Colloques en ligne

Richard Saint-Gelais

S’aventurer dans l’impalpable, multiplier les énigmes : l’« écriture de la lecture » chez Léon Bopp

Venturing into elusiveness, fomenting enigmas : reading Léon Bopp’s reading(s)

1Qu’il soit possible d’écrire sur la lecture, cela ne semble guère faire de doute. Des disciplines entières — parmi lesquelles, exemplairement, les études littéraires — ne sont-elles pas fondées sur le partage, au sein d’une entreprise collective, d’une pratique au départ individuelle, silencieuse, largement confidentielle ? Davantage : on ne peut dire quoi que ce soit d’un texte qui ne soit la retombée de la lecture qu’on en a faite. Même les gestes apparemment les plus innocents, comme celui de résumer l’intrigue d’un récit, ne le font qu’à travers le prisme d’une lecture dont on n’a plus à souligner tout ce qu’elle implique de décisions : sélection, hiérarchisation, reconfiguration des liens causaux, sutures et rapprochements de toutes sortes... Il en va de même, a fortiori, pour toute intervention, par exemple interprétative ou évaluative, qui ne prétend pas à la neutralité. Parler d’un texte, ce n’est donc jamais parler de ce texte tel qu’il existerait en lui-même, inaltéré : c’est, ne serait-ce qu’obliquement, témoigner de la lecture qu’on en a faite : non seulement des résultats auxquels elle est arrivée, mais aussi de sa perspective, de ses visées, de ses présupposés, souvent même des autres lectures qu’un commentaire reprend, développe ou entend récuser.

2Tout cela est aujourd’hui entendu. Mais la reconnaissance de l’ubiquité de la lecture — qui s’insinue, si je puis dire, dès qu’il est fait référence à un texte — ne nous dispense pas de lutter contre une autre illusion en quelque sorte complémentaire : celle qu’on pourrait, écrivant, reproduire l’acte silencieux, labile et en grande partie insaisissable qui s’est accompli en lisant. Écrire sur un texte, c’est forcément le transformer ; c’est aussi, et tout aussi immanquablement, métamorphoser la lecture qu’on en a faite en réduisant son fourmillement, en apportant un surcroît de précision et de clarté à son mouvement cursif et oublieux, en imposant une ligne directrice à son cours hétérogène et irrégulier. Non qu’un texte (plus précisément, un métatexte) ne puisse en « lire » un autre. Mais cette « lecture », qu’il faudrait désigner d’un autre terme, s’éloigne d’innombrables façons de celle que l’auteur.rice du métatexte a faite du texte commenté. La rhétorique a bien entendu sa part dans ce bouleversement généralisé, qu’on ne saurait cependant réduire à l’insincérité d’une mise en valeur : leurs terrains mêmes, irréductibles, distinguent l’écriture et la cognition, la linéarité de ce qui s'inscrit sur la page et la réticulation mobile de ce qui advient dans la pensée.

3C’est donc à de nombreux égards que l’acte de lecture et l’écriture de cette lecture diffèrent ; j’en retiens deux qui me paraissent particulièrement significatifs. D’abord, la distinction entre un acte privé et un discours qui accède à la sphère publique. Je peux lire le commentaire que Barthes fait de Sarrasine, non ses lectures à jamais inaccessibles du texte de Balzac. Cette distinction est déterminante en aval : publiée, une lecture « écrite » accède à une sphère où elle peut en susciter de nouvelles. Mais elle opérait déjà en amont : quiconque s’essaie à la rédaction d’un commentaire peut mesurer le rôle que joue l’anticipation des réactions dont il pourrait faire l’objet ; une lecture « écrite » est, infiniment plus que la lecture tout court, une lecture sous surveillance, où le regard (imaginé) de l’autre se glisse au milieu de celui qu’on jette sur le texte. Se sachant exposée à d’autres lectures, elle s’engage sur un terrain argumentatif que la lecture intime et silencieuse peut, elle, ignorer sans états d’âme.

4L’autre distinction qu’il m’apparaît essentiel de souligner est celle entre processus et résultat(s). Rédiger un commentaire est certes un acte, et rapidement complexe, mais qui se cristallise en un objet fixe dont la dynamique n’est, au mieux, qu’un écho partiel et réfracté de l’incessant jeu de suppositions, d’autocorrections et de réinterprétations, de distractions et de découvertes, d’égarements et de perplexités, fugaces ou durables, qui caractérise la pratique de la lecture. Celle-ci est, au sens fort, un processus, non un objet, que la personne même qui l’accomplit ne peut considérer comme elle le fait d’un texte : versées en mémoire sitôt qu’effectuées, les manœuvres de lecture, à supposer qu’elles aient reçu une attention consciente, deviennent, sinon perdues — beaucoup, la plupart peut-être, le sont, rapidement —, du moins enfouies, et jamais assurées d’être remémorées telles qu’elles s’étaient effectivement produites.

