Colloques en ligne

Laetitia Gonon

Dissimulation de l’indice textuel. Les « traducteurs-faussaires » des premiers récits policiers anglophones (1888-1897)

Hiding the textual clue. The “counterfeiters-translators” of the first English-written detective stories (1888-1897)

1Le roman policier qui naît dans la seconde moitié du XIXe siècle1 est profondément ancré dans le développement contemporain de l’enquête judiciaire, et de ce que Carlo Ginzburg a appelé le paradigme indiciaire (Ginzburg, 2001 et 2015). Ce dernier s’épanouira réellement dans les aventures de Sherlock Holmes. Le détective privé d’Arthur Conan Doyle commence sa carrière en 1887, dans Une étude en rouge (A Study in Scarlet), et connaît ensuite le succès que l’on sait. Ainsi, lorsqu’il veut travailler sur un arbre d’évolution du genre policier, le critique Franco Moretti choisit en particulier l’indice comme distinction formelle entre Holmes et ses concurrents, et essaie de montrer que c’est en partie son usage des indices qui assure le succès de ses histoires. Il commente ainsi :

dès le premier embranchement en bas de l’arbre (présence ou absence d’indices), deux choses apparaissent très clairement : le fait « formel » qu’un certain nombre des rivaux de Doyle (à gauche) n’aient pas utilisé d’indices et le fait « historique » que ces rivaux soient aujourd’hui tombés dans l’oubli (Moretti, 2008, p. 1042).

2Mais qu’en est-il de ces indices holmésiens dans leur première version française ? Les indices y sont-ils aussi présents, aussi marqués, aussi visibles ou même lisibles ? Les premières traductions des récits policiers anglophones paraissent d’abord dans les feuilletons des journaux ou les colonnes des revues littéraires : il en va des écrits de Conan Doyle comme de ceux de ses prédécesseurs, par exemple Le Mystère d’un Hansom Cab (The Mystery of a Hansom Cab) du britannique Fergus Hume, qui, ayant vécu quelques années en Australie, y situe l’intrigue de son roman. Publié d’abord en 1886, il est traduit par Léon Bochet dans le feuilleton du quotidien parisien Le Matin de novembre 1888 à février 1889. Léon Bochet traduit aussi volontiers des romans policiers de l’américaine Anna Katharine Green, par exemple Les Deux Cousines (The Leavenworth Case, 1878), paru dans le feuilleton du Journal des Débats de février à avril 1894. Cependant, deux obstacles pourraient s’opposer à des traductions efficaces – en ce qu’elles seraient fidèles au genre policier en train de se cristalliser – de ces premières enquêtes anglophones. Le premier, c’est la méconnaissance qu’ont encore les lecteurs et les acteurs de l’édition des codes du genre policier : Franco Moretti donne l’exemple de A Race with the Sun (L. T. Meade and Clifford Halifax, 1897) où « un indice révèle au héros que les somnifères se trouvent dans la troisième tasse de café, mais au moment où on lui offre la troisième tasse… il la boit ! » (2008, p. 106). Si le traducteur n’a pas conscience de ce qu’est un indice, il y a peu de chance qu’il parvienne à bien en rendre compte. Le second obstacle à cette traduction idéale du récit policier dans les années 1880-1890, ce sont les conditions matérielles elles-mêmes de traduction et d’impression dans des journaux souvent peu soucieux de la qualité du texte produit, tant qu’il est produit et rentre – moyennant coupures, retouches et réagencement – dans les colonnes qui lui sont consacrées3.

3On peut ainsi se demander quel genre de texte policier découvrirent les lecteurs du français de ces vingt dernières années du XIXe siècle : leur perception de l’indice était-elle la même que celle des lecteurs de l’anglais ? Quel récit policier leur est réellement donné à lire ? Je vais m’appuyer pour ce travail sur trois nouvelles policières écrites en anglais et surtout sur leur toute première traduction en français, dans des journaux ou périodiques4 : X Y ZA Detective Story (New-York, Putnam, 1883), d’Anna Katharine Green, traduite dans La Justice en mai 18885 ; The Adventure of the Speckled Band, d’Arthur Conan Doyle, parue initialement dans The Strand Magazine en février 1892 et traduite en français dans L’Hebdomadaire illustré en 18976 ; et enfin, du même auteur, The Adventure of Silver Blaze, parue également dans le Strand de décembre 1892, et traduite dans le périodique La Patrie Suisse en 18947.

