Colloques en ligne

Laurent Demanze. ENS de Lyon

Nicolas Bouvier. Portrait de l’écrivain en colporteur

1Les lecteurs de Nicolas Bouvier ont sans doute encore en mémoire ce fameux passage des Cahiers de Malte Laurids Brigge :

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d’hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s’ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus.

2Ces mots de Rilke, il les avait fait peindre sur la portière gauche de la Topo, qui fut durant tout le périple une manière de bibliothèque ambulante. L’on songe évidemment aussitôt aux autres peintures sur la Topo ou à l’élégance des peintures populaires sur les camions afghans : minarets, mains dans le ciel, as de pique, le tout enroulé d’un réseau d’inscriptions coraniques qui occupe tout l’espace de la tôle1. Sauf que les mots de Rilke, regrette-t-il, n’ont pas été peints avec la même sûreté graphique, puisqu’ils ont davantage l’allure d’une réclame Suchard2.

3La littérature et la réclame, la poésie et le commerce, voilà un attelage qui aurait de quoi étonner, si l’on oubliait que la question de l’économique, de la vente ou de l’échange sont au cœur de L’Usage du monde. Il faut bien sûr payer à la route parcourue son tribut de chair, comme Shylock, mais surtout pour avancer pas à pas, satisfaire les impératifs du corps ou entretenir la fragile compagne mécanique, il faut se plier aux règles du commerce et se faire à son tour colporteur. Rilke et Suchard, tel est en somme l’appétissant programme qui donne aux mots la densité physiologique que réclamait Bouvier, et qui surtout fonctionne comme un avertissement : la voiture tient lieu de bonimenteur et fait de la littérature qui s’affiche une réclame. Elle prend des allures aguicheuses et met en évidence le contrat commercial qu’elle engage avec ses auditeurs, sinon avec ses lecteurs.

4 « [C]omme un colporteur » : cette formule qui revient à plus d’une reprise dans L’Usage du monde, et que Nicolas Bouvier ne cessera de moduler jusqu’aux « Tribulations d’un iconographe », je voudrais la saisir comme un sésame pour parcourir cette œuvre à grandes enjambées. Il faut donc relire un instant dans L’Usage du monde commerces littéraires et changes artistiques, car les récits s’y monnayent et les dessins se vendent. C’est, sur la route d’Anatolie, Thierry Vernet contraint de faire du porte-à-porte pour vendre ses dessins, et tandis que la patronne refuse d’apparaître, de patienter en buvant le thé avec la cuisinière. Ou de copier des nus de Vie parisienne, à dix roupies la pièce pour s’acheter des roues neuves ou être en règle avec la douane et ses tampons. Les mots sont logés à la même enseigne, pourrait-on dire, ils se vendent sous forme d’articles, et Nicolas Bouvier égrènera son périple de conférences sur les grands auteurs, des questions d’histoire ou d’actualité.

Le colporteur et le conteur

5 Commerce des arts et échange des mots, un jugement trop rapide y condamnerait une muse mercenaire, quand il s’agit au contraire pour l’écrivain de souligner la proximité concrète de l’art et la valeur d’usage qu’on lui reconnaît dans les contrées traversées. Car quand la culture n’est pas mise en pot ou sous verre, selon son expression3, il faut prendre le temps de négocier et de marchander, en un mot de soupeser avec circonspection ou d’achalander le client. Voilà pourquoi l’une des plus attachantes figures dans le récit est celle du bonimenteur, qui embobine ses auditeurs et fait se succéder les histoires au mépris de la vraisemblance : le marchand ambulant sertit ses produits d’un écrin narratif pour les doter d’une profondeur d’expérience. L’ivresse narrative n’est pas loin, ni la débauche verbale4. Ainsi dans la prison de Mahabad la rencontre d’une fille de joie qui va de village en village, comme un colporteur, avec ses parfums dans une besace et un bâton ferré de l’autre.

Elle, au contraire, parlait sans arrêt en balançant sa chaussure cloutée : des quolibets, des doléances, des ragots du Bazar ; parlait avec une vitalité âpre, fantastique, s’interrompant seulement pour éclater de rire ou nous adresser quelques rauques agaceries. Elle avait les chevilles couvertes de terre, des yeux meurtris et magnifiques, des traces de morsures autour de la bouche. Ça ne l’empêchait pas d’être un fleuve à elle toute seule : boueux, profond, puissant. L’index levé, elle menaça encore en plaisantant le capitaine et disparut aussi soudainement qu’elle était entrée5.