5L’inscription d’une lecture est donc à la fois inévitable dès que l’on se prononce sur un texte et séparée de la lecture effective, en acte, par un gouffre que ne traversent que d’incertaines passerelles. Ce constat désabusé doit-il nous décourager d’aborder les « écritures de la lecture » qui sont comme le tissu conjonctif des études littéraires ? Non, assurément, à condition de ne pas confondre l’acte et ses parfois lointaines retombées, qu’il s’agira dès lors de considérer pour elles-mêmes — non pas, donc, comme un reflet d’une pratique irrémédiablement hors de portée, mais comme le lieu d’opérations spécifiques dont on pourra chercher à identifier les réglages. Que fait un (méta)texte à celui qu’il prend pour objet ? Que s’autorise-t-il, de quoi s’abstient-il ? Quels arguments allègue-t-il à l’appui des décisions qu’il prend ? Quelles constantes, quelles fluctuations, quelles contradictions peut-on dégager de ses interventions ?

6J’ai choisi, pour illustrer (très partiellement on le verra) une telle enquête, de me pencher sur une pratique singulière de l’écriture de la lecture, celle du romancier et essayiste aujourd’hui quelque peu oublié qu’a été Léon Bopp.  Le double versant de son activité — écriture de fiction, interventions critiques — permettra d’observer deux modalités soulevant des problèmes a priori distincts : la mise en scène de lectures fictives d’un côté, l’inscription d’une lecture effective de l’autre — tout en étant conscient de n’offrir qu’un aperçu limité sur un éventail considérablement plus large, non seulement parce que Bopp a beaucoup publié mais aussi parce qu’il a, tout au long de son œuvre, défendu et appliqué une approche « catalogiste » visant rien de moins que l’épuisement des possibles dans chacun des champs de l’activité humaine, du langage aux sciences, de la logique à la religion1. Il n’est donc pas question de prétendre couvrir dans un article comme celui-ci une œuvre qu’il faut bien qualifier de proliférante2. Je m’en tiendrai (et là encore de manière fort partielle) à deux ouvrages, l’un qui relève de la critique littéraire, son Commentaire sur Madame Bovary (1951), l’autre de la fiction ostensiblement métalittéraire, Jacques Arnaut et la Somme romanesque (1933). Le premier permettra, non pas certes d’observer la lecture que Bopp a faite du roman de Flaubert — on vient de voir les raisons pour lesquelles une telle quête m’apparaîtrait illusoire —, mais d’avancer quelques hypothèses sur les réglages de lecture sous-jacents aux interventions du critique. Sur quelles dimensions du texte met-il l’accent ? Quelles opérations lecturales choisit-il d’exhiber ? Quelle conception de la lecture sous-tendent ces opérations ? Jacques Arnaut, de son côté, me donnera l’occasion d’aborder la mise en scène de lectures fictives — mais de textes qui ont pour particularité d’être à la fois fictifs, en ce que produits par un romancier imaginaire, et concrets en ce que, inclus dans le roman de Bopp, ces textes s’offrent à notre propre lecture, qui double (et peut se confronter à) celle de ses interprètes intradiégétiques.

Un S/Z avant la lettre (et la théorie)

7Plagiaire par anticipation de l’Oulipo par ses travaux catalogistes, Bopp l’est aussi, avec son Commentaire sur Madame Bovary, du considérablement plus notoire S/Z (1970) que Barthes allait consacrer une vingtaine d’années plus tard à Sarrasine. Les deux ouvrages se rapprochent au premier regard par leur formule commune, l’alternance de segments de l’œuvre commentée (intégralement cités chez Barthes, réduits à leurs premiers et derniers mots chez Bopp3) et de commentaires détaillés de chacun de ces micro-textes, de sorte que c’est dans les deux cas l’entièreté du texte qui se trouve ainsi placée sous la loupe de l’analyste ; il n’est pas exagéré de parler de close reading, en particulier dans le cas du Commentaire qui consacre près de 550 pages en petits caractères à Madame Bovary 4. Cette similarité recouvre toutefois des positionnements nettement différents. L’ouvrage de Barthes se lit comme une défense, pleinement consciente de ce que cela avait alors de polémique, d’une perspective résolument axée sur la lecture5. Cette revendication aux allures de rupture est absente (et sans doute impensable) du côté de Bopp, dont l’ouvrage met certes en avant, c’est le moins qu’on puisse dire, les apports de la lecture, mais sans jamais présenter ceux-ci comme étant destinés à remplacer des approches jugées dépassées ; ce qu’il offre relève plutôt de l’explication de texte — hypertrophiée certes, mais une explication de texte tout de même.