4Ces deux nouvelles mettant en scène Sherlock Holmes ont aussi été traduites, un peu plus tard, par Jeanne de Polignac, comtesse d’Oilliamson, qui adopte parfois le pseudonyme de Jane Chalençon, de F. O. ou P. O. C’est sous le nom de Comtesse de *** qu’elle traduit Silver Blaze pour la Revue hebdomadaire le 1er octobre 1895. Elle traduit aussi La Bande mouchetée dans le feuilleton du Français, un quotidien parisien, du 12 au 18 août 19028. J’ai pu consulter ces versions pour contraster les traductions précédemment citées : les textes proposés par Polignac sont très respectueux de la lettre et de l’esprit de ceux de Conan Doyle9.

5J’aimerais partir de ces premières traductions, par Marie Darcey, Émile Champagne, et un anonyme dans la Patrie Suisse, que je prendrai comme observatoires pour l’étude du genre policier indiciel alors en train de se constituer. Le périodique est le premier support de parution massif du récit policier – pour Sherlock Holmes dans The Strand magazine, un mensuel illustré ; les traductions en français que je vais évoquer sont aussi parues sur ce support. Plus largement, le journal a été l’un des promoteurs de la culture de l’enquête au XIXe siècle (Kalifa, 2010)10. Cependant, le mode de publication périodique est peu respectueux de l’intégrité textuelle de ses feuilletons. Or le genre du roman policier nécessite une traduction sinon littérale du moins fidèle et attentive à la lettre : si bien que le texte originel peut être modifié à la fois par les impératifs de la parution périodique aussi bien que la pratique elle-même de la traduction, qui à l’époque se rapproche souvent davantage de l’adaptation (Chevrel, D’Hulst et Lombez, 2012) – dans une tradition déjà longtemps éprouvée depuis les « belles infidèles ». En somme, les traductions en français du récit policier anglophone permettent de populariser ce genre, mais elles en viennent aussi, paradoxalement, à dissimuler involontairement ce qui fait sa spécificité : l’indice et son interprétation par le lecteur ; elles introduisent le genre sans vraiment le comprendre. C’est pourquoi Daniel Compère, parlant des traductions de Poe qui précèdent celles de Baudelaire, parle d’intraduction (2000), terme qui convient bien aussi pour les trois textes sur lesquels je vais m’appuyer.

De l’importance du mot comme indice

L’indice textuel

6Le groupe nominal « indice textuel » recouvre deux réalités distinctes. L’indice textuel est d’abord, à l’intérieur du récit, un fragment de texte, plus largement de discours, écrit ou oral, entendu ou lu par un témoin ou par l’enquêteur, ou qui lui est rapporté11 : une lettre, quelques mots pris à la volée, un billet, une annonce, une conversation… Ainsi dans la traduction de Silver Blaze :

– […] Que renferment ces papiers ?

– […] Il y a aussi une facture de modiste, de trente-sept livres sept shillings […].

– Mme Derbyshire me paraît un peu dépensière, dit Holmes en regardant le total. Vingt-deux guinées me paraissent une belle somme pour un seul costume12 (Le Cheval de course, La Patrie Suisse, 13 juin 1894).

7C’est au milieu de « quelques papiers » que Holmes signale la facture de modiste : le commentaire du détective marque qu’il s’agit d’un indice, puisqu’il est l’objet d’une sélection, d’une singularisation au milieu du pluriel (de l’hyperonyme papiers à l’hyponyme facture, par ailleurs déterminé par un complément)13.

