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Vices et vertus de l’interprétation, Diderot en quête d’éthique (1773-1784) (Ch. Vincent)

Vices et vertus de l’interprétation, Diderot en quête d’éthique (1773-1784) (Ch. Vincent)

Publié le par Matthieu Vernet

Charles Vincent soutient sa thèse de doctorat :

Vices et vertus de l’interprétation, Diderot en quête d’éthique (1773-1784).

lundi 19 novembre 2012
à 14h
A la maison de la recherche, salle
D223, 2° étage, 28 rue serpente, 75006 Paris

En présence du jury :

M. DELON ( PARIS 4 )
M. FERRET ( LYON 2 )
M. FRANTZ ( PARIS 4 )
MME LECA ( PARIS 10 )
MME WARMAN ( Oxford )

Position de thèse :

Dans une lettre de 1759 au pasteur Vernes qui le complimentait de son théâtre, Diderot revient sur son projet d’écrire une Mort de Socrate ; il voudrait à présent faire précéder l’ouvrage d’un discours qui puisse convaincre que le vrai bonheur réside dans la vertu. Cette double tâche lui semble si importante et si difficile qu’il en reporte l’exécution à ses vieux jours, parce qu’il n’a « encore rien trouvé qui [le] satisfasse »[1]. Suivant cette indication, John Robert Loy affirmait que l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1782) devait être lu comme le traité de morale que Diderot avait toujours voulu écrire, quelque informel qu’en soit le résultat[2]. C’était placer la réflexion théorique sur la morale au coeur de cette dernière oeuvre du philosophe sur Sénèque, comme l’aboutissement d’un voeu de longue date, son voeu le plus cher. Rien n’est moins évident cependant. Dans la Réfutation d’Helvétius, deux ou trois ans seulement avant qu’il ne commence à écrire l’essai sur Sénèque, Diderot revient sur l’idée de bonheur vertueux, véritable gageure philosophique de son siècle. Il avoue n’avoir toujours pas trouvé la vérité, ne pas se sentir « bastant pour ce sublime travail »[3]. Il se demande alors : « Socrate fit-il bien ou mal de rester dans la prison ?… Et combien d’autres questions qui appartiennent plus au caractère qu’à la logique ! »[4]. La diversité des comportements individuels semble entraver toute tentative d’élever une norme morale au rang d’idéal humain. La morale risque alors d’échapper à la raison philosophique. Déjà dans la lettre au pasteur Vernes, Diderot tremblait à l’idée que « si la vertu ne sortait pas triomphante du parallèle, il en résulterait presque une apologie du vice »[5]. Étonnante perception d’un pari de tous les dangers, où une apologie ratée de la vertu devient de facto celle du vice. Le spectre de l’échec plane ainsi sur l’ultime tentative de Diderot, l’apologie de Sénèque, avant même son écriture.

Le désir constant du philosophe de trouver la voix juste pour défendre la vertu et les difficultés qu’il rencontre toute sa vie invitent à poursuivre aujourd’hui le questionnement de John Robert Loy : quel est le projet de Diderot lorsqu’il écrit l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron ? Comment s’articule cette oeuvre avec le reste de ses dernières contributions de morale ? En particulier, pourquoi enchevêtrer ses réflexions théoriques sur la morale à une apologie individuelle dans laquelle on semble en perdre la cohérence logique ? Ces trois questions doivent se résoudre de concert. Le problème d’histoire des idées se complique d’un problème de poétique. Le traité de morale se loge dans une apologie, genre rhétorique s’il en est, qui devient particulièrement complexe chez Diderot, somme bigarrée vers laquelle convergent les réflexions du philosophe[6]. Penser la morale nécessite d’articuler la philosophie, la rhétorique et la poétique.

La défense acharnée de la vertu chez Diderot a tout du paradoxe. Au siècle des Lumières, la morale semble perdre de son prestige et de son utilité, devenant, selon l’expression de Paul Vernière, l’« aspect le plus vulnérable » de la philosophie des Lumières[7]. La vie et l’oeuvre du marquis de Sade, dans le sillage de La Mettrie, témoignent de la radicalité des remises en cause qui ont lieu[8]. Diderot, qui est l’un des philosophes les plus fortement engagés dans la lutte contre l’Église et contre les représentations traditionnelles de l’homme, continue pourtant d’affirmer à qui veut l’entendre qu’à tout prendre il vaut mieux être honnête que méchant. Même le Rêve de d’Alembert, vision matérialiste fulgurante où la morale semble se dissoudre dans le flux universel de la matière et des sensations, ne tarit pas chez le philosophe l’exigence de vertu. Diderot persiste à la fin de sa vie à promouvoir un ordre moral et politique nouveau aux côtés des plus aventureux de ses amis (D’Holbach, Naigeon, Raynal). Il accompagne les efforts balbutiants des matérialistes pour fonder un utilitarisme politique en insistant en permanence sur le rôle déterminant de la morale, de concert avec le baron d’Holbach. Cependant, Diderot reste conscient jusqu’à sa mort des difficultés que rencontre la raison pour justifier la nouvelle morale et légitimer le bonheur vertueux.