8Je verrais un signe à la fois discret et parlant de cette différence dans les modes de segmentation adoptés par les deux critiques face aux textes qu’ils commentent. Bopp, sans juger bon de signaler ce choix et encore moins de le justifier, épouse le découpage original de Madame Bovary en paragraphes alors que Barthes, en une affirmation concrète de l’autonomie de la lecture, se réserve le droit de découper Sarrasine en fragments d’ampleur variable ; le terme de « lexie » qu’il propose pour l’occasion dit clairement que son ouvrage ne porte pas sur la nouvelle de Balzac telle qu’elle existerait indépendamment de toute lecture, mais bien sur un objet en partie construit (notamment à travers cette segmentation, exhibée comme non innocente) par une lecture qui assume sa singularité, y compris celle de sa scansion. Rien de tel chez Bopp, qui refuse certes, comme on le verra, de tenir Madame Bovary pour un chef-d’œuvre intouchable, mais qui ne situe jamais ses interventions sur le terrain des rapports de forces entre écriture et lecture. Pour dire les choses brutalement : son entreprise, sans se donner comme neutre, ne se veut pas sous-tendue par une conception idéologique des lignes de fracture esthétiques6.

9Les méthodologies respectives des deux critiques renforcent cette divergence. Davantage sans doute que le détail des commentaires de Barthes sur Sarrasine, on aura retenu de S/Z son orchestration autour de cinq registres baptisés « codes », en un ultime geste de fidélité envers le structuralisme avec lequel Barthes s’apprêtait à prendre ses distances7. Cet instrument méthodologique charpente fortement son ouvrage, du coup animé par une tension entre, d’une part, l’hétérogène, le discontinu, la « signifiance » rebelle à toute totalisation et, d’autre part, la volonté de reconnaître à la lecture une logique ne serait-ce que plurielle. Bien différente à cet égard est la démarche de Bopp qui frappe plutôt par son éclectisme et, jusqu’à un certain point, son œcuménisme. La très brève préface du Commentaire annonce sobrement la volonté « de compléter et d’enrichir ce que nous pouvions déjà savoir du métier, de la technique, de l’art de Flaubert dans Mme Bovary8 ». C’est esquisser une perspective qu’on pourrait qualifier de formelle si ce n’était du fait que Bopp, à la différence des formalistes russes9, ne considère pas l’accent sur les faits de construction comme une prise de position opposée au primat de l’auteur ou à celui de la signification sur l’écriture. Les termes qu’il emploie, « métier », « technique » et « art », dessinent de toute façon une focale assez large pour englober des aspects aussi divers que le style, la justesse des figures, le tressage des thèmes, la psychologie des personnages, la vraisemblance de l’intrigue ou sa cohérence. D’un segment à l’autre, et parfois au sein d’un même segment, ces perspectives se succèdent au petit bonheur, sans tentative de penser l’étagement des lectures ; plus fondamentalement, sans que leur hétérogénéité ne devienne un objet de réflexion métalecturale, sans souci d’ordonnancement — ni, corrélativement, affirmation d’un « pluriel du texte » et encore moins d’une « galaxie des signifiants ».

10Il reste que Bopp est clairement intéressé par tout ce qui a trait à la construction (du sens, à travers le miroitement des thèmes ; du récit, à travers les données de l’intrigue ; des personnages, à travers leurs caractère, stable ou curieusement fluctuant) et qu’il laisse de côté, sans les dénoncer, les approches biographiques (Flaubert apparaît essentiellement à travers ses décisions d’écriture, parfois conjecturalement reconstituées) ou contextuelles, par exemple politiques. Mais Bopp ne voit pas dans ces choix une occasion de débat. On ne saurait être plus loin de l’ethos qui allait dominer les années 1960 et 1970, marqué par un constant positionnement des lectures selon un jeu d’alliances et d’oppositions, de convergences et de ruptures, tactiques ou stratégiques, au sein d’un champ critique perçu par ses acteurs eux-mêmes comme déchiré par ses luttes internes.

Léon Bopp, lecteur policier ?