8Le discours oral, souvent relayé par un témoin, peut aussi devenir un indice de l’enquête. Il s’agit souvent de discours direct : les mots doivent être exactement rapportés, parce que la déduction ne peut se fonder que sur l’exactitude (la fidélité aux paroles rapportées dans le récit supposerait de même la fidélité de la traduction). Ainsi, dans The Adventure of the Speckled Band, Helen, la cliente de Holmes, raconte comment sa sœur Julia a réussi à prononcer, avant de mourir, quelques mots rapportés au discours direct, enchâssé dans celui qu’Helen tient au détective : « À la fin, elle se souleva et, d’une voix effrayante, elle s’écria : “Hélène ! Hélène ! c’est le ruban, le ruban !” » (Le Ruban de couleur, L’Hebdomadaire illustré, 24 juin 1897). On le sait, ce « ruban » qu’a vu Julia, qui n’a pu l’identifier que par sa forme, est l’assassin, un serpent venimeux (une vipère des marais), guidé par le cruel beau-père des deux sœurs.

9Mais ce qu’on peut entendre aussi par indice textuel c’est que, la fiction littéraire policière à énigme prenant place dans le langage, tout mot qu’on y trouve est potentiellement un indice. Carlo Ginzburg, expliquant la méthode du spécialiste d’art Morelli, parle de la façon dont il analyse des « signes picturaux » (2001, p. 232). En changeant de médium artistique, je m’intéresse pour ma part aux signes linguistiques qui constituent des indices14 : car en littérature policière, « si vous cherchez les indices, chaque phrase devient “signifiante”, chaque personnage “intéressant” ; les descriptions perdent leur inertie ; tous les mots deviennent plus incisifs, plus inquiétants15 ».

10Or, si l’on veut que le lecteur puisse procéder à des déductions à partir des indices, il faut que le texte ménage pour cela une vraie cohésion textuelle16. Or les traductions des années 1880-1890 mettent volontiers à mal la cohésion, en particulier du système anaphorique, et partant la cohérence du texte : je vais l’illustrer avec un exemple pris à la nouvelle X Y Z.

Fausser les mots : un exemple autour de l’anglais counterfeit

11Dans cette histoire de 1883, le narrateur, qui est un policier, est lancé dans l’incipit sur la piste de faux-monnayeurs :

For some time the penetration of certain Washington officials had been baffled by the clever devices of a gang of counterfeiters who had inundated the western portion of Massachusetts with spurious Treasury notes.

Depuis quelque temps, d’adroits faussaires répandaient dans la partie Sud du Massachusetts une quantité considérable de billets de banque contrefaits. Toute la police de Washington était sur pied17 (La Justice, 16 mai 1888).

12Le mot counterfeit joue un grand rôle dans cette nouvelle : il apparaît dans le début du texte américain, comme on le voit ici avec le dérivé counterfeiters. Darcey, elle, traduit d’adroits faussaires, mais introduit une traduction transparente avec l’adjectif contrefaits.

13Le narrateur policier est ensuite envoyé dans un bureau de poste par où passent des lettres suspectes, adressées aux simples initiales X. Y. Z. Il s’y fait décrire l’homme qui récupère ces lettres. Mais ce faisant arrive un tout autre jeune homme, qui demande lui aussi une lettre adressée à X. Y. Z – quand on les lui donne toutes (il est étonné qu’il y en ait tant), il n’en garde qu’une seule, qu’il lit puis qui tombe de sa poche. Le narrateur récupère le billet : on donne au jeune homme un rendez-vous secret, pour le soir même, dans un parc, avec un masque et un mot de passe. La fin de ce message est : « The word, by which you will know your friends, is Counterfeit ». Dérouté par ce recoupement lexical, le policier décide de suivre le jeune homme, et se trouve mêlé à une histoire de famille à rebondissements, qui n’a absolument rien à voir avec les faux-monnayeurs initiaux. Mais c’est bien à cause de l’adresse X. Y. Z. sur la lettre et du mot de passe que le détective commence son enquête dans la famille Benson. Green joue en quelque sorte avec l’indice textuel, se plaisant à dérouter son policier et son lecteur : le mot counterfeit est d’ailleurs souvent utilisé comme autonyme18 dans la nouvelle, c’est-à-dire qu’il est cité comme mot, sur l’usage duquel le narrateur s’interroge. Le mot counterfeit joue de fait le rôle d’« interface narrative » (Vervel, 2023, p. 308) entre deux récits possibles, deux univers diégétiques (la traque des faux-monnayeurs – la trouble histoire de famille).