Quatre obstacles majeurs s’imposent à Diderot comme aux autres penseurs de son siècle : la censure, la subtilité de certaines vérités qu’il est difficile d’exprimer simplement, les limites de la connaissance humaine et la relativité des normes selon les cultures, les individus ou les langues. Pour contourner ces obstacles, les Philosophes explorent de nouvelles formes de la connaissance. Face à la censure religieuse et politique, ils doivent jouer d’équivoques, de doubles sens, de renvois (dire autrement, dire sans dire). Ils tentent de vulgariser le savoir et de le rendre ludique pour un public mondain ou populaire (dire simplement, joliment, drôlement). Par ailleurs, ils se plaisent à mettre en question la vérité plus qu’à enchaîner des affirmations péremptoires et systématiques (dialogue, réfutation, paradoxe, rêverie). Enfin, ils tentent de trouver un langage qui rende compte des différences individuelles et culturelles tout en maintenant l’exigence d’universalité de la vérité et du bien. L’idéal d’unité de la connaissance reste en effet très présent au dix-huitième siècle, notamment chez Diderot, surnommé frère Platon par Voltaire : unité du monde et de la connaissance, unité du discours, unité du comportement moral. L’unité, cependant, n’est pas pensée comme unicité. Diderot se veut cohérent, conséquent, sans être pour autant toujours semblable à lui-même. Il recherche une unité dans le changement et une constance dans l’inconstance. Depuis longtemps, l’image de Protée revient ainsi pour caractériser le philosophe[9]. Dans la dernière période toutefois, Diderot semble s’embrouiller, se prêtant de plus en plus à des marginales et des morceaux décousus qu’on a longtemps attribués un « embourgeoisement sénile »[10]. Si l’engagement politique de Diderot et la continuité de sa réflexion dans les dernières années sont à présent reconnus grâce à l’érudition de nombreux spécialistes, l’esthétique et la morale des derniers textes souffrent toujours d’un discrédit et d’une opacité regrettables, portées par les ambiguïtés des Lumières finissantes[11].

Marc André Bernier a suggéré que Palissot, dans sa pièce satirique Les Philosophes (1760), se montrait plus Aufklärer que l’Aufklärung[12], réclamant l’unité de la sphère publique et privée, du discours et des moeurs, c’est-à-dire de la raison affichée et de la morale réelle. Or dans les années 1770, les forces conjuguées de Rousseau et des apologistes de la religion s’emparent avec de plus en plus de virulence de cette critique qui met les Lumières françaises devant leurs contradictions, ou du moins qui creuse une interprétation possible des textes et des pratiques : celle de l’incohérence philosophique et de l’inconséquence morale. Les Philosophes, Diderot au premier chef, sont alors doublement accusés : accusés de provoquer l’immoralité et la décadence des moeurs, ils sont aussi accusés de trahir leur propre idéal de raison et de publicité, de cohérence et de courage philosophique. Le style décousu de Diderot sur la morale dans les dernières années serait alors un mélange d’hypocrisie morale et de maladresse due à sa vieillesse. Notre thèse vise à comprendre les raisons de cette image d’une girouette un peu sénile et un peu lâche, résultant pour partie d’une lecture simplificatrice, initiée par les Antiphilosophes dès l’époque des Lumières, et pour partie d’une écriture et d’une pensée plurielle, dont la complexité échappe. Nous cherchons à interpréter le décousu du discours moral de Diderot depuis son voyage à Saint-Pétersbourg jusqu’à sa mort (1773-1784), à l’aide de quatre disciplines : analyse de controverses, logique, épistémologie et herméneutique.

