Un jeu de société des anciens Wards : l’énigme étymologique
1Si la littérature classique des Wards nous a laissé un certain nombre de références à des jeux de société, ceux-ci s’apparentent généralement à ce que nous nommerions des jeux d’adresse (« jeu de la tour ») ou des jeux de stratégie (« jeu des deux royaumes », « jeu du chemin »). Or il semble qu’il ait existé aussi des jeux plus spécifiquement littéraires, appréciés dans les cénacles restreints des poètes ou des savants, mais peut-être aussi dans les cours royales et les assemblées où se croisaient toutes sortes de gens diversement lettrés. On sait ainsi que l’improvisation poétique était pratiquée dans d’assez nombreuses circonstances.
2Au moins l’un de ces jeux littéraires auxquels s’adonnaient en société une partie des anciens Wards n’a certainement aucun équivalent dans notre propre culture. Il s’agit d’une distraction, généralement proposée au cours d’un banquet ou d’une réunion de buveurs, qui consistait à rechercher l’étymologie (wanran, en wardwesân) d’un mot posant précisément une difficulté de cet ordre. Bien entendu, dès le XIIe siècle (approximativement le Ier siècle du calendrier ward), les philosophes se sont lancés dans une enquête de plus en plus systématique sur l’étymologie de leur propre langue : mais leur démarche était sérieuse, tandis que dans les pratiques que j’évoque ici l’intention est manifestement ludique et peut parfois donner lieu à des hypothèses comiques.
3Les références les plus étendues à cette sorte de divertissement se trouvent sans conteste dans les romans du genre « tavernesque », qui apparaît au début du XVIe siècle et dont le fondateur est Magôn, un auteur actif à la cour d’Aên. Si ces références sont d’époque déjà tardive, il est probable que la pratique ait existé plus tôt. Dans les récits qui relatent de tels jeux littéraires, le déroulement d’une « partie » suit invariablement les mêmes règles : l’un des convives soumet à l’assemblée une question étymologique et chacun se met, tour à tour, à proposer la réponse qu’il aura improvisée ou qu’il aura cru connaître. À chaque solution proposée, le joueur suivant est libre de faire ses commentaires, et souvent d’apporter une critique qui rendra plus plausible sa propre suggestion. Du point de vue de l’étymologie « réelle », il est remarquable que les mots ainsi mis en jeu soient toujours de véritables énigmes, c’est-à-dire des vocables dont les philosophes de l’école de Saphagabal (considérés durant des siècles comme l’autorité dans cette science) n’ont pas explicitement traité ou dont ils n’ont pas donné une explication unanimement admise.
4On pourra nommer « énigme étymologique » un tel divertissement, même s’il ne s’agit pas exactement d’une énigme au sens où la solution n’en existe pas forcément de manière préalable ni de manière absolue. En wardwesân, il ne semble pas que cette pratique ait eu de nom particulier. Pour autant, un récit anonyme du XVIIe siècle, La Taverne de Zem, se réfère bien à ce genre de conversation comme à un keph, c’est-à-dire un « jeu », un « amusement », un « plaisir ». Dans un autre récit attribué à Magôn, L’Histoire du lac rouge, il est question de « retrouver une étymologie perdue » (ba wanran wandan). Dans tous les cas, l’énigme étymologique fait figure de véritable topos du genre tavernesque, au même titre que les autres caractéristiques de cette famille de récits (assemblée de buveurs de vin ; parodie de textes ou de formules antiques ; improvisation poétique, etc.).
5Voici à présent un fragment inédit dans lequel apparaît, peut-être pour la première fois, le motif de cet ancien jeu d’esprit ward. Le fragment provient d’un récit intitulé Les Buveurs de vin dans la ville de Yê (Kheremaen kaned shamad ab Yē), qui date du début du XVIe siècle. Son auteur est Magôn, le créateur du genre tavernesque. L’histoire rassemble, le temps d’une veillée, plusieurs personnages qui appartiennent aux classes dominantes de la société warde : Wena, un homme de la noblesse d’améthyste ; Kethare, qui appartient à la classe cléricale ; Athazôn, un scribe et poète ; Arzalan, le peintre de la reine ; Kawe, la fille d’un riche marchand d’Aên ; et enfin le narrateur, un jeune voyageur de passage dans la ville de Yê.
