Colloques en ligne

Raphaël Piguet

« Une sorte de seconde vie » : réception anglophone et renaissance helvétique de Nicolas Bouvier

“A kind of second life”: The English-speaking reception and the Swiss rebirth of Nicolas Bouvier

1Les relations de Nicolas Bouvier avec le monde anglophone sont remarquables au moins à deux titres1. En premier lieu, l’écrivain entretient un rapport particulier avec la langue anglaise, qui lui est à la fois familière et étrangère. Il dispose en anglais d’un vocabulaire souvent sophistiqué et très livresque, alimenté par sa prédilection pour « la littérature anglo-américaine », dont il se sent « particulièrement proche2 », et pour des auteurs tels que Jack London, Henry Miller ou Kurt Vonnegut. Mais il parle sans doute moins bien l’anglais que l’allemand ou même le japonais du point de vue de l’élocution, avec un accent français marqué et une prononciation souvent hasardeuse. Cela ne l’a pas empêché d’écrire plusieurs textes directement dans cette langue pour tenir son rôle de conférencier et surtout de professeur ou, selon son expression, de tales teller 3 en terres anglophones, notamment à la University of Southern California (USC), où il a donné un séminaire complet dans son anglais à la fois superbe et défectueux. C’est la seconde spécificité qu’on peut relever : dans aucun autre contexte Bouvier n’a autant goûté — dans tous les sens du terme — à ce qu’il appelait le « pesant pudding universitaire4 », pudding qu’il lui a bien fallu digérer, avec des conséquences notables sur sa production littéraire et intellectuelle, comme on le verra dans un second temps.

2On étudiera d’abord la réception proprement dite de l’auteur dans le monde anglophone telle qu’elle apparaît à travers les recensions de la presse généraliste ou spécialisée et dans certains livres, réception dont l’origine est contemporaine de cette expérience universitaire. En effet, bien que celle-ci n’ait pas directement contribué à faire connaître son œuvre auprès d’un large public, elle a coïncidé, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, avec la parution en anglais de plusieurs de ses livres — The Scorpion-Fish (1987), The Way of the World et The Japanese Chronicles (1992) — et les prémices d’une reconnaissance qui n’a depuis fait que croître. Même s’il est toujours difficile de quantifier la popularité d’un écrivain dans une aire culturelle donnée, certains indices laissent penser que Nicolas Bouvier a non seulement été doublement et simultanément reçu, au propre comme au figuré, par les lettres anglo-saxonnes, mais bien coopté par elles : accueilli comme un frère, voire un messie.

Mis en page : Nicolas Bouvier dans les médias

3Tout commence par la traduction du Poisson-Scorpion, envisagée dès 1983, voire avec l’obtention du Prix des Critiques en 1982. Dans les deux cas, Bouvier bénéficie de l’appui de puissants professeurs genevois : d’abord Jean Starobinski, qui se félicite de « la réussite de [ses] très simples manœuvres5 » auprès des membres du jury de ce prix ; puis George Steiner, qui entame les démarches nécessaires pour trouver un éditeur anglais, fournit, deux ans avant la publication effective, une accroche provocatrice encore utilisée aujourd’hui — « je mets au défi le lecteur de déloger ce texte de sa mémoire, et de ses rêves6 » — et se charge en outre d’« “initier” l’une ou l’autre recension7 » favorable. De fait, un premier article élogieux paraît en 1987 dans le New York Times 8, que Bouvier utilisera plus tard comme carte de visite auprès de ses interlocuteurs de USC, et beaucoup d’autres suivront. The Scorpion-Fish est servi par la qualité de la traduction de Robyn Marsack, qui remporte le prix Scott Moncrieff devant nulle autre que la version anglaise de La Vie, mode d’emploi de Georges Perec, traduite par David Bellos. Ces bons auspices éditoriaux n’ont pas été démentis : c’est aujourd’hui Eland, prestigieuse maison d’édition spécialisée dans la littérature de voyage, qui diffuse Bouvier au Royaume-Uni et lui réserve une attention particulière. Sur son site internet, la couverture de The Way of the World a ainsi été choisie comme image de la collection « Classics » ; et, seul francophone du catalogue, Bouvier apparait aussi dans le volume Japan through Writers’ Eyes au côté de figures telles que Bashō, Yukio Mishima, Lafcadio Hearn, Swift, Kipling et même Marco Polo — ce qui lui aurait sans doute fait plaisir9.