6Une telle apparition vaut comme programme esthétique : une parole énergique et entraînante, une vitalité rieuse sur fond de noirceur, une voix striée de parlures quotidiennes ou argotiques. C’est là une figure que l’on trouverait en bonne place chez Céline, un romancier cardinal dans la bibliothèque de Nicolas Bouvier, par sa recherche d’une oralité où se mêlent la plainte ordurière et le sublime.

7 Le récit est au cœur même de la transaction, parce que, dans ces univers de marchands à la sauvette et de théâtre de rue, il n’est pas seulement un divertissement qui suspend momentanément les activités, il renferme un savoir précieux : il est un reflet de l’ailleurs, un horizon ouvert sur d’autres mondes et le signe tangible du voyage. Tout au long du récit de Nicolas Bouvier, l’on croit retrouver la silhouette du conteur autrefois célébrée par Walter Benjamin : ici des nomades vannés qui « se saluent, se reconnaissent, s’interrogent »6, là un archéologue, retour de fouille en Arachosie ou Bactriane, qui s’emporte en d’interminables digressions, un verre à la main7 ou encore Paulus, le médecin de Tabriz8 sans oublier le conteur kurde dont ils enregistrent les histoires9.

8Et si selon Walter Benjamin la silhouette du conteur «  est à nos yeux déjà un phénomène lointain, et qui s’éloigne de plus en plus »10, la pratique de Nicolas Bouvier la fait revivre sans nostalgie, par déplacements et réappropriations11. La même capacité à intégrer son auditoire à la composition même de son récit, en en faisant une création partagée. Et la teneur d’oralité relève autant chez lui d’un désir de vocalité, que d’un souci d’impliquer en permanence le destinataire. Comme le souligne Walter Benjamin, celui « qui écoute une histoire se trouve en compagnie du conteur, même celui qui la lit partage cette compagnie. Le lecteur de roman, lui, est solitaire. »12 Le dispositif énonciatif de L’Usage du monde mène en effet insensiblement de la relation épistolaire avec Thierry Vernet à celle qui l’unit à son lecteur : c’est un même art de l’adresse et de l’implication, qui fait du lecteur un familier.

9« “Celui qui fait un voyage a quelque chose à raconter” dit le proverbe, qui décrit le conteur comme quelqu’un qui a vu du pays »13 : la formule de Walter Benjamin dit bien que le récit est en somme le tribut que paye le voyageur pour être accueilli, pour constituer « d’heure en heure le journal parlé », dans un monde où le témoignage oral et l’information vécue –sur l’état des routes notamment– sont une ressource vitale. Narration et déambulation vont ainsi de pair et s’échangent en permanence dans l’imaginaire de Nicolas Bouvier, mais aussi dans les cultures qu’il fréquente : par son expérience de la route le voyageur a droit de conter et inversement l’on prend la route pour mieux prendre la plume ou la parole.

10Il y a là tout un imaginaire de la littérature itinérante et de l’écrivain ambulant, qui met l’accent sur l’importance du corps et la teneur physiologique de l’expérience littéraire : ce nomadisme le rapproche du colporteur, et jusque dans l’épreuve corporelle de ce qui pèse et fait ployer. Il le rappellera d’ailleurs fortement dans « Tribulations d’un iconographe » : s’il se sent « l’héritier de ces colporteurs d’almanachs ou d’estampes qui faisaient autrefois les foires, leur baluchon sur le dos »14, c’est non seulement pour l’importance de l’oralité dans son enquête, qui lui fait préférer les concierges aux directeurs de musée, mais surtout parce que ses appareils et machines lui pèsent sur les épaules et le déséquilibrent, au risque de tomber. Autoportrait de Nicolas Bouvier, avec cinquante kilos de matériel, dans des donjons en colimaçon, des salles d’école ou des chapelles sans courant : « Un forain donc, tantôt fouineur de génie, tantôt garçon de courses. Et toujours au galop. »15

Shéhérazade au contemporain

11C’est dans Routes et déroutes que Nicolas Bouvier explicite ce troc inaugural entre voyage et narration, qu’il place sous le patronage de son père. Car ce père mutique et sédentaire accorde de bon gré au jeune homme l’autorisation de voyager, mais à condition qu’il retranscrive pour lui, qui n’a pu voyager autant qu’il le souhaitait, les turbulences et les émois du chemin. Si l’on raconte le voyage que l’on entreprend, c’est donc aussi pour élargir le monde de ceux qui sont restés :

Les premières fois que j’ai voulu partir, je n’ai même pas eu à fuguer : mon père m’y a poussé. Lui n’ayant pu voyager autant qu’il le souhaitait, l’a fait ainsi par procuration. […] Il m’a dit : « Vas-y et raconte-moi. » […] Une des raisons principales pour lesquelles j’ai été très attentif dans mes voyages, était que je voulais lui en faire un compte rendu détaillé. J’ai commencé à lui écrire de longues lettres16.