6Après avoir raconté diverses anecdotes, et tout en buvant évidemment du vin, ces convives se mettent à réfléchir au terme qui désigne la boisson qu’ils consomment.
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I. Yamward aw zaman ār mazma bar anzama ār mazma tha wanran agad. Jathar nazama ār mazma twa nantama twaga kha aratha gār. Agaward aw yazanmazan tham. Namward aw gadan awar. Ranma nād gama ba gadan wandan.
[Kawe dit :] « Vous avez tous raconté des anecdotes à propos du vin, mais il serait utile aussi de connaître l’origine du mot “vin”. Avant toute conversation sur le vin, c’est, me semble-t-il, la question la plus importante. » Les autres furent tout à fait d’accord avec elle. Nous avions eu tort de négliger ce point. Et nous devions sur-le-champ réparer cette négligence.
II. Jān Kawe aw altazane Arzalan. Yamed aw nagen benwa athar nemward. Ya wega maratha atwan ? Antwa Arzalan zawan. Nād waphar zarawant ab amadan nazma zanān jar garama zawa ab bawanbaran. Ar mazma aw wanran ar maza. Arkama ār mazma ab want ak arnawama maza. Twa gadama aw want ak anzama bād gada. Twa bakhma aw want ak arma marad bakh. Kanzama marzām.
Alors Kawe s’adressa à Arzalan : « Par le nombre des années, tu es notre devancier. Veux-tu bien parler le premier ? » Et Arzalan répondit : « Je regrette de ne rien pouvoir vous dire de très amusant, puisque la réponse à cette question est d’une évidence enfantine. Le mot “vin” (mazma) a pour étymologie “bonheur” (maza). On voit bien que le vin est une chose qui engendre le bonheur. De même, la plante tinctoriale (gadama) est la chose nécessaire à la teinture (gada). De même, les malheurs (bakhma) sont les choses qui arrivent au malheureux (bakh). Je n’ai rien de plus à ajouter. »
III. Em werta ab Wena aw zan marzāmen gār. Yā Arzalan ewema meth yamak alzen wer ab aweth. Nād mara emkhan be maza wanran aw erma bawan ewe twama perathera ak kalbama ar berenta. Nād aga twa aw erma khēn nathawar. Yabar ab arwant aw arnawan ar maza emxēr na wan awant aw zantagara mared mazma ak azhad ar menenta awa ar menem awa ar marwa ek agawant. Ware aw parathan mazma bād maza ? Ye meram ab megeraen ba namnēs wesān waza aw nathawar wawed. Ranma wanran kem mazma zethan ak natha aw arnawan. Twa berama twa natha aw aēnwesān nād meda.Shama arzawan ab medma ak aw nera be natha ernewa ak wanded wemna aw zamagh nād mazma. Aeza aga abmewaen wēr Wena aweth gār nethabanem jatwa be maza wanran aw pentaen perathera.
Mais le seigneur Wena avait certes bien des choses à ajouter. « Ô Arzalan, on peut objecter deux arguments à ton opinion. D’une part, même si le rapport étymologique avec “bonheur” est une croyance très répandue, ce n’en est pas moins une erreur que les savants ont réfutée1. D’autre part, c’est là une croyance d’ivrogne. Quantité de choses engendrent le bonheur et mériteraient donc d’être appelées d’un tel nom bien plus que le vin : les dieux, le ciel bleu, la compagnie de ses amis, et ainsi de suite. En quoi le vin est-il indispensable au bonheur ? Les oiseaux qui nous ont transmis la langue2 n’étaient certainement pas des ivrognes. Il faudrait plutôt trouver une étymologie qui se rapporte au vin en tant qu’il engendre l’ivresse. Comme nous le savons bien, l’ivresse se dit meda dans le wardwesân qu’on parle à Aên3. Il existait à coup sûr un vieux mot medma, qui signifiait “celui qui engendre l’ivresse”, et qu’avec le temps on a fini par prononcer mazma. » Les autres convives applaudirent à l’opinion de Wena et jugèrent qu’il était erroné de chercher dans le mot « bonheur » l’origine du mot « vin ».