 

Dans la première partie nous nous intéressons au débat sur la morale dans les années 1770. Les accusations d’incohérence et d’hypocrisie à l’encontre du caractère et de l’oeuvre de Diderot se révèlent caractéristiques des accusations faites à l’encontre du groupe des Philosophes dans son ensemble. La bipolarisation[13] de la vie intellectuelle explique ces prises à partie injustes ou mesquines dans les deux camps, mais les caricatures des Lumières révèlent aussi les conséquences dangereuses de la liberté de penser et d’agir. Perpétuées par toute une tradition hostile aux Lumières françaises, elles s’enracinent dans l’actualité du débat d’idées au dix-huitième siècle, devenant une composante importante de la réflexion de certains philosophes, de Rousseau et de Diderot en particulier. Hypocrisie, goût des richesses et soif du pouvoir, perversion des moeurs et flatteries intéressées à l’endroit des femmes, libertinage, égoïsme maquillé et complots permanents, scepticisme mondain ou athéisme féroce, éloquence trompeuse et sophismes, on a du mal à clore la liste des imputations calomnieuses qui pleuvent sur la « secte » dont Diderot est l’un des membres les plus influents et les plus critiqués. Ce tableau sulfureux fait aujourd’hui parti de la légende du siècle des Lumières, il suscite un intérêt doucement goguenard pour des philosophes plus agitateurs d’idées que penseurs profonds, aussi bons vivants que fiévreux polémistes.

Mises dans ce contexte, les dernières oeuvres de Diderot peuvent être lues de deux manières : d’une manière simplificatrice tout d’abord, qui les assimile à des contributions collectives dont le détail importe peu au regard de l’esprit général qui les anime, les rapproche des écrits matérialistes et les oppose aux despotes et à l’Église ; d’une manière polémique ensuite, qui les fait entrer en dialogue avec les autres philosophes amis de Diderot. Dans la constellation philosophique, on peut distinguer le style et les prises de position spécifiques de Diderot, mais aussi remarquer la malléabilité de son écriture et les influences multiples des « frères » de la philosophie les uns sur les autres. Le style et la pensée morale de Diderot apparaissent comme le reflet de toute une époque, mélange d’un systématisme métaphysique non-avoué, d’un scepticisme pas plus revendiqué, d’un goût ambiant pour le bel esprit et les fictions morales[14].

Dans une deuxième partie, nous questionnons la logique du discours moral de Diderot. Le philosophe s’interroge en effet dans les dernières années de sa vie sur la logique et l’argumentation qui doivent conduire une réflexion sur la morale. La rigueur mathématique l’attire, « boussole » énigmatique du bon esprit, mais la morale lui semble un domaine trop complexe pour que le discours puisse se réduire à cette forme rigide, au final trop réductrice pour expliquer les multiples paradoxes et fluctuations qui régissent la conduite des hommes. Un langage plus intuitif, à interpréter plus qu’à formaliser, en permanence illustré par l’expérience empirique doit s’y ajouter sans que la part exacte de l’un et de l’autre ne soit jamais délimitable. Par-delà cette opposition de la logique abstraite, du langage commun et de l’observation empirique, Diderot développe une critique de l’idéal qui repose sur l’impossible cloisonnement des concepts au regard des phénomènes naturels pris dans un flux permanent. La nature de l’homme se laisse difficilement enfermer dans un langage philosophique abstrait, réduisant les situations réelles les unes aux autres alors que ce même langage varie d’un individu à un autre, d’un moraliste à un autre, d’un lecteur à un autre. Pour dépasser le cloisonnement des catégories abstraites de la morale, Diderot joue sur une rhétorique et une esthétique qui contournent les affirmations péremptoires et générales. Il multiplie les questions, les énonciations troubles, les genres littéraires hybrides, qui doivent rendre compte des idées accessoires, de la position du locuteur, de ses doutes et de ses intuitions, du raffinement des idées et des circonstances qui les accompagnent. Toutefois, si la maxime générale ne saurait rendre compte à elle seule de l’univers moral, elle ne disparaît pas de la prose du philosophe. De même que les principes et les définitions, elle s’insère dans le fil du discours, ici conclusive, là introductive, ailleurs digressive. Le va-et-vient de l’abstrait au concret, l’entremêlement de la synthèse et de l’analyse, du doute et de l’affirmation, des liens subtils et du décousu, est seul à même d’exprimer l’infinie complexité de la morale.

