Édition
Nouvelle parution
Patrick White, Les Cacatoès (1974)

Patrick White, Les Cacatoès (1974)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Nathalie Pavec)

Trad. de l'anglais (Australie) par Nathalie Pavec et Jean-Marc Victor

Patrick White est à ce jour le seul auteur australien à avoir reçu le prix Nobel de littérature. Ce recueil de six nouvelles, dont certaines s’apparentent à de courts romans, et qu’il a initialement publiées en anglais en 1974, était jusqu’à présent resté inédit en français.

Près de cinquante ans après leur parution, ces textes n’ont rien perdu de leur pertinence humaine et sociale. On y trouve une satire féroce d’une classe moyenne satisfaite d’elle-même, mais aussi de ceux qui aspirent aux mêmes réflexes bourgeois. Ces récits, qui nous transportent de l’Australie à la vieille Europe, livrent au passage une étude au couteau des travers humains, des lâchetés et des mesquineries quotidiennes, lesquels trouvent leur expression la plus mordante dans la peinture au vitriol des relations conjugales. L’écriture est dense, ciselée et proliférante, pleine d’inventions, de collisions et de raccourcis inattendus.

Comme toujours chez White, le grotesque voisine avec le drame, et le regard sans concession qu’il porte sur ses personnages n’empêche pas la compassion pour ces êtres vulnérables et traversés de désirs contradictoires : il y a toujours un moment où le vernis social se craquèle, où le masque de respectabilité et la chappe d’inhibition s’effondrent, laissant apparaître les fêlures intérieures, les grandes douleurs, les doutes et les faiblesses. Le lecteur oscille donc sans cesse entre rire et émotion, et bien des personnages lui tendent un saisissant miroir de lui-même, car leurs petits arrangements avec la réalité, leurs manques et leurs aspirations sont aussi les nôtres. 

De fait, White pratique avec art le mélange des genres et combine la satire avec un questionnement métaphysique, porté par des moments de révélation qui semblent émerger du quotidien le plus banal, voire le plus sordide. Surviennent alors des éclats de lyrisme, un lyrisme épiphanique et généreux, où l’on reconnaît l’héritage des grands écrivains modernistes. 

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Le recueil compte six nouvelles : 

« Une main de femme »

Un couple, Harold et Evelyn Fazackerley ; un ami de longue date du mari, Clem Dowson ; et Nesta Pine, amie de l’épouse, femme de bonne famille mais sans revenus, qui excelle en cuisine et comme dame de compagnie. Clem est-il homosexuel ? Nesta est-elle lesbienne ? Ces deux-là peuvent-ils s’aimer et unir leurs solitudes ? Autant de questions qui préoccupent Evelyn, dont les sentiments vis-à-vis de l’un et de l’autre sont loin d’être clairs… Les destins de ces quatre personnages vont s’entrecroiser et révéler l’envers d’un décor censément idyllique chez les Fazackerley, les jalousies et les désirs inassouvis, la supériorité de classe et les mesquineries, les pulsions de mort et les élans de vie. D’une certaine manière, Clem et Nesta représentent pour chacun des époux Fazackerley l’image de ce qu’il ou elle aurait pu devenir, dans un passé d’avant le mariage, où tout était encore possible. Et le destin tragique de cet autre couple mettra au jour, fort ironiquement, le fait que la valeur et la force d’une relation ne reposent en rien sur la sanction des années ou de la société.

« Le ventre plein »

Athènes sous l’Occupation. Une famille de l’intelligentsia grecque dont les belles heures sont loin meurt littéralement de faim dans un appartement glacial que partagent plusieurs générations. Mangera-t-on autre chose que le maigre bouillon de pissenlits concocté par la fidèle bonne ? La vieille tante Maro a réglé la question en refusant de s’alimenter pour ne plus être une bouche de plus à nourrir, tandis que sa sœur Pronoë s’accroche coûte que coûte à l’idée de survie, et que leur neveu Costa fait semblant d’avoir oublié la promesse d’une brillante carrière de concertiste qui s’offrait à lui avant la guerre. Jusqu’où peut aller la fierté qui empêche d’accepter l’aumône, et de quelles compromissions est-on capable quand le désir d’avoir le ventre plein est le plus fort ? Une expédition du jeune pianiste affamé dans les rues d’Athènes lui apportera une réponse brutale. Mais de quoi tous ces êtres en détresse ont-ils réellement faim ?