4Cette place de choix, Bouvier l’occupe aussi dans une anthologie généraliste de la littérature de voyage, intitulée Scraps of Wool [Brins de laine] et publiée en 2017. Son éditeur, Bill Colegrave, y cite l’« Avant-propos » de L’Usage du monde, puis le passage où le texte évoque la félicité qui gagne les voyageurs en Anatolie et s’achève sur la phrase « à la mesure de notre faible cœur » : « les mots glorieux qui donnent son titre à ce chapitre […] représentent l’esprit de toute [l’anthologie]10 ». Bouvier est ainsi promu au rang de porte-étendard non seulement au niveau d’un chapitre où il précède John Steinbeck et Henry Miller, mais aussi de l’ensemble d’un fort recueil qui, parmi des dizaines d’écrivains, n’intronise que trois autres francophones — Sylvain Tesson, Maurice Herzog, Isabelle Eberhardt — sans qu’aucun ne soit présenté avec autant d’enthousiasme. Une telle chrestomathie semble indiquer que Bouvier jouit d’un statut privilégié en terres anglophones : celui de guide spirituel et de maître d’écriture capable de trouver les mots justes, exemplaires, emblématiques.

5Un ouvrage d’un genre différent confirme cette impression : dans The Gilded Chalet [Le Chalet doré], l’auteur irlandais Padraig Rooney s’intéresse de près à la « Suisse littéraire » et à la représentation du pays dans les écrits d’auteurs anglophones comme Byron, Dickens ou D. H. Lawrence, mais il étudie aussi la production autochtone. Si Rousseau, Dürrenmatt, Frisch ou Isabelle Eberhardt encore font bien leur apparition, Bouvier est à nouveau l’un des rares écrivains romands retenus ; pas trace de Ramuz, par exemple. Au début du chapitre qu’il consacre à Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach et Bouvier, Rooney met en scène l’achat des Œuvres de ce dernier dans une librairie française comme une forme d’initiation rituelle. Les yeux de la libraire s’embuent, elle emporte ce livre culte partout avec elle, c’est, dit-elle, « the thinking woman’s On The Road11 » — un Sur la route pour les femmes raffinées ou cultivées —, puis recommande Ella Maillart à l’auteur, qui ne la connaissait pas. Non seulement Bouvier fait l’objet d’un culte, mais il devient aussi une sorte de mystagogue capable d’initier les profanes aux secrets d’une littérature de voyage helvétique nimbée d’un certain mysticisme. Plus fortement encore que dans Scraps of Wool, il détermine le contenu d’un chapitre dont le titre, « On the Road », ne provient cependant pas de ses propres écrits, mais est emprunté, non moins significativement, à celui que les anglophones présentent volontiers comme son alter ego : Jack Kerouac.

6Mieux encore que la place que lui ménagent d’autres anthologies consacrées à la littérature de voyage12, la référence, commode et presque automatique, à un auteur et un livre qui occupent une position centrale dans l’imaginaire anglophone du voyage est en soi une forme de consécration. Pour situer Bouvier dans le paysage littéraire, la critique recourt fréquemment à des formules telles que « Switzerland’s very own Jack Kerouac 13 », « The Jack Kerouac of Switzerland 14 » ou « L’Usage du monde est à l’Europe ce que Sur la route était à l’Amérique15 ». Et la comparaison, parfois dénoncée comme « paresseuse16 », lui est souvent favorable. Un critique apprécie par exemple « une érudition plus légèrement déployée mais aussi vivante » que celle de Kerouac, et « sans trace d’auto-glorification17 ». Celui-ci n’est de loin pas le seul auteur mobilisé, puisque les plus grands noms du travel writing sont aussi cités, à commencer par Patrick Leigh Fermor, mais aussi Bruce Chatwin, Eric Newby, Wilfred Thesiger, Robert Byron ou encore Paul Theroux. Mais comparer Bouvier à Kerouac, geste critique peut-être plus légitime qu’il n’y paraît18, c’est avant tout apposer sur le premier un sceau immédiatement reconnaissable du public anglo-saxon et, plus que lui associer — à tort ou à raison — certains traits rattachés au voyage beat, le mettre sur le même plan qu’un auteur et un récit dont l’impact culturel dépasse les bornes du genre viatique. Kerouac est une icône douteuse, un mythe écorné, certes ; mais une icône et un mythe tout de même, et l’influence de Sur la route, capable de mettre en branle des générations de lecteurs, fut et reste considérable. Si l’analogie est facile, elle pèse de tout son poids symbolique dans la balance de la réception.