14Dans la traduction française, Marie Darcey traduit la fin du billet de la sorte : « Le mot, au moyen duquel vous reconnaîtrez vos amis, est Déguisé. » Or rien ne lie ce déguisé à l’incipit de la nouvelle : le mot de passe entre les deux histoires possibles n’existe plus, la motivation du policier à suivre le jeune homme disparaît pour moitié. Les usages autonymiques du mot sont surtout gommés dans la traduction française, et quand le mot de passe est utilisé, c’est la traduction déguisée qui revient. Or dans l’explicit, Green réutilise le mot de passe entre les deux récits, puisque la toute dernière phrase-paragraphe est : « The counterfeiters were discovered and taken, but not by me » – la négation finale attestant de ce que le récit promis n’a pas eu lieu. Darcey, elle, traduit : « Les contrefacteurs de billets de banque furent découverts et arrêtés quelques semaines plus tard par l’habileté de l’un de mes collègues ». Le nom contrefacteurs renvoie de fait à l’adjectif contrefaits de l’incipit (Green elle utilise dans les deux cas le nom, counterfeiters), et il y reste bien l’effet d’écho (certes moins visible du fait du changement de catégorie grammaticale) entre les deux seuils du récit. En revanche, aucun lien n’est tissé par ailleurs entre ces seuils et le mystère familial des Benson : la motivation narrative est minimisée, et la complexité de la nouvelle s’en ressent. C’est en cela que je parle de traducteurs-faussaires : en traduisant, Darcey falsifie le récit indiciel original.

15Certes, dans cette nouvelle de Green, le paradigme indiciaire ne se déploie pas encore comme on le trouvera chez Conan Doyle : mais l’autrice joue en quelque sorte à démanteler ce que serait un système indiciel balbutiant, en provoquant des coïncidences troublantes. Et les premiers indices que suit le détective, ce sont bien des mots (de passe), voire de simples lettres (les mystérieuses X Y Z, jamais élucidées puisque le détective a finalement résolu une autre énigme).

Préserver l’indice : la reprise anaphorique

16Ce que dit Moretti de certains auteurs de récits policiers contemporains de Conan Doyle peut donc tout à fait s’appliquer à ces traducteurs faussaires : « ces écrivains avaient découvert que les indices étaient populaires […] – mais sans avoir vraiment compris comment ils marchaient, si bien qu’ils ne les utilisaient pas très bien » (2008, p. 106.). De même les premiers traducteurs des aventures de Sherlock Holmes n’avaient pas bien compris le fonctionnement du récit policier à indices, et par conséquent ils tendent à mal traduire ces derniers. En pareil cas, que peut signifier « mal traduire » ? Pour qu’un indice textuel puisse être utilisable par le lecteur, il faut qu’il puisse être suivi au fil de la lecture, qu’on puisse l’identifier comme tel à différents moments du récit. On appelle reprise anaphorique un procédé de cohésion textuelle qui consiste à faire référence, par des mots proches ou différents, à un segment antérieur : on parlera par exemple d’anaphore pronominale quand le nom propre Sherlock Holmes sera repris par le pronom il.