12Le voyageur comme lieutenant du père et auxiliaire sensible. Et l’écriture à penser comme compte rendu si l’on veut bien entendre dans l’expression lexicalisée une restitution économique et un échange symétrique de la parole.

13Car ce compte rendu est aussi un conte restitué en retour à la figure paternelle. Il ne faut pas l’oublier, le père, silhouette érudite, effacée et silencieuse, était également un conteur sans pareil, inventeur de récits enchanteurs et terrifiants :

C’était aussi un conteur tout à fait extraordinaire. Lorsque nous étions tout petits, comme le jeudi était jour de congé, chaque mercredi soir il nous réunissait et nous racontait un épisode de l’histoire d’un personnage qu’il avait inventé, un bûcheron danois du XVIIIe siècle. Il était là dans des eaux familières. C’était littéralement fantastique. Nous étions ravis et muets de terreur17.

14Nicolas Bouvier retrouve dans les récits du père une préfiguration littéraire, tant ils déploient une sensibilité visuelle qu’il exercera à son tour. Et s’il le compare à « une véritable Shéhérazade »18, il n’en va pas autrement de lui-même, puisqu’il se pense comme un conteur autant que comme un écrivain. Restituer au père les contes autrefois entendus dans l’enfance, tel est sans doute l’horizon esthétique d’une œuvre qui aura fait du conte sa matière et son modèle depuis la lettre programmatique à Thierry Vernet du 11 novembre 1955 : « comme un conte le livre du monde, y faudra avoir le courage de le faire comme un conte »19. Il faudrait tout un livre pour dire l’empire du conte dans l’œuvre de Nicolas Bouvier, ses motifs et ses structures, depuis les contes inventés dans L’Usage du monde comme monnaie d’échange ou les « contes cristallins qui réconcilient logique et poésie »20 et qui sont matière à discussion, jusqu’au Poisson-Scorpion qui affirme plus nettement sa manière de conte cauchemardesque, sans oublier sa traversée des universités américaines où le conférencier laissait volontiers place au conteur. Cette présence du conte oscille entre la transposition de sa matière –parcours d’initiation à rebours ; développement d’une capacité d’enchantement21– et sa manière, qui brouille les limites entre oral et écrit pour mettre aux prises avec la fabrique énonciative du récit22. Pour contourner ses difficultés premières à écrire, Bouvier semble avoir suivi le conseil de Thierry Vernet : raconter oralement d’abord, solliciter sa facilité à parler, et écrire comme devant un micro. Cette présence sensible du conteur est perceptible en filigrane depuis l’argot que regrettait François Bouchardy dans L’Usage du monde jusqu’aux marques permanentes d’un énonciateur désinvolte dans L’Art populaire en Suisse.

Signatures anonymes

15 Si Nicolas Bouvier ne se dispense pas d’une réflexion sur l’enchantement et d’une pensée du cheminement comme traversée initiatique, ses usages du conte s’inscrivent également dans une pensée esthétique qui le mobilise pour estomper les contours individuels de l’artiste et l’horizon pratique de la littérature. Une redéfinition critique de l’artiste d’abord, et Nicolas Bouvier de rappeler dans Routes et déroutes que sa « conception du travail du conteur ou de l’écrivain est très peu démiurgique »23. Loin de poser au créateur de monde ou de faire concurrence au réel, il s’agit d’affirmer une position modeste face à la teneur sensible du réel : à la manière d’une surface d’inscription des éblouissements et des rencontres, l’écrivain exerce sa disponibilité et sa capacité de curiosité. Mais plus encore, au lieu d’être une conquête d’individualité, une quête de signature stylistique, l’ensemble de l’œuvre est à juste titre souvent lue comme une trajectoire d’effacement et une abolition de l’ego24. Et cette abolition des contours de l’individualité n’est pas sans lien avec l’anonymat des conteurs ou plus largement des artistes populaires : cette quête d’usure est le moyen de faire émerger une part d’impersonnel pour ménager la possibilité d’une rencontre, d’un écho dans la sensibilité du public, car la communauté artistique est parfois à ce prix ; il s’agit également de mettre en évidence que la voix du conteur fait chorus avec la kyrielle des voix de la tradition, par un jeu de reprise et de déprise, qui ramène la voix singulière du conteur dans la rumeur plurielle, collective et indistincte du passé.