7Bouvier dispose de plus de prestigieux champions anglophones, qui rivalisent d’hyperboles pour décrire le ravissement qu’ils éprouvent à sa lecture. Outre Leigh Fermor, dont la préface à The Way of the World a joué un rôle décisif, citons par exemple Dervla Murphy, célèbre voyageuse irlandaise, qui intitule sa première recension de ce livre « Le vrai voyageur19 » et clame par la suite qu’il « mérite non seulement d’être relu, mais re-relu20 » ; ou Colin Thubron, lui-même récipiendaire du prix Nicolas Bouvier, qui décrit l’auteur comme « l’un des écrivains-voyageurs les plus brillants, pénétrants et originaux de son époque21 ». William Dalrymple, historien illustre et écrivain-voyageur lui-même, ne tarit pas d’éloges et va jusqu’à tweeter l’aphorisme incontournable de L’Usage du monde : « Un voyage se passe de motifs. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait22. » Par ailleurs, un critique nous apprend que « [p]our prolonger la joie d’être en sa compagnie, [il se] retrouvai[t] à poser son livre sur [sa] poitrine pour de longues séances de rêveries23 ». Un autre formule l’espoir que l’on « traduise sa biographie ainsi que tous les fragments restants qui ont coulé de sa plume24 ». Un autre encore encourage le lecteur en ces termes : « si vous ne devez lire qu’un seul récit de voyage cette année — ou même au cours des quarante prochaines —, ce devrait être celui-ci25. » Bref, les dithyrambes pleuvent et font leur petit effet : L’Usage du monde apparaît par exemple dans les listes des meilleurs récits de voyage du Wall Street Journal et du Guardian, ou dans celle du site spécialisé WanderWisdom, et c’est dans chaque cas le seul livre francophone mentionné26.

8Bouvier s’impose donc au point d’influencer ou même de commander la réception d’autres textes. Ainsi, quand John Gimlette, un écrivain-voyageur réputé, commet l’impair d’écrire un livre sur le Sri Lanka sans l’y mentionner, il est promptement rappelé à l’ordre par un critique du Times Literary Supplement, qui déplore cette « seule regrettable omission27 ». Ou, quand Dalrymple recense un livre intitulé In Motion: the Experience of Travel, qui présente une certaine philosophie du voyage à l’aide de concepts tels que deep travel ou nomadisme, il conclut en citant l’inusable aphorisme sur l’ambivalence du voyage — celui qu’il diffusera sur Twitter quelques années plus tard —, tiré du « chef-d’œuvre juvénile » qu’est L’Usage du monde, pour ériger son auteur en modèle de l’idéal voyageur qu’In Motion s’est laborieusement efforcé de définir28.

9Louant unanimement les qualités d’un « style lyrique aussi pur que l’air du printemps29 », les critiques associent volontiers ces qualités au « master traveler 30 » lui-même, dont la « personnalité imprègne chaque phrase31 ». Face à un tel florilège, on serait tenté de croire que Bouvier est en passe d’être tout bonnement canonisé par ses lecteurs anglophones, d’autant plus qu’aucun de ses confrères ou consœurs francophones ne semble susciter une telle dévotion. Ni la presse ni les anthologies ne font grand cas d’un Segalen, par exemple, ou, plus récemment, d’un Sylvain Tesson, et l’on peut se demander dans quelle mesure la nationalité de Bouvier détermine cette réception exceptionnelle. Le fait d’être suisse garantit-il une neutralité de bon aloi aux yeux de la « perfide Albion » et de ses anciennes colonies ? Prémunit-il contre certains préjugés hérités de la rivalité historique qui a longuement opposé la France à l’Angleterre ? Permet-il de se soustraire aux atavismes d’une société française imprégnée de son ancienne hégémonie politique et culturelle, qui ne peuvent manquer de fausser le rapport au monde du voyageur ? Les anglophones semblent considérer, avec Murphy, Bouvier comme un « vrai voyageur » dépourvu d’attaches encombrantes et, par conséquent, facile à accueillir, au contraire d’écrivains français perclus de culpabilité coloniale et de complexes littéraires qui, comme Claude Lévi-Strauss, ont dit « adieu au voyage » et condamnent le genre viatique32. Ainsi, pour un critique canadien, la nationalité de Bouvier « ne fait pas office de filtre, pas même le plus subtil33 ». Si on l’inscrit quand même dans une lignée française, c’est dans celle « des voyageurs poètes — Blaise Cendrars et Valery Larbaud — teintés mais pas souillés par le colonialisme et leur formation classique34 ». Ou dans celle, plus ancienne encore, de Flaubert et Lamartine, dont les récits de voyage, fragmentaires et dépourvus d’armature téléologique selon Philip Glazebrook, présenteraient des similitudes avec ceux de Bouvier35.