11Il arrive que des avancées théoriques ne se donnent à lire qu’après coup.  Il aura fallu l’émergence d’une approche formelle de la vraisemblance et, dans la foulée, de la notion de texte possible pour qu’on lise sous un jour nouveau l’ouvrage que Valincour consacrait deux siècles plus tôt à la Princesse de Clèves10. Sans insinuer que la contribution de Bopp aux études littéraires a une importance comparable, il reste qu’à la faveur d’un semblable éclairage à rebours, plusieurs des observations qu’il formule sur Madame Bovary apparaissent ouvrir, à leur manière souvent bricoleuse, des perspectives que des efforts plus soutenus de conceptualisation reprendront par la suite11. Ces diverses pré-théorisations mériteraient à elles seules une étude. M’intéressera davantage, dans le cadre de cet article, sa pratique résolue de ce que Pierre Bayard désigne comme une critique policière12. Là aussi, la (re)lecture rétrospective réserve des surprises : au début des années 1950, ce genre d’intervention critique avait toutes les chances d’être versé au compte du pédantisme, comme le montre a contrario la défense de l’étude de Bopp sous la plume d’un critique américain13. Les quelques exemples retenus par Cardew donnent une idée de la place que l’ouvrage de Bopp ménage aux « inconsistances » qui parsèment le roman de Flaubert. L’attention qu’il leur consacre témoigne d’un réglage de lecture qui, loin de suivre docilement le récit, par exemple en le prenant comme la base indiscutée d’une série d’interprétations, s’estime assez libre par rapport à la monumentalité de l’œuvre pour prendre à plusieurs reprises ce récit en défaut. Certes, Bopp atténue l’impact de tels gestes en insistant sur le caractère véniel des inconsistances qu’il a mises au jour14. Mais la déférence à l’égard du grand écrivain ne parvient pas à masquer entièrement ce qu’implique, en acte, cette insistance sur les failles du récit : moins, me semble-t-il, une posture normative (Flaubert aurait dû être plus vigilant) qu’une démarche implicitement métalecturale attachée à faire apparaître l’aveuglement que s’inflige la lecture lorsqu’elle adhère à la fiction de manière un peu trop confiante.

12Concrètement, cela prend la forme d’une vigilance face à des détails dont Bopp montre ce qu’ils ont de curieux, de contradictoire ou de dommageable pour la cohérence du récit. Il ne s’agit pas seulement de voir mais aussi de faire voir et, faisant voir, d’explorer une manière de soubassement du récit moins spectaculaire pour son contenu — nulle révélation à la Bayard ici — que pour la surprise que suscite chaque fois sa mise au jour. Bopp, par exemple, ne se contente pas de noter un fort discret « tout à l’heure » dans la bouche de Charles Bovary ; s’il le souligne, c’est que ces quelques mots lui permettent d’adjoindre un épisode, sans cela invisible, à l’emploi du temps de Bovary ce jour-là :

— Nous ne sommes pas près, à ce qu’il paraît, de voir M. Rodolphe.
— Qui te l’a dit ?
— Qui me l’a dit ? répliqua-t-il [Charles] un peu surpris de ce ton brusque ; c’est Girard, que j’ai rencontré tout à l’heure à la porte du Café Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir15 

Tout à l’heure ? Il faut donc admettre que Charles est sorti pendant qu’Emma se trouvait au grenier puisque, juste avant d’y monter, elle l’a rencontré dans leur chambre à coucher16 

13Autre retombée de la vigilance, l’aptitude (ou, en termes de réglage de lecture, la propension) à opérer des rapprochements à distance, comme lorsque Bopp suit à la trace les aventures du parapluie du curé Bournisien17 ou que, relisant un épisode (celui où Emma prend connaissance de la missive d’adieu de Rodolphe) à la lumière d’un autre (celui où elle aperçoit ce dernier traversant Yonville), il en tire une conclusion inattendue sur le temps démesuré qu’Emma semble avoir passé au grenier18. De tels rapprochements ont quelque chose de déstabilisant pour le lecteur qui, s’étonnant tardivement à son tour, mesure à quel point la figuration mentale non problématique qu’on se faisait de ces deux scènes recouvre une faille désormais difficile à colmater : qu’a bien pu faire Emma au grenier pendant tout ce temps ? Bopp, sans soulever cette question, met en place tout ce qu’il faut à la lecture pour se la poser. Là encore, ses interventions valent non seulement pour ce qu’elles disent mais aussi pour ce qu’elles font ; n’y voir que des observations d’un intérêt tout relatif, ce serait ne pas voir ce dont elles procèdent et qu’elles incitent à adopter : un réglage de lecture où la confiance a fait place au soupçon19.