 « La nuit où le rôdeur »

La nouvelle commence au matin d’une nuit tragique dans la maison familiale des Bannister. Un inconnu s’est introduit dans la chambre de la fille, Felicity, et l’a violée avant de se livrer à quelques exactions dans le salon et de disparaître. Ce qui pourrait n’être qu’un sordide fait divers donne d’abord lieu à une satire sociale, où la figure maternelle est étrillée avec une réjouissante férocité. Puis, on bascule vers le point de vue de la fille, que l’on suit dans une dérive nocturne à travers la ville, de parcs clos en pavillons déserts, où elle va tout dynamiter, faire exploser les codes et les cadres sociaux, et, d’une certaine manière, advenir à elle-même. Allant de rencontres improbables en explorations solitaires de lieux interdits, Felicity reconstruit son histoire, désapprend les bonnes manières et la bienséance, et fait voler en éclats les faux-semblants d’une société confinée dans ses peurs et ses inhibitions. 

C’est donc l’histoire d’une émancipation radicale, qui se terminera dans le repaire d’un vieil homme reclus, abandonné de tous et surtout de lui-même. Bien malgré lui, il amènera Felicity vers une épiphanie finale. Une épiphanie sur un lit d’immondices.

 « Cinq heures vingt »

Dans leur pavillon de la banlieue de Sydney, idéalement situé au bord d’une voie rapide, les époux Natwick passent leur temps à regarder passer les voitures du haut de leur véranda au carrelage en damier. Ella est discrète et soumise, Royal invalide et tyrannique. Tous les soirs à cinq heures vingt, leur ennui confortable et étriqué est rythmé par le passage régulier d’un inconnu au volant d’une voiture rose. Mais Royal n’est pas éternel et la frustration d’Ella si vive, son désir de renaître à la vie si intense, et en même temps si grotesque, qu’une panne providentielle de la voiture rose devant le portail du pavillon, à cinq heures vingt un certain soir où la routine s’enraye, va bouleverser en un éclair le morne quotidien d’Ella, elle qui a soif de sensations nouvelles, une soif dont elle ne soupçonne pas à quel point elle la dépasse.

« Vêpres siciliennes »

Des tripes pendues à un clou, un vieux lion galeux rugissant dans sa cage, un décor de palazzi et d’églises écrasés de chaleur, et un hôtel peuplé de Hollandais et de Français : voici la Sicile dans laquelle se rencontrent deux couples de touristes, l’un australien, l’autre américain. Rencontre incongrue sur une terre étrangère : les Simpson se retrouvent à l’arrière de la voiture des Shacklock pour deux expéditions dans la campagne sicilienne, à la fois consentants et ironiques face à ce duo mal assorti : Clark, un gros Américain volubile et sûr de lui, et sa femme Imelda, à la discrétion intrigante, comme retranchée derrière un visage aux allures de courge jaune crème. Mais une rage de dents s’invite au programme, tel un grain de sable dans une machinerie bien huilée, et disloque les deux couples, mettant Ivy Simpson à distance de son époux malgré tout le désir qu’elle a de partager sa souffrance. De rapprochements fortuits en élans inexplicables, Ivy et Clark se retrouveront sur le sol en mosaïque d’une des chapelles de la cathédrale de San Fabrizio, en pleine célébration des vêpres, après une chute au ralenti, suspendue entre horreur et hilarité, nausée et fièvre charnelle, damnation apocalyptique et illumination dionysiaque. «Vêpres siciliennes», ou la rage de dents comme symptôme d’un mal intérieur que la vieille Europe a réveillé.

 « Les cacatoès »

Dans un quartier résidentiel de Sydney, des cacatoès apparaissent peu à peu, venus d’on ne sait où, d’abord un, puis deux, puis cent, puis davantage, jusqu’à ce que leur présence devienne le centre des conversations, trouble le voisinage et révèle secrets, désirs et rancœurs.  Les oiseaux fascinent, agacent, rapprochent, font parler. Ils conduisent Olive et Mick, ce couple qui ne s’adresse plus la parole depuis des années, à enfin oser rompre le silence. Ils entraînent le jeune Tim dans une expédition nocturne au cœur du parc voisin. Ils déclenchent des élans d’amour et des envies de meurtre. 

Il y a presque quelque chose des Oiseaux de Hitchock dans cette nouvelle, dans l’inquiétude qui colore la description des cacatoès et dans la perturbation des vies humaines induite par leur apparition. Ils vont et viennent, s’approchent et s’enfuient, sans révéler de quoi ils pourraient bien être le nom dans le pauvre royaume des humains qu’ils ne font qu’effleurer de leurs ailes.