Dans une troisième partie, nous cherchons à comprendre où se situe la morale dans l’ordre des savoirs chez Diderot. L’encyclopédisme que prône le philosophe l’incite à vouloir relier les méthodes et les approches au motif que « tout est lié » dans l’univers. La physiologie, l’histoire, la métaphysique, la politique, les beaux-arts sont autant de « faces » différentes, de « modules » qui permettent de rendre compte des lois qui régissent la morale, faces en apparence contradictoires ou séparées par un langage technique différent mais qui rendent compte des mêmes phénomènes. Parmi les nombreuses images qu’utilise Diderot pour figurer l’ordre du savoir et de la morale, la métaphore du regard se révèle la plus intrigante, parce qu’elle fait dépendre l’ordre de la connaissance d’un observateur particulier, situé dans le temps et l’espace. Immergé dans le monde, le savant ne peut maîtriser l’ensemble de son fonctionnement. Le discours sur la morale, ainsi perçu et fondé, est nécessairement mouvant, reposant sur la largeur et la finesse du regard de chacun. Les apologistes de la religion catholique ont beau jeu, alors, d’accuser Diderot d’être une « girouette ». L’ensemble de sa philosophie morale, de sa représentation du monde et de l’investigation philosophique qu’il prône ne dit pas autre chose. Cependant, loin d’être l’attitude légère d’un habile mondain maître du discours et magicien de l’illusion, la mouvance du discours moral repose sur une représentation profonde et continue de la nature humaine, dont les voiles successifs et les recoins cachés nécessitent une errance de la parole et l’ouverture permanente à des possibles inaperçus. Plus qu’une girouette fixée à son pied et mu par un vent hétéronome, comme les girouettes de Langres évoquées par le Diderot[15], le philosophe fantasme le génie en improbable aigle-promeneur, généraliste et spécialiste à la fois, tantôt survolant d’un regard vague le monde, et tantôt cheminant dans le dédale des phénomènes pour en observer l’incroyable complexité.

La poétique des textes diderotiens joue de cette variation du point de vue de plusieurs manières. Chaque texte offre un point de vue différent sur le monde. Ainsi les Eléments de physiologie offrent un regard physiologique sur l’homme complémentaire du regard historique de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron ou l’Histoire des deux Indes et du regard moral de la Réfutation d’Helvétius. Mais les meilleurs textes de Diderot peuvent aussi être lus selon des perspectives multiples : physiologie, morale, politique, esthétique, métaphysique, logique, histoire ancienne ou actualité[16]. Si le monde est en anamorphose permanente, l’oeuvre de Diderot tente de reproduire cette anamorphose pour le lecteur, rapprochant l’écriture diderotienne du baroque[17]. Les regards se superposent, se télescopent, se succèdent, s’articulent les uns aux autres selon des logiques paradoxales. Métaphores, métonymies, analogies du microcosme et du macrocosme, du passé et du présent, lois transversales, Diderot multiplie les manières de faire se « toucher » les faces de la morale et de la science.

Notre quatrième partie vise à rendre compte de la réflexion herméneutique de Diderot dans sa dernière oeuvre et de la manière dont elle offre une nouvelle perspective pour la réflexion morale. L’Essai sur les règnes de Claude et de Néron est en effet plus qu’une simple apologie de Sénèque. Diderot tente de combler les apories du raisonnement philosophique par l’étude de l’intention morale. La subjectivité des regards individuels incite le philosophe à enquêter sur la possibilité d’établir les règles d’interprétation qui doivent conduire le jugement du moraliste. Non seulement les objets du monde qu’il faut juger changent en permanence, les hommes aussi bien que les cultures, mais en outre ils ne sont accessibles que par des signes parcellaires et équivoques. Le moraliste doit alors devenir herméneute, il lui faut organiser une perspective morale sur un ensemble de signes incertains. Le philosophe doit être en premier lieu un bon lecteur, c’est-à-dire un lecteur qui pèse les documents, les témoignages, les preuves, mais aussi un lecteur qui adopte une attitude bienveillante à l’égard de l’univers de signes qu’il est amené à décrypter. Conscient de n’avoir à faire qu’à des traces du passé, qu’à des bribes du présent, il construit le réel en l’orientant vers le bien, selon une logique performative où le bien advient d’autant plus qu’on le recherche.