14Ce réglage ne se réduit pas à une faculté d’observation accrue car il implique aussi, bien souvent, une capacité à résister aux pressions du topic20 en déployant des inférences dans d’autres directions sémantiques que celles que le fil du récit tente d’imposer. On le voit bien lorsque Bopp se dégage du drame qu’Emma est en train de vivre pour considérer, obliquement, son emploi du temps et celui de Charles. La lecture policière, on le sait, ne procède pas autrement face à des récits qui s’ingénient à l’égarer en détournant l’attention au moment même où ils livrent des indices décisifs21. Face à un roman où nul crime n’est donné à élucider, où nulle intrigue sous-jacente n’est censée se dissimuler sous les comportements les plus anodins, une investigation comme celle à laquelle se livre Bopp pourra, selon la lecture qu’on en fera, être jugée frivole ou susciter au contraire une perplexité croissante à mesure que se multiplient les mises au jour, parfois patiemment argumentées, de contradictions, faits curieux, mensonges ou gestes furtifs22. La lecture de Bopp, caractérisée par une insistance questionneuse qui évoque plutôt les détectives de romans policiers, se tromperait-elle de genre ? Deux réponses peuvent être offertes ici.

15La première réponse rappellerait l’autonomie de la lecture par rapport à l’affiliation générique affichée par le texte. Si l’on parle de critique policière, après tout, c’est pour caractériser un mode de lecture qui ne découle pas forcément d’une impulsion donnée par son objet puisque ce mode peut fort bien s’attacher à des textes qui, sans le prévoir ni l’encourager même tacitement, ne le rentabilisent pas moins. Lu sous cet angle, le Commentaire n’est pas tellement éloigné de l’expérience de pensée conduite par Borges : lire les premières lignes du Quichotte comme si elles ouvraient un récit policier. La différence, minuscule et cruciale, tient à ce que Borges décrit soigneusement ce qu’il fait23 alors que Bopp s’abstient d’objectiver sa lecture, et en particulier son traitement « policier » des inconsistances ou énigmes de Madame Bovary. Il est de toute façon parfaitement possible qu’il ait pensé sa pratique en de tout autres termes : moins comme un exercice systématique du soupçon que comme une attitude qui accorde suffisamment de consistance au monde fictif pour s’autoriser, selon les cas, à tirer les conséquences des vecteurs que ce monde met en place (Charles est sorti et a croisé Hivert, Emma est restée des heures au grenier, même si le récit n’en dit rien ou suggère le contraire) ou à le prendre en défaut au nom même de cette consistance qu’il devrait présenter (l’Hirondelle n’a pas pu ramener Emma de Rouen au moment où le récit affirme qu’elle l’a fait24). Jouant, si l’on peut dire, le monde fictif contre le récit, Bopp en vient ainsi, sinon à contester ce dernier, du moins à ne pas s’en laisser imposer par ses silences ni ses insuffisances.

16La seconde réponse développerait ce dernier point en précisant que la lecture policière, chez Bopp, s’interrompt à l’étape du repérage des faits curieux, sans s’appuyer sur ces derniers pour produire une trame parallèle bouleversant l’idée qu’on se faisait de l’intrigue, comme le ferait un détective — ou les écrivains transfictionnels qui ont recentré la fiction autour d’un Bovary méconnaissable de lucidité25.

17La naïveté colossale de Charles, qui n’échappe évidemment pas à Bopp26, aurait pu lui en donner l’occasion. Mais il lui aurait fallu, pour cela, aller au-delà des atteintes que l’étendue de cette naïveté fait subir à la vraisemblance, en soutenant que le récit dissimule une réalité fictive invisible, accessible à la seule lecture pour peu qu’elle aille au bout de ses soupçons : celle d’un Charles qui ne s’aveuglerait aucunement sur les infidélités de son épouse, voire qui les encouragerait avec un cynisme désabusé. Un tel geste privilégierait la vraisemblance, restaurée aux dépens de l’intégrité du récit. Le critique qui irait jusque-là assumerait un rôle d’inventeur d’un contre-récit en conflit ouvert avec le texte ou, du moins, avec les conclusions que la majorité des lectures en tirent. Consciemment ou non, Bopp s’est refusé à l’un comme à l’autre27.

Lire un roman imaginaire

18Le romancier qu’était depuis une vingtaine d’années l’auteur du Commentaire sur Madame Bovary s’est-il demandé jusqu’où la critique permet — ou, dans une autre perspective, implique — des interventions (trans)fictionnelles ? Cette question demeure pour nous sans réponse autre que celles, prudentes, que suggèrent les opérations inférentielles qu’il se permet face au roman de Flaubert. On peut répondre avec davantage d’assurance à une question symétrique : en tant que romancier, Léon Bopp a-t-il manifesté un souci pour la question de la lecture ? Assurément oui, dans le bref mais vertigineux roman de l’interprétation interminable qu’est Est-il sage, est-il fou ? (1931) où, sous couvert d’investigation psychologique dans le contexte d’une affaire (peut-être) criminelle, ce sont d’indéniables aventures herméneutiques qui sont menées28. Il en va de même, bien que d’une façon différente, dans le Jacques Arnaut et la Somme romanesque, « roman d’un artiste29 » qui offre non seulement le récit d’une trajectoire littéraire30 mais aussi de copieux échantillons de la production de cet écrivain fictif31 autour desquels gravite un florilège d’appréciations critiques, imaginaires elles aussi puisqu’émises par des personnages, proches de l’écrivain, collègues, amis ou rivaux, critiques professionnel.le.s de diverses obédiences.