IV. Jān zonza Athazōn. Yawad dōr zaphama nād woda. Worama athak barbazan wabōr nam ō zorka alkanda. Norwān zonga ār mazma tha parawon khōn ar zamarzanta ak gara zanōn nanta ō athamon. Jora ab mazma ō mara na Mazrā zarn anthōn gathar jatwa paraoth jora ab nathama marōn agawant. Azhad mabar ak bantaoth ō nam wanran ab aga. Kanōn zarna mazma ō wan agōn mazna jatwa za ō noran morga ak barawaoth ō maznōr sawōn maznan. Zonza gār Atwashōn ja obazand ab m ō ramor agōn n. Twa sathamaoth ār mazma ō atwar azōn mazna. Athazōn tha kazagh ō mornan warph ab nothaba awa dōra arkōn nam naphā. Kanōn zanora ō mōn tham awa.
Athazôn dit alors : « Ô homme estimable, tu as parlé en véritable lettré. Il est probable que ton opinion soit juste ; néanmoins, il y a une réserve que je voudrais ajouter. Tout à l’heure tu as dit que le vin avait été inventé par les gens du pays de Zamarzan, qui se trouve vers le sud. Le nom du vin doit avoir son origine dans la langue de Mazrâ4, et non dans celle d’Aên : selon ton raisonnement, on devrait donc appeler le vin nathama 5. Voilà pourquoi je suppose qu’il y a une autre étymologie. Dans notre langue classique6, le mot “vin” (mazma) ressemble à celui de “danse” (mazna)et il devait désigner la liqueur que buvaient les danseurs avant de danser. Comme l’a dit Atwashôn7, la consonne m est très semblable à la consonne n. On peut donc considérer le mot mazma comme une jeune pousse qui a germé à partir d’une graine8 de mazna. » Le discours d’Athazôn reçut l’applaudissement de tout le groupe, et surtout de la dame assise à côté de moi. Et justement ce fut à son tour de parler.
V. Twa tham aw zanan. Agad nantama ār mazma tha mara na Mazrā zarna math gathar tha. Bar abnazma ba athawan bant. Awa nam aw zangan barazan ār wanran. Ya mara ya azhad want ak nam aw nazar azad arza ab barwa. Twa zanma twa mazma aw wanran maz zama. Ak wartwa aw mabar mazma tha gamar ba zama arnawan. Twa garama athar nam agad. Khan wana kharaman awa nam aw zama markan ab arwant ak nam na mant wamba. Azhad anaphan ak nam aw zama barwa tha zant ār wanran awabar na awa gām abnazma ja zanān.