17Les marqueurs de cohésion comme les anaphores lexicales sont des « facilitateurs de l’interprétation » (Jaubert, 2005, p. 11), et les anaphores nominales fidèles (les mêmes groupes nominaux sont réutilisés pour parler du même référent, seuls changent les déterminants) sont les plus visibles de ces marqueurs, parce qu’elles consistent en répétitions, et non en reformulations. Il n’est donc pas étonnant qu’on trouve, dans les deux nouvelles de Conan Doyle que j’étudie, un usage important de reprises anaphoriques nominales fidèles : le relevé et l’interprétation des indices sont d’autant plus clairs que ces anaphores jalonnent le texte. Par exemple dans The Adventure of Silver Blaze, lorsque Sherlock Holmes résume tous les faits connus de l’enquête sur la disparition du cheval de course et le meurtre de son entraîneur John Straker : « About a quarter of a mile from the stables, John Straker’s overcoat was flapping from a furze bush » (« À cinq cent mètres de l’écurie, on pouvait voir, accroché à une touffe d’ajoncs, le manteau de John Straker19 »). Ici c’est l’article indéfini qui est utilisé pour le buisson : a furze bush. Plusieurs pages plus loin, Holmes se rend sur les lieux du crime : « At the brink of it was the furze bush upon which the coat had been hung » (« Sur le bord, nous vîmes la touffe d’ajoncs à laquelle s’était accroché le manteau de l’entraîneur »). Les mêmes mots sont utilisés, furze bush, cette fois-ci avec l’article défini : la mémoire du lecteur le renvoie donc à la première mention de ce buisson d’ajoncs ou de bruyère, déjà associé au manteau. Jeanne de Polignac renforce encore la cohésion textuelle en reprenant le même verbe, accrocher, ce que n’avait pas fait Conan Doyle : le sur-marquage de la cohésion textuelle est, me semble-t-il, le signe de son excellente compréhension du système indiciel dans le récit policier. Dans la même nouvelle par exemple, on lit dans la version originale, juste avant la première mention du buisson de bruyère : « they perceived something which warned them that they were in the presence of a tragedy. » Or Polignac traduit ce something par un terme autrement plus précis et orienté : « ils aperçurent, au lieu du cheval qu’ils cherchaient, un indice qui leur fit pressentir un malheur ». Elle utilise un terme métapoétique du récit indiciel : c’est une manière de marquer l’indice qui va suivre, en l’occurrence le manteau de l’entraîneur flottant sur le furze bush, ce qui amplifie l’effet des anaphores fidèles doyliennes, évident procédé de cohésion de l’enquête textuelle. Mal traduire les indices, ce serait donc opacifier le récit avec des références anaphoriques infidèles : je vais en analyser quelques exemples.

Indices textuels escamotés par la rupture de la chaîne anaphorique fidèle

18Pour cette démonstration, je m’appuierai sur les deux nouvelles de Conan Doyle déjà présentées. On y verra en langue originale la systématicité de l’anaphore fidèle lorsqu’il s’agit de suivre le parcours narratif d’indices signifiants, et les références anaphoriques plus aléatoires dans les premières traductions en français.

Silver Blaze : la cravate, la modiste et le curry

19Dans cette nouvelle j’ai choisi de prélever trois éléments (d’autres encore fonctionnent de la même manière). Il y a d’abord l’indice de la cravate :

in his right hand he held a small knife, […] while in his left he grasped a red and black silk cravat, which was recognized by the maid as having been worn on the preceding evening by the stranger who had visited the stables.

on trouva dans sa main droite un petit canif, […] et dans son autre main crispée, il tenait un foulard de soie noire que la fille reconnut pour avoir appartenu à l’étranger de la veille (La Patrie suisse, 16 mai 1894).

20Le traducteur anonyme ne note qu’une des couleurs de l’anglais, et choisit – pourquoi pas – le substantif foulard pour traduire cravat. Plus loin, lorsqu’on retrouve l’étranger propriétaire de ladite cravate, on l’accuse du meurtre, et : « When confronted with the cravat he turned very pale, and was utterly unable to account for its presence in the hand of the murdered man ». Conan Doyle use du même nom, avec un article défini : l’anaphore est bien fidèle et la cohésion anaphorique permet la cohérence du récit. En revanche on lit dans La Patrie Suisse (16 mai 1894) : « Il est devenu très pâle à la vue de sa cravate, et il a été tout à fait incapable d’expliquer la trouvaille de cet objet dans les mains du cadavre ». Cravate et foulard sont relativement proches sémantiquement, mais cette anaphore infidèle obscurcit la cohérence indicielle originale. De plus, le déterminant possessif sa cravate lie l’indice au suspect, et pas à la scène de crime où cet indice est apparu pour la première fois – ce qui cognitivement est plus complexe à saisir pour le lecteur.