10L’écrivain suisse est ainsi perçu comme neutre non seulement au sens politique ou culturel de l’épithète, mais peut-être aussi dans son acception barthésienne, c’est-à-dire comme capable de « déjouer le paradigme », de « défaire, annuler ou contrarier [son] binarisme implacable36 » et donc d’échapper aux dualismes qui organisent la réception d’une œuvre en en imposant une lecture déterminée par une structure d’opposition préétablie (ici, littérature « française » et littérature « anglaise »). Mais cette posture ambivalente est précaire, puisque le neutre est toujours susceptible de basculer vers l’un ou l’autre des pôles d’attractions par rapport auxquels il se définit — dans le cas de la Suisse romande, la force centripète de la France — et doit donc lui résister en déployant des stratégies identitaires spécifiques en fonction du contexte où il se trouve plongé. Or les critiques anglophones présentent parfois hâtivement Bouvier, de son vivant ou après sa mort, comme français 37 : la confusion, compréhensible voire attendue, laisse penser que celui-ci a certainement dû, pour la dissiper au cours de ses voyages en Amérique du Nord, réaffirmer sa différence, sa « neutralité », en insistant sur l’écart culturel qui le séparait de la France.

11Avant d’étudier cette réaction « centrifuge », il faut encore nuancer le constat d’une réception anglophone qui hisserait unanimement Bouvier au rang de sommité littéraire. La lecture des recensions produit un effet loupe qui peut être trompeur, et toute cette bonne presse ne garantit nullement une visibilité équivalente, comme le montre l’anecdote suivante. En 2019, le journal genevois Le Temps publie un classement des « 50 meilleurs livres de langue française de 1900 à aujourd’hui », dans lequel L’Usage du monde apparaît en huitième position, derrière des œuvres de Proust, Céline, Camus, Apollinaire, Albert Cohen, Yourcenar et Agota Kristof38. Commentant cette liste, le critique du Times Literary Supplement ne trouve d’abord rien à y redire, mais « [s’enfonce] ensuite dans un fourré de titres qu’on n’avait jamais approchés. […] le Cohen est trop long, le Yourcenar trop ancien, le Kristof trop difficile (probablement) ; quant au Bouvier… on n’en a jamais entendu parler39. » Ignorance totale : la sentence est sans appel. De fait, l’œuvre de Bouvier est souvent décrite comme inconnue, souterraine ou sous-marine : en 2019 toujours, l’avant-propos de So It Goes, livre qui réunit le Journal d’Aran et d’autres lieux, Voyage dans les Lowlands, Dans les brumes de l’île du whisky et La Guerre à huit ans, évoque un auteur ayant « disparu sous les vagues anglophones40 » ; L’Usage du monde est une « merveille oubliée41 » ou un « classique perdu42 ». En 2021 encore, un article mettant Bouvier sur le même plan que Philippe Jaccottet — ce qui est une forme de reconnaissance en soi — le présentait comme « l’un des grands écrivains voyageurs du xxe siècle », « réponse » suisse à Patrick Leigh Fermor, mais aussi comme « mal connu des lecteurs anglais43 ». Il faut donc relativiser : la célébrité de Bouvier semble confinée avant tout aux cercles des spécialistes de la littérature de voyage44.

Mise en demeure : Nicolas Bouvier en Amérique du Nord

12Alors, connu, ou inconnu ? Mais aussi : écrivain, ethnologue, photographe, iconographe, globe-trotter, cinéaste, ou journaliste, au gré des différents qualificatifs employés pour le présenter, de manière à première vue presque arbitraire, par les institutions nord-américaines qui l’ont accueilli ? Touche-à-tout dont le papier à lettres mentionne comme seules occupations « photographe, documentaliste, recherches iconographiques », Nicolas Bouvier donne du fil à retordre à qui tente de l’épingler. Pourtant, lors de ses séjours outre-Atlantique, et en particulier lors du premier, à l’automne 1989, au cours duquel il fut Swiss writer in residence au Max Kade Institute for Austrian-German-Swiss Studies de USC, sa réception cette fois en personne l’a littéralement obligé à décliner son identité. D’un point de vue professionnel, le flou n’était guère gênant : « Je ne suis ni universitaire, ni spécialiste d’aucune discipline. Je suis un voyageur et un photographe qui écrit de temps en temps45 », annonce-t-il simplement aux étudiants de son séminaire. Mais face à un public qui devait se dire, à peu près comme les Parisiens de Montesquieu, « Monsieur est suisse romand ; c’est une chose bien extraordinaire ; comment peut-on être suisse romand ? », la question de son appartenance à la frange d’une nation qui, comme l’assénait Ramuz, culturellement parlant n’existe pas 46, a dû se poser à Bouvier de manière plus insistante.

