chez ces trois auteurs, en effet, le geste mémoriel, caractéristique d’un usage mélancolique de l’archive, qui consiste à élever un monument littéraire aux disparus, semble supplanté par un autre geste : celui de publication. Philippe Vasset insiste dans sa postface sur le fait que des extraits des cahiers de Boullan et d’Adèle Chevalier « sont publiés ici pour la première fois [42] » ; Alessandro Mercuri présente son livre comme un « Wikileaks poétique » et publie en annexe la liste des missions d’Alvin par ordre antéchronologique [43] ; Philippe Artières, enfin, publie non seulement des lettres de Paul Gény et de membres de sa famille, des extraits de son journal de guerre, d’une conversation avec un prêtre, des lettres de famille demandant d’autoriser la sortie d’un parent et conservées dans les archives de la Fondation du Bon Sauveur à Picauville, des extraits du dossier psychiatrique de Bambino Marchi, des lettres de sa main, mais aussi la plus grande partie d’un cahier manuscrit censément retrouvé dans son dossier, cahier illustré d’images découpées, de photographies et de cartes postales, relatant des faits souvent violents, apparemment sans lien entre eux, et que le texte présente en version retranscrite et traduite, en reproduisant, affirme le narrateur, le montage original [44].

28Ce geste de publication, au sens où il s’agit de « rendre public » certains documents, ou du moins de les destiner à un autre public que celui auquel ils étaient jusque-là accessibles, paraît central pour comprendre l’enjeu de ces écritures des archives. Le discours littéraire s’adresse à un lecteur différent de celui qui consulte les fonds d’archives, qu’ils soient matériels ou en ligne, différent aussi de celui qui irait à la rencontre de tels documents publiés dans l’ouvrage d’un historien. Publier le document en contexte littéraire revient à le faire sortir des archives, à l’extraire du fonds qui détermine ses conditions de consultation et qui programme ou oriente les usages qui peuvent en être faits. Ce geste de publication ou de republication, central dans les pratiques poétiques documentaires depuis les années 1960 [45], serait en quelque sorte un geste inverse à celui de l’archivage : un « an-archivage » qui cherche à contourner ou à détourner non seulement le « pouvoir de l’archive », mais sa manière d’orienter la lecture et l’interprétation des documents.

29C’est chez Philippe Artières que ce souci se manifeste avec le plus de complexité. Car le geste de publication ne se cantonne pas chez lui à l’espace du livre : il déborde dans l’espace public, selon une logique qui rejoint son intérêt de chercheur pour les écrits de rue [46]. Artières raconte avoir ainsi arpenté les rues romaines avec un porte-voix, proférant des citations de Paul Gény, d’Aristote et de Thomas d’Aquin, et les avoir promenées sur son dos en jouant à l’homme-sandwich [47] ; il prétend également avoir fait des démarches pour l’édification d’une plaque de marbre à la mémoire de Paul Gény dans la rue où il a été assassiné, et déposé un dossier à son nom dans les archives de la Villa Médicis. Si son livre peut se lire de façon isolée, il semble plus intéressant de l’envisager dans le cadre d’un dispositif associant des textes (Vie et mort de Paul Gény, mais aussi Reconstitution, Jeux d’histoire, ou un texte lu sur France Culture dans l’émission d’Emmanuel Laurentin), et des actions ou des performances, plus ou moins fictives, dont certaines n’ont pas uniquement une vocation artistique, mais aussi testimoniale (le dépôt d’archives) ou mémorielle (la performance, l’apposition de la plaque). Dans ce dispositif littéraire à géométrie variable, l’écriture se donne, sur le modèle de l’art contextuel [48], comme une intervention dans l’espace public et social. L’auteur y endosse tour à tour les casquettes de l’écrivain, de l’historien, du pensionnaire agité, du pilleur d’archives familiales, de l’artiste travaillant au sein d’un collectif, de l’expérimentateur, de l’énonciateur d’une règle du jeu, de l’acteur-performeur, et il fait jouer entre eux différents usages de l’archive (documentaire, mémoriel, testimonial) de façon qu’aucun ne domine jamais tout à fait.

30Mais l’ambiguïté de sa démarche tient aussi à sa dimension explicitement et implicitement subversive. Explicitement, dans la mesure où Artières « joue l’histoire » et choisit de déjouer l’autorité historienne, sans cacher ni le plaisir pris à son déguisement, ni une conception du métier d’historien radicalement différente de la quête de vérité et de transparence revendiquée par un Jablonka. Des archives familiales aux archives publiques, l’écrivain intègre en effet à son récit une réflexion sur sa pratique de chercheur un peu « voleur », un peu « profanateur », un peu « truand [49] ». Il ne cache pas les stratagèmes utilisés pour son enquête, qui font peser le soupçon sur les faits rapportés et les documents présentés [50]. Mais ce qu’il n’explicite pas, c’est qu’il triche aussi avec le pacte de référentialité. Alors que rien dans le discours écrit d’Artières ni dans le livre ne l’affirme, le cahier de Bambino serait une pure fabrication de sa part, tandis qu’aucune plaque de marbre n’aurait jamais été posée dans la rue romaine où Paul Gény a été assassiné [51]. Le choix de publier son enquête en tant qu’œuvre littéraire, et non comme le résultat d’une recherche d’historien, qui plus est dans une collection portant le nom « Fiction et Cie », rend possible le fait de s’écarter de la vérité factuelle au nom d’une liberté de l’écrivain à déformer les faits. Mais cette transgression peut aussi poser problème, dans la mesure où c’est d’abord comme historien qu’Artières se présente de façon récurrente dans son texte, et qu’il sollicite l’accès aux documents d’archives.