16Un tel souci de concevoir l’œuvre comme une déprise de l’illusion d’être soi, comme le fit autrefois Henri Michaux, est perceptible dans l’admirable enquête sur L’Art populaire en Suisse qui s’ouvre par une reconnaissance de dette « à la foule d’artisans ou d’imagiers inconnus ». Au point que l’écriture de l’essai semble émerger « de cet ossuaire anonyme »25. Cette exigence d’anonymat constitue le fil d’Ariane de l’avant-propos, alors même que l’œuvre populaire est, malgré son inscription dans un paysage et un territoire, « sans certificat d’origine ». Et pourtant, c’est avec une sereine gaieté que l’écrivain envisage cet effacement de la signature, loin d’un tragique de l’oubli ou d’une déploration de l’injustice mémorielle :

Lambeaux de biographie […] qui toujours suggèrent des existences furtives, frugales, difficiles. Feux follets sur le noir du marais anonyme d’où monte une œuvre collective dont le tragique est comme par magie escamoté, exclu : un florilège où paysans goguenards voisinent avec Christ en perruque de notable ou fermières à la gorge découverte, à la taille pincée26.

17L’avant-propos se conclut ainsi par une substitution de signature qui remplace celle de Nicolas Bouvier que l’on attend par deux modèles de majuscules calligraphiées, qui datent de la fin du XVIIIe siècle. À la place de la signature de l’artiste donc, une iconographie anonyme qui réalise le souhait énoncé quelques lignes plus haut : « Volontiers il signerait d’une croix ou se dispenserait de signer. »27

18 Et Nicolas Bouvier de composer alors volontiers un autoportrait en artisan anonyme, comme le propose Adrien Pasquali dans son étude. Au point de constituer cette monographie visuelle sur les arts pratiques et humbles de la Suisse non seulement comme un magnifique musée imaginaire, ou une anthropologie de la Suisse, mais aussi comme un art poétique par le détour : « Bouvier propose en miroir, par le relais d’images ou de figurations réalistes, une description de sa pratique artistique »28. Rappel de la vocation pratique d’un art qui cultive sa fonctionnalité, nécessité d’un objet adressé, qui prenne en compte un destinataire individuel ou collectif, « couleur locale » qui s’oppose à tout exotisme, et qui fait du nomadisme itinérant le ferment de la création. Parmi bien des exemples de cette figuration du geste artistique sous couvert de métaphores artisanales –mécaniques, textiles ou architecturales–, je songe plus particulièrement à ce moment de Routes et déroutes : « Pour moi, il faut que le client soit content. En cela aussi, je me considère tout à fait comme un artisan. C’est très suisse, ça : le bien cousu. »29 Ou encore à l’ouverture de « Réflexions sur l’espace et l’écriture » : « il m’a fallu apprendre à découper et coudre le cuir du langage et m’échiner gaiement à l’établi comme l’apprenti cordonnier qui fait sa première paire d’escarpins pour une favorite ou de bottes pour le chambellan. »30

Le monde, mode d’emploi

19 Endosser les défroques du conteur et du colporteur, c’est ainsi s’inscrire dans le sillon des arts populaires, mais pour revendiquer également la valeur de sagesse pratique du récit. Comme le montrait Walter Benjamin dans son article sur « Le conteur », le conte propose un savoir concret, met en récit une axiologie éthique et fait synthèse des connaissances d’une époque : le conte « présente toujours, ouvertement et tacitement, un aspect utilitaire. Celui-ci se traduit parfois par une moralité, parfois par une recommandation pratique, ailleurs encore par un proverbe ou une règle de vie – dans tous les cas le conteur est un homme de bon conseil pour son public. »31. Au-delà du plaisir esthétique, le récit possède une valeur d’usage, qui le rend indispensable dans l’existence ordinaire. Et c’est cette valeur d’usage qu’il ne faut pas oublier d’entendre dans le titre choisi par Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, qui bien sûr renvoie à Montaigne comme à Toepffer, et inscrit le trajet dans un parcours d’épuisement et d’usure. Mais il s’agit aussi de proposer un guide pratique du réel, une leçon de voyage par exemple interposé. Sans imposer la contrainte d’une morale, on y lit toute une éthique du voyage, que l’on devine au fil des aphorismes et des réflexions qui scandent le récit.