19Cette formule à première vue alléchante dans la perspective d’une réflexion sur l’écriture de la lecture se révèle décevante si l’on en attend des aperçus sur l’acte de lecture tel qu’il se déploie au fil d’un texte ; les réactions verbales ou écrites suscitées par la Somme romanesque dans le monde fictif s’en tiennent plutôt à des jugements globaux sur les œuvres ou sur l’auteur32. Il est possible que Bopp ait ainsi voulu souligner leur caractère contrasté, propice à une dramatisation des relations qui se nouent au sein d’un milieu littéraire. Il reste que, lues (rétrospectivement) à la lumière du Commentaire sur Madame Bovary, ces interventions critiques frappent par leur silence sur la lecture, en tant qu’acte s’entend — à moins qu’elles ne disent, à travers ce silence même, la difficulté, quarante ans avant Jauss, Eco ou Fish, d’adopter une perspective résolument axée sur ce qui se produit lorsqu’un texte est lu.

20Une exception, mais indirecte : l’une des critiques de « Folie », Jeanine de Laminasse, s’interroge sur de précises inconsistances qu’elle a repérées dans le roman d’Arnaut33. Traces d’une lecture qu’on imagine minutieuse, les observations de Laminasse doivent elles-mêmes être lues ; je signale cette évidence parce que c’est là que les choses se compliquent rapidement. Offertes à notre lecture, exhibées donc, les critiques intradiégétiques des œuvres d’Arnaut sont exposées à deux types d’appréciations : les nôtres et celles qu’incorpore le roman de Bopp, qui peuvent bien entendu influencer les premières. Dans le cas des remarques de Laminasse, cette métalecture interne se réduit à une glose laconique mais qui laisse transparaître un sarcasme à l’endroit de la chasse vétilleuse aux inadvertances menée par la critique34. La lecture souscrira peut-être à cette vue, jusqu’à ce que le Commentaire sur Madame Bovary réhabilite ce genre d’interventions, permettant ainsi une relecture du roman de 1933 à la lumière — distante — de l’essai de 1951. Cette réévaluation n’a rien d’inévitable, mais ce que je veux surtout souligner est le feuilleté de lectures auxquelles donnent lieu les observations de Laminasse, à la fois regard jeté sur « Folie » et objets elles-mêmes d’un regard second, voire d’un troisième lointainement encouragé par la lecture que Bopp fera de Madame Bovary.

21Ce feuilleté ne se déploie pas seulement sur le plan de l’appréciation. À lire Jacques Arnaut, on peut difficilement parcourir les remarques de Laminasse sans éprouver une perplexité devant la mention d’un papier peint et d’une domestique supposément variables mais dont nous n’avons pour notre part conservé aucun souvenir. Un étonnement, celui de la critique, en suscite donc un autre, jusqu’à ce qu’on s’avise qu’elle et nous n’avons pas lu le même texte : d’un côté, le « Folie » qu’Arnaut a écrit et qui circule dans le monde fictif ; de l’autre, une version condensée qui escamote le papier peint, la domestique, sans compter sans doute quantité d’autres éléments, à jamais inaccessibles à notre lecture. Il en résulte un assez habile effet de trompe-l’œil qui accrédite l’existence d’un artefact textuel (le roman intégral d'Arnaut) dont nous savons en même temps qu’il est parfaitement virtuel.

22La critique de Laminasse met donc en évidence, à son insu, le décalage entre deux situations de lecture : l’une réelle mais d’un texte en quelque sorte incomplet, l’autre, fictive, d’un original... qui n’existe que pour elle. Laminasse ne peut être que silencieuse sur ce décalage et ce petit vertige ontologique, qui lui échappent par définition et dont son commentaire déclenche pourtant la lecture, sur un mode qui n’est pas celui de la référence. Le commentaire fonctionne plutôt comme un dispositif de lecture, un mécanisme textuel configuré de telle sorte qu’il donne à lire — avec, ici, ce facteur de complexité supplémentaire qui résulte de ce que nous lisons « par-dessus l’épaule » d’une lectrice fictive.