Cette ultime perspective sur la morale n’est pas uniquement le reflet d’une philosophie qui calque son objet privilégié, le livre, et sa pratique régulière, la lecture, sur tous les centres d’intérêt qu’elle rencontre (la morale en particulier). La réflexion sur la présomption d’innocence qui vient se mêler à la réflexion herméneutique, mais aussi l’actualisation politique de la lecture de Sénèque et l’évocation de la querelle avec Jean-Jacques montrent que la perspective herméneutique de la dernière morale de Diderot a des répercussions dans de multiples champs qui constituent la modernité occidentale : le fondement du droit (présomption d’innocence), la politique (méritocratie et démocratie), la sphère intime enfin (amitié, transparence de soi et secret). L’esprit encyclopédique continue d’animer cet entremêlement, ces renvois d’une discipline à une autre, d’un sujet à un autre. Profondément étranger à la division positiviste du savoir comme du travail qui commence tout juste à se dessiner à la fin du dix-huitième siècle, Diderot fait avancer les sujets de réflexion les uns avec les autres. Cette perspective encore unifiée des sciences humaines, sans être surplombante, permet de faire émerger les problèmes fondamentaux auxquels sont confrontées l’ensemble des disciplines de sciences humaines qui s’agrègent encore à la « morale » : complexité des phénomènes, subjectivité du regard, similarité des objets de savoir, transversalité incertaine des lois.

L’éthique de l’interprétation diderotienne apparaît en outre comme une réflexion sur le socle critique de l’ensemble du siècle des Lumières. Elle est une position particulièrement subtile sur la question de la bonté naturelle de l’homme : au pessimisme moral de la chute adamique, à l’optimisme métaphysique de Leibniz ou la bonté naturelle de Rousseau, Diderot oppose une lutte permanente des penchants vertueux et vicieux qui peut tourner à l’avantage du bien selon la lecture qu’on choisit d’en faire. Ce principe herméneutique explique le besoin d’éduquer chaque homme pour qu’il accède à l’autonomie du jugement. Loin d’être une dénonciation du fondement matérialiste de la morale, la perspective herméneutique en devient le prolongement, ou une approche différente mais qui n’est en rien contradictoire avec le matérialisme du philosophe. Louis Marin, commentant Gabriel Naudé, conférait au classicisme le pouvoir d’établir des théories, tandis que l’esprit baroque y serait rétif, protéiforme et fuyant[18]. Chez Diderot, le raidissement néoclassique n’est qu’une face du foisonnement baroque, face nécessaire des temps prérévolutionnaires, de l’appel au peuple et au bon sens, qui n’invalide pas les autres perspectives morales, liées à un autre contexte, une autre perspective, un autre auditoire. Car les mots ne sont pas de simples surfaces, contradictoires dans leur agencement. Ils ne font qu’incarner la profondeur de l’expérience, et c’est en quoi l’interprétation supplée à l’infiniment complexe système du monde.


 

[1] Lettre au pasteur Jacob Vernes, 9 janvier 1759, dans Oeuvres complètes, tome III,  édition Roger Lewinter en quinze volumes, Paris, Club Français du Livre, 1969-1973, p. 686 (Nous abrégerons ci-dessous les références à cette édition en : LEW, III, 686).

[2] John Robert LOY, « L’Essai sur la vie de Sénèque et les règnes de Claude et de Néron, de Diderot », Cahiers de l’association internationale des Études françaises, 1961 p. 239-254.

[3] Réfutation d’Helvétius, LEW, XI, 536.

[4] Ibid.

[5] Lettre au pasteur Jacob Vernes, LEW, III, 686.

[6] Voir Amor Cherni, Diderot, L’ordre et le devenir, Genève, Droz, 2002, p. 467-468.

[7] Paul Vernière, « La pensée morale au dix-huitième siècle, évolution et dialectique », Diderot Studies, n° 6, 1964, p. 353.

[8] Michel Delon remarque ainsi que dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, « les maîtres de Silling doublent leur athéisme d’un anarchisme de féodaux, indifférents à toute autorité autre que la leur, et d’un amoralisme de jouisseurs cyniques » (Le Principe de délicatesse, Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2011, p. 133).

[9] Voir Georges Daniel, Le Style de Diderot : légende et structure, Genève-Paris, Droz, 1986, p. 21-23.

[10]  Comme le constatait à regret Paul Vernière dans Denis Diderot, Oeuvres philosophiques, Paris, Garnier frères, 1956, p. 623.

[11] Franco Venturi constatait ainsi : « La période finale de son existence révèle, à l’observer de près, les difficiles élans et les freins pesants qui caractérisent les Lumières à leur stade final » (« La vieillesse de Diderot », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n°13, 1992, p. 9).