21Les anaphores infidèles culminent au sujet de la facture de modiste déjà évoquée plus haut. Voici sa première mention, avec l’article indéfini : « This other is a milliner’s account for thirty-seven pounds fifteen ». La Patrie Suisse traduit : « Il y a aussi une facture de modiste, de trente-sept livres sept shillings […] » (13 juin 1894). Plus loin, Holmes raconte comment il a résolu l’affaire : « I made a note of the milliner’s address ». Le même nom est repris avec l’article défini, ce qui n’est pas le cas dans La Patrie Suisse : « Je pris alors note de l’adresse du couturier » (25 juillet 1894). L’article défini est utilisé, ce qui signifie bien une anaphore nominale, mais le nom a changé. Enfin « When I returned to London I called upon the milliner, who at once recognized Straker » devient « À mon retour à Londres, je me rendis chez le fournisseur du costume » (25 juillet 1894). Pour trois mentions du ou de la modiste, la traduction française adopte trois noms différents ! – quand l’anglais, à dessein, use toujours du même. Il devient d’autant plus difficile de s’y retrouver pour le lecteur suisse que ces anaphores infidèles ne sont pas toutes imprimées dans la même livraison de la revue : la cohésion textuelle est sans cesse minée par cette lecture morcelée.

22Finissons avec l’exemple très emblématique du dîner empoisonné de poudre d’opium, servi le soir du crime au palefrenier de garde aux écuries. Ce plat a induit un profond sommeil, permettant le vol du cheval de course. Holmes, résumant les faits à Watson, dit : « the maid, Edith Baxter, carried down to the stables his supper, which consisted of a dish of curried mutton » (« la servante, Edith Baxter, sortit pour porter à Hunter son repas, qui consistait dans un plat de mouton au carry20 »). Ce dernier groupe nominal, curried mutton, est repris par Holmes avec l’article défini quand il expose finalement son raisonnement :

It was while I was in the carriage, just as we reached the trainer's house, that the immense significance of the curried mutton occurred to me. […] It was the first link in my chain of reasoning. Powdered opium is by no means tasteless. […] Were it mixed with any ordinary dish, the eater would undoubtedly detect it, and would probably eat no more. A curry was exactly the medium which would disguise this taste.

C’est en voiture, au moment d’arriver à la maison de l’entraîneur, que cette particularité du carry, avec lequel on avait assaisonné le mouton, me frappa tout d’un coup comme étant d’une importance capitale. […] Ç’a été le premier anneau qui m’a permis de reconstituer ensuite toute la chaîne des faits. L’opium en poudre a une saveur prononcée […]. Si on en mettait dans un ragoût ordinaire, celui qui en mangerait s’en apercevrait et, sans aucun doute, laisserait là le plat. Le carry se trouve justement être le condiment qui permet de déguiser le goût de l’opium.

23Quelqu’un d’extérieur à la maisonnée ne pouvait pas deviner qu’on servirait un plat aussi fort, capable de dissimuler le goût marqué de l’opium. C’est donc forcément quelqu’un de l’intérieur qui a drogué l’employé : l’entraîneur lui‑même, qui a choisi de faire cuisiner du curry pour avoir le loisir d’empoisonner son palefrenier. Qu’en est-il de ce raisonnement dans La Patrie Suisse ? Voici la première mention du plat empoisonné : « la servante, Edith Baxter, lui apporta son souper composé de mouton bouilli » (16 mai 1894) … Peut-on imaginer plus insipide que le mouton bouilli ? Le raisonnement final de Sherlock Holmes n’a donc plus la même force dans sa version française de 1894 :

Je découvris la valeur de la circonstance de ce fameux ragoût de mouton en y songeant pendant notre trajet en voiture. […] Ce fut le premier anneau de ma chaîne de raisonnements. L’opium en poudre a un léger goût […]. Cette drogue mélangée à tout autre mets n’eût pu manquer d’être reconnue. Avec le plat de ragoût de mouton, l’obstacle disparaissait.

24L’initial mouton bouilli devient ce fameux ragoût de mouton, sans qu’on comprenne le rapport entre les deux, puisqu’il n’a jamais été question de ragoût précédemment – ce que laissent pourtant penser le déterminant démonstratif et l’adjectif épithète fameux. Il est vraisemblable qu’arrivé à la fin de la nouvelle, le traducteur soit obligé d’éclairer le raisonnement, alors même que le début est déjà imprimé, et qu’il n’avait pas noté précédemment l’importance d’une sauce pour l’intrigue ; il modifie donc comme il le peut les termes de sa traduction. Cependant la solution proposée opacifie le texte un peu plus : car avec le mot ragoût, il faut saisir l’implicite que la sauce pourrait dissimuler le goût de l’opium – mais rien ne garantit que la sauce du ragoût soit assez forte, alors que c’est explicite pour le curry, qui dénote immédiatement le piment.