23L’aveuglement, un aveuglement mutuel, joue un rôle crucial dans ce dispositif : nous ne pouvons pas lire les variations du papier peint et de la domestique des Dugourd, sinon à travers les remarques de la critique — qui, de son côté, ne peut soupçonner l'existence d'une lecture confrontée à une version d’où ces incongruités sont absentes. Un autre aveuglement, contingent celui-là, traverse l’ensemble des commentaires fictifs sur « Folie ». Le roman d’Arnaut est parsemé, y compris dans la version que nous pouvons en lire, d’allusions point trop discrètes à une possible relation incestueuse entre ses deux protagonistes, les jumeaux Ginette et Georges Lerois. Jamais affirmée mais affleurant en divers points du récit35, cette relation occupe un espace limitrophe, entre texte qui suggère et lecture qui infère tout en se demandant jusqu’à quel point cette inférence est légitime. Or ce non-dit de la fiction d’Arnaut n’est relevé dans aucun des commentaires intradiégétiques. Faut-il y voir l’effet d’une prudence de Bopp, qui aurait craint d’attirer l’attention sur la fiction sulfureuse qu’il fait écrire à son double littéraire ? À moins que Bopp n’ait voulu donner à lire l’incapacité des critiques fictifs, ou alors leur silence scandalisé devant une transgression qu’ils ne verraient que trop bien. La pluralité même de ces hypothèses montre l’irréductibilité des processus lecturaux face aux traces qu’une « écriture de la lecture » (ici, une brochette de recensions critiques) peut en offrir. Nous n’avons aucun moyen d’établir la raison pour laquelle (autocensure auctorielle, cécité ou réticence) les critiques fictives de « Folie » ne disent mot de la relation trouble entre ses deux protagonistes. Nul doute que Jacques Arnaut offre l’occasion, rarement poussée à ce point, de lire une succession de lectures à mesure que les romans d’Arnaut génèrent une copieuse réception critique. Mais il ne peut le faire qu’en occultant en grande partie les processus — les aventures — de ces lectures, au profit de traces qui deviennent elles-mêmes l’objet, ici et là plus énigmatique que transparent, d’une autre lecture, incontournable : la nôtre.

Spirales de la lecture

24Le feuilleté de lectures auquel nous confronte Bopp acquiert avec « Folie » une strate supplémentaire car il apparaît rapidement que ce premier roman de la Somme raconte le surgissement, inattendu pour ses initiateurs eux-mêmes, d’un dédale interprétatif. Résumons-en la prémisse : les jumeaux Georges et Ginette Lerois résident dans une pension dont la monotonie est rompue par l’arrivée de Simon Dugourd, neveu des propriétaires de l’établissement. Prétentieux mais persuadé de dégager un charme irrésistible, Simon attire l’attention de Ginette, qu’il tente de séduire (à moins qu’il n’y parvienne, le récit veillant à conserver l’ambiguïté sur ce point36). Le cocktail de réactions que cet épisode déclenche chez les jumeaux les amène à se venger par une mystification : Simon ayant publié une petite annonce où il déclare être à la recherche d’un studio à louer, Georges convainc sa sœur d’y répondre par une lettre d’une jeune Russe qui se dit en instance de divorce ; s’ensuivra un échange épistolaire rapidement exalté entre leur voisin et cette femme inventée de toutes pièces. Il en résulte, pour nous, une mise en abyme étagée : Nadia, la mystérieuse correspondante de Simon, est une fiction (qui ne se donne pas comme telle, sans quoi il n’y aurait pas mystification) dans une fiction (avouée, celle du roman qu'est « Folie ») elle-même enchâssée dans une troisième fiction elle aussi assumée, celle du roman de Bopp. 

25Au début, le plan des jumeaux ne fonctionne que trop bien ; Simon n’oppose aucun scepticisme aux épanchements soudains de Nadia et lui avoue en retour sa passion. Le piège, semble-t-il, a dépassé les attentes initiales des jumeaux, au point que Simon, à la manière d’un critique transfictionnel, étend l’existence de Nadia au-delà de ce que « ses » lettres révèlent sur elle. C’est lui qui la baptise (les premières lettres étaient signées « N. L. ») et il n’hésite pas à lui attribuer des opinions sur quantité de sujets37. Mais ces gestes n’ont rien de transfictionnel à ses yeux. Simon ne nie pas l’incomplétude de ce qui serait pour lui une fiction ; convaincu de la réalité de sa correspondante, il allègue la relation exceptionnelle qui les lie pour s’arroger une connaissance intime de ce qu’elle serait et penserait. Il devient de la sorte un co-auteur — mais un co-auteur qui s’ignore, d’un personnage dont la fictivité lui échappe.