20C’est ce que revendique Nicolas Bouvier dans sa lettre du 12 août 1955, lorsqu’il voit son récit de plus en plus comme un conte qu’il faudra « bourrer de trucs utiles, je pense utilisables spirituellement, pratiquement, mécaniquement, médicalement, artistiquement, utiles sur tous les plans. »32 On l’entend, l’horizon pratique est aussi un horizon synthétique, et ce manuel d’usage mêle comme on l’a souvent dit ethnologie et entomologie, arts mécaniques et littérature au point de constituer la mosaïque recomposée des savoirs qu’il souhaitait réaliser. Puisqu’il s’attache à rassembler des « petits morceaux de savoir comme on ramasserait les morceaux épars d’une mosaïque détruite, partout où je peux, sans esprit de système. Et je vois ces choses se mettre en place, d’une façon mystérieuse, comme à l’intérieur d’une sphère où tout conspirerait à achever une sorte d’ensemble harmonique, polyphonique. »33

21 Cette alliance des savoirs et des arts, on la retrouve dans la littérature de colportage, qui mêle littérature bleue, médecine, astrologie ou botanique, au point que Lise Andries souligne que les imprimés des colporteurs « obéissent à un projet pédagogique et ont une vocation encyclopédique. »34 Ces disciplines convoquées et colportées, saisies dans un art de la maraude, sont dans une relation ambivalente avec la culture savante. Et c’est pour cette raison qu’elles constituent volontiers pour Nicolas Bouvier des savoirs en rupture avec l’érudition familiale : car il y va dans son œuvre d’une fidélité aux savoirs populaires comme autant de stratégies pour contester les autorités figées ou renverser les hiérarchies par un écart séditieux. On a reconnu là l’argument de La Guerre à huit ans, dont il faut rappeler qu’il est aussi titré Thesaurus pauperum, du nom de ce manuel médical qui faisait l’ordinaire des boîtes de colporteurs. Ce trésor des pauvres, c’est on, s’en souvient, l’album NPCK –Nestlé, Peter, Cailler, Kohler– « de nature populaire et mercantile »35 que l’on obtenait grâce à des coupons contenus dans les emballages de chocolat : avec ses vignettes à coller, « on passait de Sémiramis à Pasteur, de Sargon à Stevenson, de Moctezuma à Lao-Tseu et de Surcouf à Thomas Morus porté par une sorte d’ébriété. »36 Pourtant ce savoir populaire, hérité de la pratique du colportage n’est pas sans lien avec l’érudition savante, et les passages ou les échanges n’étaient pas rares : les savoirs circulaient d’un milieu à l’autre, et la vulgarisation des connaissances n’en altérait pas nécessairement la teneur, ni n’en diminuait l’exigence. L’œuvre de Nicolas Bouvier se situe précisément à cette jointure du savant et du populaire, et tout son travail d’iconographe comme celui qu’il mène dans L’Art populaire en Suisse contribue à prendre en charge ces passages et reprises ironiques, ces dialogues et ces dérivations. Manière de concevoir des échanges et des hétérogénéités pour ne pas muséifier l’art populaire en suivant du doigt ses réappropriations et ses métamorphoses37.

22* * *

23 De Suchard à Nestlé donc, la silhouette anachronique du colporteur rassemble bien des aspects de l’œuvre de Nicolas Bouvier : la littérature comme commerce de la parole, la bibliothèque ambulante sur les épaules, l’impersonnel qui transparaît sous la signature ou l’alliance du savant et du populaire. Loin d’être une figure révolue et désuète elle incarne à merveille aujourd’hui un rapport intime et renouvelé au savoir. Des colportages de Gérard Macé au bref récit, Julien Letrouvé colporteur,de Julien Silvain, cette silhouette d’un autre temps dit l’ambition de constituer à mesure humaine et individuelle une encyclopédie portative et de considérer la littérature comme un musée personnel, qui allie culture savante et populaire. Les préférences et les inflexions singulières des écrivains s’y lisent en filigrane, mais surtout le souci de considérer la littérature comme un lieu où se forge un savoir pratique. Et de revendiquer pour elle une vocation concrète, qui non seulement dissipe les arrière-mondes mais congédie également les adieux à la littérature.