13De fait, beaucoup d’écrivains suisses semblent ne pas ressentir d’attachement profond à un pays trop hétéroclite qui « laisse ses fils en mal d’identité47 » : identité nationale de pacotille, relevant du mythe construit de toutes pièces, du « bricolage48 ». Comme le remarque Roger Francillon, « ce problème d’identité se pose de manière particulièrement aiguë pour les Suisses romands, minoritaires dans la Confédération helvétique et entrés relativement tard dans cet ensemble49. » Les auteurs romands écrivent dans les marges — de la francophonie et de leur propre pays —, situation potentiellement aussi inconfortable que stimulante, dont l’étude est « impossible […] hors d’un cadre informé par les sciences sociales50 » et aboutit souvent à une « approche cantonaliste51 », plus fine, plutôt que régionaliste. De spécifications en spécifications — faudrait-il envisager, à un degré supérieur de granularité, une analyse « communaliste » de la production culturelle ? —, le processus conduit à une dévaluation de la notion même d’identité collective, que Nicolas Bouvier évacue sans ambages : « ces problèmes d’identité […] [lui] paraissent une véritable tarte à la crème » : soit on en a une, soit on n’en a pas, mais dans les deux cas ça ne sert à rien de s’en inquiéter. Ainsi, poursuit-il, « le seul problème réel c’est le problème de l’identité personnelle », de la « présence aux choses », de la relation de l’individu au monde, bien plus qu’à une quelconque nation52. Pour lui comme pour une grande partie de ses confrères, le propre de l’identité suisse, c’est paradoxalement de ne pas en avoir — d’où certainement son « admiration » pour Je ne suis pas Stiller de Max Frisch, présenté comme « l’histoire d’un Suisse qui ne veut pas être suisse53 ».

14Néanmoins, en tant que Swiss writer in residence, Bouvier a été explicitement étiqueté « suisse » ; il a donc dû redéfinir cette « identité personnelle » insouciante, déliée, et revendiquer une forme d’attachement, ou du moins de relation, à ce qu’il appelait « notre petit pays posthume54 ». Bon gré mal gré, il lui a fallu prendre position par rapport à l’identité nationale soudain attachée à sa personne, au moment même où, à Los Angeles, son identité personnelle avait été brusquement effacée, comme il l’explique à Thierry Vernet :

le destin qui m’a envoyé ici m’a donné une sorte de seconde vie : je n’étais absolument personne, un numéro tiré par hasard de la loterie de Pro Helvetia, ne connaissais personne, devais pratiquement inventer ma vie chaque jour dans cette ville vaste et verte55.

15Cette renaissance anonyme et décrite comme aléatoire servira de matrice pour plusieurs textes tardifs, notamment L’Échappée belle, Le Hibou et la baleine et Routes et déroutes, dans lesquels Bouvier développe un discours et une posture spécifiquement helvétiques.

16Hors ouvrages de commande, notamment celui consacré à l’histoire de la Télévision suisse romande56, son œuvre ne faisait jusqu’alors guère référence au « pays posthume » et semblait même éviter de l’évoquer. Le cas de L’Usage du monde est caractéristique : Genève y est mentionné dans l’incipit, mais seulement pour dire qu’on en est parti, et les utilisations du mot « suisse », comme adjectif ou substantif, se limitent à des énoncés pragmatiques, généralement liés à l’envoi ou la réception de colis57. Pour désigner son lieu d’origine et se fendre de commentaires souvent critiques à son égard, le narrateur préfère employer un « chez nous » générique et imprécis — recouvre-t-il Genève, la Suisse romande, les régions européennes francophones, l’Occident dans son ensemble… ? — qui peut s’opposer dialectiquement à un « chez eux » tout aussi versatile, version moderne du binôme « par-deçà – par-delà » qu’employait par exemple Jean de Léry58. Seule exception à cette règle : alors qu’il traverse l’Hindou Kouch, on demande au voyageur d’où il vient. « — De Suisse, en route vers Mazar », répond-il. Mais cette irruption du pays natal dans le récit, qui semble amorcer un dialogue signalé par le retour à la ligne et le tiret, est immédiatement récupérée par l’interlocuteur afghan dont le discours est ensuite rapporté : « La Suisse ? il voyait bien. » C’est sa vision de la Suisse, inspirée par l’image du château de Chillon vue sur un camion, qui s’impose dans le récit, plutôt que celle du narrateur ; et, quand celui-ci tente finalement d’en parler à son tour pour « mentionner le fusil et les quarante cartouches que tout soldat suisse conserve à la maison », il est trop tard : « la compagnie avait perdu l’Occident de vue59 ». La Suisse, qui dans ce contexte se distingue mal de l’Occident tout entier, n’a tout simplement pas voix au chapitre ; en tout cas pas celle du voyageur, le dispositif textuel déployé ici mettant en scène une interdiction du discours personnel sur ce sujet.