26Un épisode donne aux jumeaux l’occasion de mesurer l’intensité de la conviction de Simon. Pressée d’accepter un rendez-vous avec lui, « Nadia » convient d’un scénario destiné à maintenir l’illusion : elle assistera incognito à une soirée mondaine où il déclamera des vers (« je serai parmi vos auditrices, quelque part dans la foule élégante qui se pressera dans les salons38 »). Le lendemain, Simon livre aux autres pensionnaires le récit enthousiaste de sa « rencontre » avec sa mystérieuse amoureuse, récit où il apparaît que l’existence de Nadia s’est à ce point imposée à lui qu’elle devient un interprétant à travers lequel il appréhende la réalité — en l’occurrence, l’attitude et les agissements d’une probable inconnue dont on peut, en filigrane, imaginer la perplexité puis sans doute l’agacement39.

27Une telle crédulité est-elle crédible ? Les jumeaux se le demandent, et nous avec eux. Deux facteurs viennent ici compliquer les choses. Le premier est la décision narrative de ne donner accès qu’à la perspective des jumeaux40 ; celle de Simon constitue dès lors, pour nous comme pour eux, une énigme que la reconstitution de l’intrigue demanderait de percer : est-il aussi naïf (et peut-être fou) qu’il le laisse paraître ? Le second facteur est une décision diégétique, celle d’attribuer la mystification à un couple de complices : en plus de contribuer à l’intérêt romanesque de cette variation sur le thème du triangle amoureux, cela ouvre la possibilité, rapidement exploitée, d’un débat entre Georges, assuré de la réussite de leur entreprise, et Ginette qui en doute d’emblée41. Or ce qui n’est d’abord qu’une incertitude inhérente à tout canular (arrivera-t-on à le berner ?) se transporte sur le terrain de l’interprétation lorsque Simon répond à « Nadia » en des lettres qui présentent toutes les apparences de l’affection la plus vive mais dont les jumeaux n’arrivent pas à décider si celle-ci est sincère ou simulée42. Simon se révèle dès lors une boîte noire dont ne sont connues que les données d’entrée (les lettres écrites par les jumeaux) et de sortie (celles qu’il rédige en retour) ; ce qui survient entre les deux leur — et nous — échappe. La conséquence la plus troublante de cet effet de tache aveugle est la possibilité d’une contre-mystification, ou plus précisément d’une mystification au second degré : Simon, feignant d’être la victime du piège qu’on lui tend, bernerait en retour ceux qui croient le berner en jouant au naïf43. C’est que l’échange épistolaire a placé les jumeaux dans la position — instable en ce que marquée par une indétermination apparemment impossible à lever — de lecteurs de leur lecteur, incapables d’établir ce que les missives exaltées de Simon révèlent sur sa réception des lettres de « Nadia ». De quel œil, confiant, hésitant ou roublard, les a-t-il lues ? Ginette et Georges l’ignorent, et nous aussi ; cela devient leur principal sujet de perplexité, et sans doute le nôtre. Entre la lecture que Simon fait des lettres de « Nadia » et la trace qu’en livrent ses réponses, se creuse une béance que seule l’inférence peut combler. Le problème n’est pas que celle-ci soit impossible mais au contraire qu’il y en ait plusieurs, qui s’annulent mutuellement.

28Georges et Ginette se retrouvent pris dans un tourbillon au terme duquel ils craignent d’être devenus les victimes de leur propre canular. Le dénouement de « Folie » leur épargne cette déconvenue (Simon n’a jamais remis en question l’existence de Nadia), mais le doute qui les a saisis a quelque chose de plus inquiétant — et, pour nous, de plus instructif pour peu que nous reconnaissions, dans la comédie épistolaire qui se joue à la pension Dugourd, une fable sur la lecture et sur l’écriture de cette lecture. De sa réception des lettres de sa correspondante, les lettres de Simon ne révèlent rien qui ne soit le résultat, incertain et fragile, d’une inévitable lecture seconde : celle que ses lettres réclament à leur tour, sans lui fournir de clé. Simon, répondant au mélange de passion et de retenue manifesté par les lettres de « Nadia », écrit-il la lecture qu’il en fait ? Assurément. L’erreur serait de croire qu’une écriture, lorsqu’elle rend compte d’une lecture, la rendrait accessible sans que nous ayons à prendre à notre tour le risque d’une lecture. L’écriture d’une lecture ne dispense jamais de lire, et de s’interroger. Bref : une lecture « écrite », c’est chaque fois une autre lecture, la nôtre, en aval, qui doit partir à sa recherche, jamais assurée de ne pas s’égarer dans le dédale qui s’élève peu à peu autour de nous.