25Il est très probable que Jeanne de Polignac ait lu cette première traduction de Silver Blaze, car quelques années plus tard elle reprend le mot ragoût (alors que Conan Doyle utilise l’hyperonyme dish) pour en fustiger le choix : « Si on en [de l’opium] mettait dans un ragoût ordinaire, celui qui en mangerait s’en apercevrait et, sans aucun doute, laisserait là le plat ». Cette phrase semble s’adresser directement au traducteur anonyme du Cheval de course, pour démontrer l’impossibilité de la démonstration telle qu’il l’a conduite. D’ordinaire Polignac traduit littéralement : ici l’usage de l’hyponyme fait dialoguer les traductions, et montre aussi le chemin parcouru dans la compréhension du récit policier indiciel.

26Dans ce passage sur le curry, ce qui est intéressant pour notre analyse c’est l’expression que j’ai soulignée dans les trois versions, l’indice du curry comme the first link to my chain of reasoning, le premier maillon de la chaîne de raisonnements. L’analogie de la chaîne21 s’applique aussi tout à fait aux reprises anaphoriques : la chaîne anaphorique relie chez Conan Doyle les indices textuels, quand ses premiers traducteurs peinent à la maintenir, car ils ne voient pas encore son intérêt pour le genre.

Et le ruban… ?

27La traduction du Speckled Band par Émile Champagne n’est pas en reste dans Le Ruban de couleur. On se souvient sans doute des derniers mots de Julia à Helen : « Oh, my God! Helen! It was the band! The speckled band! ». Cela donne dans L’Hebdomadaire illustré (24 juin 1897) : « Hélène ! Hélène ! c’est le ruban, le ruban ! » Dans la version française, le fameux adjectif speckled (« tacheté », « moucheté », « piqueté ») disparaît : les mots de Julia sont moins précis. Plus loin, Holmes interroge Helen sur l’interprétation de ces paroles : « Ah, and what did you gather from this allusion to a band – a speckled band? ». C’est moi qui souligne, mais Holmes reprend de fait les paroles de Julia, en usant de l’autonymie. Le trajet du déterminant est inverse à ce qui s’observe d’habitude : Julia utilise l’article défini – the band, the speckled band – parce que c’est un déictique, et qu’elle renvoie à ce qu’elle a vu avant de mourir. Tout l’enjeu de l’histoire est de trouver la référence de ce déictique : avant d’y parvenir, Holmes utilise donc l’indéfini, mais reprend la construction précédente, du nom seul puis du nom répété avec son épithète. Champagne traduit de son côté : « Mais que diable pouvait-elle bien vouloir designer par ce ruban de couleur ? » (24 juin 1897). L’expression est de même autonymique, et le démonstratif renvoie à sa première mention : seulement Champagne ajoute un complément du nom qui auparavant n’a pas été utilisé, et ne reproduit pas la répétition des paroles de Julia comme le fait Holmes en version originale. Le parcours cognitif en est pour le moins altéré (pour le lecteur, d’où sort cette mention de la couleur ?).

28On le voit, Helen et Sherlock Holmes s’interrogent sur les mots prononcés par Julia : comme pour counterfeit, dont l’emploi rendait perplexe le détective dans X. Y. Z., les personnages réfléchissent à cette dimension autonymique du langage, et en particulier à l’usage de speckled. Quand Holmes lui demande ce qu’elle pense de ces mot énigmatiques, Helen commente, en faisant reference aux bohémiens installés près du château : « I do not know whether the spotted handkerchiefs which so many of them wear over their heads might have suggested the strange adjective which she used ». Champagne traduit sommairement par : « puis j’ai songé aussi à toutes ces Bohémiennes coiffées de rouge et de vert, me disant que peut-être… » (24 juin 1897). Dans la version originale, Doyle utilise un autre adjectif, spotted, qui est un synonyme de speckled, et « strange adjective » renvoie à speckled en termes métalinguistiques : le détective est attentif à tout, et ici à cet indice doublement textuel. Mais on ne retrouve rien de cela dans la traduction de L’Hebdomadaire illustré : les mouchoirs tachetés se perdent dans deux couleurs, « de rouge et de vert », prises au hasard (en tout cas pas celles d’un serpent…), et rien ne vient interroger l’indice en tant que bribe de texte. Ailleurs, le retour de l’interrogation sur « the use of the word ‘band’ » est encore effacée.