17On chercherait en vain des références plus précises ou moins fortuites dans Chronique japonaise ou Le Poisson-Scorpion 60. Mais le ton et le propos changent après la réception américaine de Nicolas Bouvier, qui, comme on l’a vu, est orchestrée par Pro Helvetia, ce qui n’est pas anodin. À l’origine, soit à l’orée de la deuxième guerre mondiale, Pro Helvetia avait pour mission d’organiser la « Défense nationale spirituelle » d’un pays dont l’intégrité était menacée par les turbulences de la politique européenne, c’est-à-dire, selon les mots du Conseil fédéral, de « rappeler au peuple suisse “les fondements spirituels de la Confédération, le caractère de notre pays et de notre État, [de] fortifier et rallumer sa foi dans la puissance de conservation et de création de notre esprit national”61 ». Il s’agit donc initialement d’un instrument de propagande s’efforçant de diffuser le mythe d’une Helvétie utopique repliée sur ses alpages, farouchement neutre, indépendante et abritée des vicissitudes de l’histoire. Ce « mythe de l’Arche62 » est justement celui qui s’est imposé dans l’imaginaire anglo-saxon et l’occupe encore, comme en témoigne par exemple l’historien Tony Judt se rappelant ses voyages en Suisse dans les années 1950 :

on traversait la frontière, toujours par quelque col ou sommet balayé par les vents et couvert de neige… et on pénétrait dans un pays de chalets propres et décorés de fleurs, de rues léchées, de magasins à l’air prospère et de citoyens élégants et satisfaits. La guerre qui venait de s’achever semblait avoir laissé la Suisse parfaitement intacte63.

18Intacte, et encline à le faire savoir en propageant « l’image du pays sédentaire, industrieux, laborieux jusqu’à l’écœurement », comme le dit Bouvier, qui note encore que c’est son expérience de visiting professor à Los Angeles qui lui a permis de se rendre compte de la prévalence de ce poncif diffusé notamment par Pro Helvetia64. Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, la rhétorique simpliste et univoque de la Défense spirituelle a progressivement laissé place à une forme plus nuancée de promotion d’une certaine « suissitude », avec tous les compromis et les tensions qui ne manquent pas d’entourer une telle notion. Alors que le 700e anniversaire de la Confédération approche avec son cortège de célébrations (pour lesquelles Bouvier reviendra d’ailleurs en 1991 en Californie), l’affaire Kopp et le « scandale des fiches » agitent l’opinion publique et éclaboussent la Suisse — ce dont l’écrivain se réjouit : « Personnellement, je suis enchanté que tous ces scandales aient éclaté. Enfin, nous cesserons de morigéner le reste de l’Europe65. » En 1989, le problème de l’image de soi que le pays projette à l’étranger, mais aussi se renvoie à lui-même, est plus que jamais d’actualité.