Elle dit donc : « Je crois également que le mot “vin” est d’abord apparu dans la langue de Mazrâ, et non dans celle de notre cité. Cependant je ne puis vous présenter aucune hypothèse personnelle. Je vous avoue que j’ignore tout de l’étymologie. Mais voici du moins un propos que je tiens d’un vieux prêtre. À ce qu’il disait, le mot “vin (mazma) viendrait de la phrase “il donne de la mémoire” (maz zama) 9. Son explication s’appuie sur le fait que la vigueur du vin stimule les souvenirs. Cela me semble évident à moi aussi. Lorsque je bois du vin, je me rappelle beaucoup choses que je pensais avoir oubliées. Je viens d’en faire l’expérience, puisque je me suis souvenue des paroles de ce prêtre alors que, ce matin, j’aurais été incapable de vous les dire. »
VI. Aeza warz ab mewaen ba Kethare zāmen nethabanem. Anke aw mane ewe nam. Antwa satharan. Yā warb amēn aena zāmen kha beran ek mebawan yamnēs nazaran. Waga maratha alkath nēs anthe awen wanza gawaranem. Aga ab dana aw nezera pe Saphagabal karna ak mena akhēr wanazh yatharan ak wena the athawan zāmen zanaran. Twa zanma ab zēs wan ab mazma aw wardwesān waw ambe arzawesān ab aghārenta tha. Wan ab mazma zamnēs aw nera mazma agad. Agad wenerama awath ak mazma aw merwan aza ak aw wan aenen ar aghārenta agad. Twa mazma na aghārenta wesān aw nera be aza want. Garama azeth aw wanran ben ab zawab. Azhad arwant ak gardama ab Saphagabal tha. Methed atharpantan aeza nem nethabanem. An werta ab Wena twa arwanan. Ja wanran ab mazma aw wesān aenen Aēn wawed twa akhma athar kentar ak aenen Mazrā aw wesān waw agad. Na reatha zanan aw mane ēd ab Kawe.
Tous les convives applaudirent aux propos de Kethare. Cependant vint mon tour de parler. Je dis d’une voix hésitante : « Ô vénérables gens, j’ai écouté vos paroles pleines de savoir et d’habileté. Je vous prie d’être indulgents avec moi si, sans chercher à être insolent, je vous fais part d’un désaccord. Au cours de mon voyage, j’ai rencontré un sage de Saphagabal qui défendait une tout autre opinion, que je veux vous rapporter sans rien y ajouter du mien. Selon cet homme, le mot mazma (“vin”) n’est pas du wardwesân mais provient de l’ancienne langue des Aghâriens10, où il signifie la même chose que pour nous. Comme me l’a appris ce sage, le fait est que le vin est fabriqué à partir du raisin (aza), dont le nom vient aussi de leur langue. Les Aghâriens nommaient donc le vin “la chose du raisin”. Le mot “vigne” (azeth) est bien entendu de la même famille. Voilà ce que m’a enseigné l’homme de Saphagabal11. » Contre toute attente, ils m’applaudirent. Et le seigneur Wena prit la parole : « Que l’origine du mot “vin” ne se trouve pas dans le wardwesân d’Aên, peu importe, du moment qu’elle n’est pas non plus dans le wardwesân de Mazrâ12 ! » Pour finir, ce fut au tour de dame Kawe de parler.
VII. Agōn oxa ō woana nam. Agad ōd orma ār mazma tha wanran kanōn ar maba wabōr alkazaoth maratha ār zamōn ab mabanta. Azhad arwant ak zonza mōn altōn nam amazhor ak kanworaoth azōn Wastagora akhawon. Zanaoth ō zanōn wan ab zamza ak ō jora want ab borwa. Azōn ak wan orazaoth ō wan ab mazamza ak ō nora mathan zōn ak borwa ak akhawon ō want karawon ab mazma. Yana arzamōn twa ab wan dawanazōn ak ō twornan wan ab mazma. Twa zonta dōra jatwa namōn ō mana altōn tham nothaba amōn agad.
« Je me range à l’avis de ce jeune homme. Je crois moi aussi que le mot “vin” est d’origine étrangère, tandis que vous autres, si vous me permettez cette remarque, êtes défavorables aux étrangers. Voici ce que m’a dit un jour un armateur qui faisait souvent du commerce avec la cité de Wastagora13. Ces gens ont dans leur langue un mot zamza, qui désigne une sorte d’outre. De ce terme dérive mazamza, qui s’applique au contenu de ces outres et qui très souvent consiste en ce bien précieux qu’est le vin. Nous leur avons jadis emprunté ce mot, que nous avons ensuite changé en mazma. » Ainsi parla cette dame, et nous nous fîmes unanimement un devoir de l’applaudir aussi.