31Ces ambiguïtés ne sont pas à penser dans des termes moraux, ni, à mon sens, dans des termes purement esthétiques : ils obligent à s’interroger sur le régime particulièrement trouble de rapport à la vérité qui les rend possibles. Comment un discours peut-il à la fois sérieusement proposer un pacte référentiel et revendiquer une liberté de transgression de ce pacte ? Et en quoi le fait que son auteur soit d’abord connu et présenté comme historien complique-t-il ici la donne ? Dans le discours historien, et cela se comprend, le risque du relativisme, voire du négationnisme est souvent pointé quand les écrivains prennent des libertés avec certains événements passés. Mais il se pourrait aussi qu’il y ait, du moins chez certains artistes, une ambition heuristique dans cette démarche, qui consisterait à exhiber le processus de construction des discours factuels, et à rendre volontairement problématique la catégorie de vérité historique. Cela oblige à distinguer entre « vérité » et « fait » : nier les faits n’est pas la même chose que réviser la vérité, ou même que jouer avec elle. Car une vérité est toujours déjà prise dans un discours, et elle s’administre par des procédures – procédures qui nous semblent parfois aller de soi, mais que la littérature, comme l’épistémologie, interrogent en les dénaturalisant.

32Ces pratiques des écrivains consistant à faire délirer l’archive, à la détourner des usages programmés, si elles peuvent sembler éloignées du travail que mènent les scientifiques, et notamment les historiens, participent ainsi d’une réflexion que les uns et les autres ont en partage. Ces œuvres disent que le problème posé par l’archive n’est pas celui de la subjectivité de l’enquêteur, mais de ces représentations plus ou moins figées qui s’interposent nécessairement entre un document et celui qui l’observe, et qui informent le regard sur lui. Les méthodes et les protocoles scientifiques sont un moyen de tenir ces représentations à distance. Mais on peut choisir, à l’inverse, de les exhiber, d’en jouer sans en être dupes. C’est ce que proposent certains écrivains, qui manipulent et font jouer un imaginaire mélancolique de l’archive, le nuancent et le complexifient. Car, et c’est en cela qu’ils sont précieux, ils se prêtent à cette déconstruction avec chacun une pointe d’humour, déjouant ainsi l’opposition massive qui aurait tendance à séparer trop catégoriquement des discours consensuels d’un côté, autour d’un régime fondé sur l’émotion ou la commémoration, de l’autre des discours « dissensuels », polémiques et critiques. Ils invitent à penser que la littérature peut avoir sa place dans la fabrique des savoirs et dans une réflexion épistémique et épistémologique, en tant qu’elle interroge, à sa manière, les méthodes de production des discours de savoir, qu’elle les déplace, qu’elle les dénaturalise. Que fait celui qui écrit en écrivant ? en quoi sa position influe-t-elle sur ce qu’il dit ? à qui s’adresse-t-il et dans quel but ? que tait-il et pourquoi ? Ces questions que se posent les chercheurs sont aussi des questions d’écrivains. Et c’est par leur manière autre de les poser qu’ils nous apprennent, aussi, à penser autrement nos pratiques disciplinaires.

33Le second point sur lequel il semble nécessaire d’insister pour conclure, c’est que ce que certains théoriciens ont pu penser comme un « retour du réel » en arts, un « tournant documentaire », ou un « besoin de réel », se manifeste avec insistance dans un contexte où la notion de vérité semble fragilisée, à la fois par les discours politiques et médiatiques, par la téléréalité et la publicité, mais aussi par toute une tradition théorique et philosophique, qui emprunte aux réflexions de Jean Baudrillard sur le simulacre et au Linguistic turn théorisé par Richard Rorty. C’est dans un tel contexte, où les discours habituellement investis en vérité, comme ceux du journalisme, de la science, de la politique, se voient frappés de soupçon, que les arts peuvent tenter de prendre en charge des questions d’ordre philosophique (qu’est-ce que le réel ? qu’est-ce que le vrai ?), mais peut-être aussi, et sans doute davantage, des questions d’ordre épistémologique et épistémique, qui concernent la manière dont la vérité, qu’elle soit médiatique, politique, ou scientifique, se fabrique et s’administre. Une partie au moins de la littérature contemporaine, et notamment des littératures dites « factuelles », pratique ainsi une épistémologie sauvage, et l’expression de « tournant documentaire » est un des noms possibles de ce phénomène de décloisonnement des discours, qui accompagne en les approfondissant les questionnements sur les limites entre le vrai et son, ou ses contraires.