19C’est dans ce contexte que s’inscrit le séjour à USC, où Bouvier arrive donc à l’automne 1989 en tant que Swiss writer in residence au Max Kade Institute grâce à Pro Helvetia, qui finance cette chaire inaugurée par Dürrenmatt en 1981. Bouvier est le premier écrivain romand à l’occuper. Comment s’y est-il pris ? Il semble avoir eu vent de l’opportunité auprès de ses confrères alémaniques et avoir engagé dès 1987 les démarches nécessaires66. Ce n’est donc pas vraiment une « loterie », mais plutôt un effort délibéré et de longue haleine pour « ne pas être confiné à [s]on minuscule public — fin et amical — de “collégiens” et d’instituteurs romands67 » qui l’amène à USC, où le Max Kade Institute réunit des conditions idéales pour un tel déconfinement. Dédié aux études germanophones, mais situé en terres anglophones, il présente un microcosme intellectuel particulièrement favorable pour Bouvier, qui n’hésite pas à émailler ses interventions de mots allemands et à utiliser des références issues des deux cultures. Placé à ce carrefour linguistique, le francophone doit affirmer sa différence en forçant le trait helvétique que suppose son titre. La France sert alors de repoussoir symbolique pour la définir. Dès le début de son premier cours il affirme que « les éditeurs français […] méprisent normalement les écrivains suisses68 », phrase soulignée au feutre rouge dans ses notes. Plus tard, c’est l’Académie française qui en prend pour son grade : Bouvier la définit comme « un groupe stupide, stupide… Je le placerais comme nuisance aux côtés du Cartel de Medellín », ce qui, à l’époque des grands jours de Pablo Escobar, n’est pas peu dire. Il ajoute : « C’est stupide d’avoir pendant 300 ans 40 flics qui surveillent une langue. C’est une institution démente.69 » Bouvier n’y va pas de main morte ; mais en attaquant avec une telle virulence la France et ses institutions littéraires dans ce qu’elles ont de plus rigide et hégémonique, en adoptant donc une posture aussi belliqueuse et provocatrice, il s’efforce de mieux faire apparaître, par contraste, une certaine spécificité helvétique et plus précisément romande. Dans des notes préparatoires ultérieures, justement intitulées « Spécificité romande », une figure d’importance est mobilisée. Évoquant la « résistance des patois qui n’ont pas été tués par une décision centralisatrice, comme en France », Bouvier ajoute : « les huitante et septante que Montaigne aurait aussitôt compris70 ». La manœuvre est plus subtile, mais non moins révélatrice : remontant aux jours heureux où les « flics » de l’Académie n’avaient pas encore arrêté le français, la « spécificité », marquée lexicalement, préserve la force émancipatrice d’une langue plus libre, vivante et décentrée, et rallie à sa cause nul autre que Montaigne, « d’où », selon Lévi-Strauss, « tout est sorti71 ». Cet auteur, central pour la tradition philosophique française, se voit ainsi rattaché à une périphérie helvétique où pourrait justement survivre et s’épanouir sa pensée vagabonde.

20La « seconde vie » produit ainsi un discours second, « helvétisant » certes, mais qui détourne et inverse celui proposé par la rhétorique de la Défense spirituelle. Significativement, le séminaire commence par évoquer la figure originelle du mythe helvétique, celle du « premier héros national72 » Divico, chef helvète semi-légendaire qui, comme le raconte Jules César dans La Guerre des Gaules, poussa son peuple à une migration insensée. En faisant de Divico l’initiateur d’une certaine « tradition vagabonde » suisse, en s’appropriant ce personnage de manière aussi peu vraisemblable que les chantres de la Défense spirituelle avant lui, le tales teller qu’est Bouvier commence à exhumer un autre passé, à raconter une autre histoire : non plus celle, officielle, d’une Suisse ultra-sédentaire, frileuse et confinée, mais celle, officieuse, d’une Suisse follement nomade et aventureuse. La suite est connue, on la retrouve notamment dans L’Échappée belle : le séminaire convoque Thomas Platter, Paracelse, les mercenaires suisses enterrés aux quatre coins du monde et surtout Blaise Cendrars, qui est présenté comme le héros contemporain de ce mythe alternatif. Cendrars, si peu suisse lui-même, est doublement intéressant pour Bouvier : sa vie voyageuse est exemplaire de la tradition du nomadisme helvétique, et son livre L’Or romance l’ironique destin du général suisse Sutter qui vint justement s’établir en Californie. Sa trajectoire préfigure ainsi celle suivie par Bouvier, qui trouve sur la côte ouest, sinon de l’or, du moins une sorte de nouveau souffle intellectuel et littéraire.

21Le séjour américain sert en effet d’incubateur : c’est le lieu d’une migration du discours, qui s’articule dès lors autour du point d’inflexion de cette identité suisse à la fois redécouverte et subvertie. Les « Réflexions sur l’espace et l’écriture73 », publiées en France juste avant de partir pour USC, montrent déjà certains signes avant-coureurs de cette évolution, et la question de l’existence d’une « littérature romande » est dans l’air du temps ; c’est notamment la première que lui pose, quelques années auparavant, David Bevan74. Cependant, la réelle cristallisation de ce thème dans la pensée de Bouvier n’intervient qu’à travers le séminaire qui tombe de fait à point nommé pour rassembler des bribes de réflexions jusqu’alors éparses. S’il est faux de dire que tous ses textes des années 1990 en découlent, il détermine néanmoins certainement l’orientation donnée à plusieurs d’entre eux.