29L’Aventure de la bande mouchetée est par ailleurs une nouvelle qui interroge les vrais et les faux noms donnés aux choses. C’est en leur donnant un nom plus adéquat qu’on finit par résoudre l’énigme (ainsi la bande est un serpent) : « La solution de l’énigme, tout comme le diagnostic, est une affaire de mots bien pesés » (Meyer-Bolzinger, 2012, p. 121). De même le cordon de sonnette dans la chambre de la défunte :

Finally he took the bell-rope in his hand and gave it a brisk tug.
“Why, it’s a dummy”, said he.
“Won’t it ring?”
“No, it is not even attached to a wire. This is very interesting.

Enfin, il saisit le cordon de sonnette et le tira vivement.
– Eh ! quoi, il est faux ?
– Comment, il ne sonne pas ?
– Non, il n’est même pas fixé à un fil de fer. Oh ! mais ceci devient fort intéressant (Jeanne de Polignac, Le Français, 16 août 1902).

30Holmes marque là encore que ce cordon est un indice, en signalant l’intérêt de son observation. Plus loin, quand il récapitule les éléments de l’affaire avec Watson, il fait observer à son compagnon que le lit de la défunte était fixé au sol.

The lady could not move her bed. It must always be in the same relative position to the ventilator and to the rope—for so we may call it, since it was clearly never meant for a bell-pull.

Ainsi la jeune fille ne pouvait pas déplacer son lit. Elle était forcée de le laisser toujours à portée de la prise d’air et de la corde, car nous pouvons l’appeler ainsi, puisqu’il n’y a jamais eu de sonnette (Le Français, 17 août 1902).

31Il ne s’agit alors plus de la bell-rope (« le cordon de sonnette ») mais juste de the rope, « la corde », et cette appellation est justifiée par les propositions qui suivent, et qui sont métalinguistiques : for so we may call it, « car nous pouvons l’appeler ainsi ». Cette subtilité lexicale, qui attire à nouveau l’attention sur le fait que l’indice est foncièrement textuel, est totalement perdue dans la traduction du Ruban de couleur : « Cette sonnette l’intriguait » résume les propos ci-dessous (L’Hebdomadaire illustré, 1er juillet 1897)…

32Il y aurait beaucoup d’autres exemples comme ceux que je viens d’étudier, dans chacune des trois nouvelles aussi bien que dans d’autres traduites à la même époque. Mais je peux malgré tout conclure sur cette problématique spécifique de la traduction, qui a permis d’éclairer brièvement la manière dont fonctionne l’indice textuel dans ce type de texte policier. J’étais partie du paradoxe de la publication de ces textes, traduisant des récits policiers indiciels anglophones dans lesquels chaque mot a un rôle pour construire la cohérence de la révélation finale : en effet, la publication périodique, soumise à l’urgence et aux impératifs économiques des journaux, tend à modifier le texte original pour le faire rentrer dans le format souhaité. Mais la pratique de l’adaptation plutôt que de la traduction est aussi un facteur de modification de ces textes, alors que la fidélité à la version originale est primordiale pour maintenir la cohésion textuelle. J’ai choisi d’observer la chaîne anaphorique, et en particulier les marqueurs que sont les anaphores nominales fidèles : on a pu voir que cette chaîne de référence était parfois sabotée par ces « traducteurs-faussaires », ce qui tend – au mieux – à opacifier la démonstration. Ces premiers textes en français s’inscrivent dans un moment spécifique de l’histoire du genre, au moment où se mettent en place les règles du récit policier indiciel canonique, sans que celles-ci soient encore totalement perçues. La traduction de la littérature indiciaire n’est ainsi, à ses débuts, pas vraiment au service de la vérité textuelle.