[12] Marc-André Bernier, Libertinage et figures du savoir. Rhétorique et roman libertin dans la France des Lumières (1734-1751), Presses Universitaires de Laval, L’Harmattan, 2001, p. 29.

[13] Gérard Noiriel constate que la publicité des débats et la nécessité de convaincre une majorité d’électeurs a renforcé la bipolarisation du système politique depuis la Révolution, trahissant l’idéal des Lumières « d’un espace public formé d’individus autonomes qui échangeraient des arguments rationnels, animés par le souci d’oeuvrer au bien commun » (Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France, Paris, Fayard, 2005, p. 25). Mais la bipolarisation influence déjà très largement la logique des débats intellectuels des Lumières, contrariant le souci d’autonomie du jugement. C’est de cette contradiction latente que naît la réflexion de Diderot pour associer le jugement personnel et l’appartenance à une communauté de pensée.

[14] S’il est traditionnel de voir en Voltaire le « symbole des Lumières », de l’abbé Barruel au dix-neuvième siècle, si l’Encyclopédie a pu constituer à nouveau un symbole majeur des Lumières françaises au vingtième siècle, l’écriture personnelle de Diderot nous a semblé à son tour incarner les multiples facettes d’un esprit et d’un style alliant et faisant se succéder l’ironie et l’engagement, le dogmatisme et la tolérance, l’ésotérisme et le souci de la publicité. Roland Mortier écrivait : « Tiraillé entre son radicalisme anti-clérical et son conservatisme politique, hostile à la fois aux dévots et aux athées, progressiste et pessimiste, Voltaire se classe malaisément dans les grandes familles intellectuelles du dix-huitième siècle. « Siècle des Lumières » et « Siècle de Voltaire » ne sont donc point synonymes [...] En ce qu’il a de dynamique, de généreux et de fervent, l’âge philosophique est allé au-delà de celui qu’on voulait lui assigner comme symbole » (Clartés et ombres des Lumières, Genève, Droz, 1969, p. 79).

[15] « Une inconstance de girouette [...] leur vient des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud et du calme à l’orage » (Lettre à Sophie Volland du 11 août 1759, LEW, III, 767). L’association de la sensibilité inconstante et des variations climatiques révèle le double mouvement, intérieur et extérieur qui transforme en permanence la réalité sous le regard d’un même observateur. On retrouve les flux climatiques comme cadre des contes de Diderot, comme un écho à ce monde en perpétuelle mutation mais qu’on voudrait figer dans des lois et un langage éternel.

[16] Ottis Fellow remarquait même à propos des Eléments de Physiologie que Claude Bernard voulait republier : « Though the work remained unfinished, Diderot had written its Conclusion as a moralist, a metaphysician, and a poet » (Diderot, op. cit., p. 158 : « Même si l’oeuvre restait inachevée, Diderot avait écrit sa conclusion en moraliste, en métaphysicien et en poète » (nous traduisons)).

[17] L’anamorphose, dont nous avons tenté de montrer à la suite d’autres critiques l’importance dans l’écriture et la compréhension du monde de Diderot, influence la poétique des textes baroques du XVIIe siècle, en lien avec les questions scientifiques d’optique et métaphysiques sur la perception. Voir Marie-France Tristan, « Anamorphose(s) », dans SIGILA, Revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret, dir. Florence Lévi, n° 17 (« En cachette »), 2006, p. 21-36. La place de Leibniz est centrale dans cette esthétique baroque qui postule l’unité du monde tout en constatant les différences permanentes de perception de celui-ci, voir Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éd. de Minuit, 1988, Sur l’influence du rococo dans l’écriture des Philosophes, cf. Patrick Brady, Rococo Style versus Enlightenment novel, Genève, Slatkine, 1984 ; Roger Laufer, Style Rococo, style des Lumières, Paris, Corti, 1963. En particulier, l’auteur étudie Le Neveu de Rameau, dont il affirme que « l’équilibre et la compénétration totale du classique et du baroque font de l’oeuvre la plus parfaite création du style rococo » (Ibid., p. 133).

[18] Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique », dans Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, Paris, Les Éditions de Paris, 1988, p. 37 : « Pour l’esprit baroque, il ne s’agira pas, comme chez le penseur classique, d’éliminer confusion et obscurité pour trouver le point « cartésien » à partir duquel l’objet révèle au sujet théorique la vérité de sa structure intelligible. Le vieillard Protée, la Prudence politique, est un être de mouvement et de diversité ; la métamorphose est son être même ».