22Dans le cas de Routes et déroutes, la cause est avérée : le « grand chambardement75 » causé par l’expérience américaine est explicitement désigné dans l’avant-propos comme étant au principe du livre, et bon nombre d’anecdotes et de réflexions reprennent mot pour mot des propos tenus lors du séminaire76. Si, comme l’a proposé Philippe Antoine, Routes et déroutes est une « quasi-autobiographie » dans laquelle Bouvier « nous ouvre la porte du laboratoire de sa création77 », le séminaire de USC trace les plans de ce laboratoire. Mais il force aussi Bouvier à se reconnaître suisse, au moins temporairement, et donc à se poser la question de l’identité nationale pour lui trouver une réponse satisfaisante. Lors de son dernier cours, Bouvier déclare : « je ne peux pas m’empêcher d’être suisse78 » ; le « pudding universitaire » américain conduit tout droit à la « tarte à la crème » identitaire, mais qui acquiert dans ce contexte une certaine saveur. Car cette opportunité pédagogique saisie sur le tard semble elle-même procéder d’un certain déterminisme helvétique qu’il en vient à apprécier. Dès La Boîte à images, il assène que la Suisse a « le handicap d’être une nation de pédagogues, et la pédagogie est à l’opposé du divertissement79 ». Dans l’un de ses derniers textes, intitulé « Le virus pédagogique », il reprend cette idée en la nuançant significativement. « Oui, nous Suisses, sommes d’incurables pédagogues, et depuis quatre siècles et demi » : la « vocation pédagogique » du pays n’est plus un handicap, mais un tropisme aussi irrépressible et ambigu que le nomadisme lui-même, et Bouvier ne manque pas d’évoquer à cet égard « l’exode d’éducatrices et d’éducateurs » romands qui, comme lui-même l’a fait, s’en furent enseigner loin de chez eux80. La pédagogie, comme le voyage lui-même, a un « visage de Janus81 » : Bouvier réhabilite la première et lui reconnaît une complicité dans l’ambivalence avec la tradition nomade qui fit justement l’objet de sa réflexion lors du premier séjour américain. Ce « nomadisme pédagogique » lui aura finalement donné d’« immenses satisfactions82 ».

23La satisfaction fut réciproque : lors de son retour à USC à l’occasion des conférences données pour le 700e anniversaire de la Confédération, on le présente comme « un National Geographic ambulant à lui tout seul », « l’un des invités les plus charmants sur le campus » où il est devenu « un personnage fort admiré qui a beaucoup attiré l’attention83 », non seulement en Californie mais dans toute l’Amérique du Nord. Car si son expérience de Swiss writer in residence l’a forcé à se reconnaître suisse, comme cet intitulé l’y engageait, elle l’a aussi inséré dans un circuit académique et littéraire avec, une fois de plus, un indéniable succès. Cette première réception réussie en a amené beaucoup d’autres, dans des universités ou des festivals littéraires, notamment l’International Festival of Authors à Toronto. Dans une lettre à Pro Helvetia, le directeur de cette manifestation écrivait :

Bouvier a été l’un des plus grands hits de tout le festival et a fait beaucoup d’adeptes de ses propres livres et de la littérature suisse en général. Vous devriez en faire un ambassadeur itinérant, avec un salaire très élevé. Il est superbe84.

24En Amérique du Nord, Bouvier se transforme ainsi en colporteur, dans un sens encore plus littéral que celui que Laurent Demanze donnait à ce terme85 : « pour la Suisse, de l’Art populaire à Cingria en passant par Thomas Platter, [il a] un large éventail86 » de discours bien rodés qu’il colporte d’un bout à l’autre du continent, toujours avec le soutien financier de Pro Helvetia. Ses conférences portent essentiellement sur la Suisse nomade, ou sur Montaigne, grand philosophe de l’incertitude ou de la fluctuation identitaire. Bouvier joue donc le jeu de Pro Helvetia, mais de manière retorse et paradoxale : en inventant un nouveau mythe helvétique qui, par sa teneur même, réfute l’idée d’un enracinement profond, d’une identité nationale stable et géographiquement localisable. Dans les notes pour un séminaire ultérieur donné à la City University de New York en 1993, en français cette fois, il écrit : « le problème n’est pas d’être suisse, mais simplement d’être87 ». « Être ou ne pas être suisse ? » À cette question toute shakespearienne que le public anglo-saxon l’a forcé à se poser, Bouvier répond par un « être et ne pas être suisse » — ce qui est très suisse.