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Soutenance de Y. Shen :

Soutenance de Y. Shen : "L'image de Sade dans le roman noir des années 1830", dir. M. Delon (Paris)

Publié le par Université de Lausanne

"L'image de Sade dans le roman noir des années 1830"

 

Discipline : Littérature française et comparée

Présentée et soutenue par : Yanan SHEN

le 08 décembre 2018

SORBONNE UNIVERSITÉ - ÉCOLE DOCTORALE III - Centre d’Étude de la Langue et des Littératures Françaises

 

Sous la direction de :

M. Michel DELON – Professeur émérite, Université Sorbonne-Université

Membres du jury : M. Jean-Christophe ABRAMOVICI – Professeur, Université Sorbonne-Université

Mme Nathalie PREISS – Professeure, Université de Reims

Mme Stéphanie GENAND – Maître de conférences HDR, Université de Rouen

 

PRÉSENTATION

La renommée de Sade écrivain (1740-1814) ne se confond pas avec la réputation que lui vaut une vie riche en épisodes sulfureux. Le nom de Sade a donné naissance au terme sadisme, qui revêt une variété de significations selon les différentes théories. La redécouverte du rouleau des Cent Vingt journées de Sodome [1785] à la fin du xixe siècle ouvre une nouvelle page de la recherche sur sa vie et ses œuvres. Le travail éditorial minutieux de Jean-Jacques Pauvert signifie un renouveau de la connaissance du marquis de Sade, observé par les autorités. La publication des œuvres de Sade lui vaut un procès et entraîne une nouvelle censure contre la littérature libertine. Alors que l’éloquence enthousiaste des surréalistes envers ce vilain donne naissance à un divin Sade, dépouillé de l’habit aristocratique, devenant un hédoniste révolutionnaire et un ascète intellectuel sans pareil.

Dès lors, les différentes rétrospectives créent une image de Sade à facettes. Il est omniprésent et la nature décide que les interprétations dont il fait l’objet sont souvent polémiques et changeantes selon les médias. Sade a été victime d’une méconnaissance et d’erreurs d’interprétation. Les pensées d’un homme classique risquent d’être manipulées ou exagérément codifiées par les contemporains, à tel point que l’image de Sade a été dénaturée par la postérité. Deux orientations de lectures de Sade coexistent aujourd’hui : l’une admire un Sade intellectuel et divinisé, l’autre consomme un Sade vulgarisé et popularisé. En tant que personnalité hors normes, Sade est dévalorisé à cause de l’image grossière que propagent de lui les médias populaires. Le terme de liaison « sadomasochiste », créé par le psychiatre Richard von Krafft-Ebing, a facilité la popularisation du nom de Sade dans la pornographie. Le film de Pier Paolo Pasolini, Salò ou les 120 journées de Sodome [1976] fait de Sade un représentant fasciste légendaire. Ainsi, la recherche universitaire sur Sade de nos jours rencontre toujours préjugés et dénigrement. Des voix contraires se font également entendre, comme celle de Michel Onfray.

Les spécialistes contemporains commencent à étudier le lien entre Sade et le roman noir romantique au début du xxe siècle. Leurs recherches offrent des perspectives contradictoires. Les surréalistes confirment l’influence profonde de Sade sur toute la génération romantique. Certains spécialistes universitaires pensent différemment. Jean Fabre écrit dans son article « Sade et le roman noir » : « Il est inutile de chercher des analogies entre le roman de Sade et le roman noir à la mode anglaise et préromantique : ces analogies ne peuvent être que superficielles et fortuites[1] ». Et, pour Claude Duchet, « L’influence littéraire de Sade est à peu près nulle[2] » ; « […] je ne crois pas du tout au sadisme des petits romantiques […] non plus qu’à un chemin visible, à travers eux de Sade à Baudelaire[3] ». Max Milner affirme la difficulté d’établir le lien. Il écrit dans son ouvrage au sujet du Diable dans la littérature romantique : « L’œuvre du marquis de Sade nous conduit dans un univers à la fois lointain et proche du roman noir[4] ». Mario Praz, avec la perspective de « la sensibilité érotique » du roman noir, constate d’après Sainte-Beuve l’importance de Sade pour les romantiques. Mais il est réservé à propos de l’opinion des surréalistes fervents qui célèbrent l’aura du « divin marquis[5] ». Pierre Laforgue écrit aussi dans la « Préface » de l’Éros romantique : il semble que dans la littérature romantique, « Sade est partout et nulle part[6] ».

L’objectif de cette thèse, à partir d’un bilan des recherches abondantes faites depuis des dizaines d’années, est de revenir au tout début de la cristallisation des images littéraires de Sade chez les écrivains romantiques. Dans quelles circonstances le premier groupe de disciples de Sade est-il né ? Quel regard une jeune génération postrévolutionnaire comme les romantiques, narcissique et sensible, porte-t-elle sur un vieil homme scélérat, incarcéré misérablement dans une maison d’aliénés ?

 

On ne peut étudier Sade et l’imaginaire sadien sans les resituer dans l’époque de leur réception. Les années 1830 sont une période de transition sociale pour la nation. La France a dû affronter des coalitions hostiles sous l’Empire. Elle survit ensuite aux guerres civiles provoquées par la lutte entre les royalistes et les bonapartistes. De 1815 à 1830, la Charte de 1814 est mise à l’épreuve des complots des ultras royalistes entourant Louis XVIII puis Charles X. Le peuple leur répond par une insurrection parisienne. En 1830, la France fait face à une seconde révolution après celle de 1789. Un régime de réconciliation est enfin rétabli entre les libéraux et les royalistes. Sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), la France retrouve temporairement la paix. La population s’accroît. La société se modernise. La France se transforme lentement d’un pays agricole à un pays industriel. Des lignes de chemins de fer sont ouvertes. L’économie s’enrichit par la banque, la finance, et le commerce international. Le régime de Louis-Philipe subit la pression de l’évolution sociale. L’aristocratie ne détient plus le pouvoir absolu et la bourgeoisie rejoint progressivement la classe dirigeante. Une classe ouvrière apparaît et la Révolution de Juillet provoque chez elle une prise de conscience. Les soulèvements des ouvriers lyonnais (1831 et 1834) annoncent la révolte du prolétariat de 1848. Après avoir survécu à des mouvements révolutionnaires et aux répressions politiques, la France doit faire face au choléra qui éclate en 1832. La médecine classique est bouleversée. L’épidémie entame la fierté des Français ; elle suscite une réflexion sur l’urbanisation moderne et provoque des émeutes. La société est menacée par la mort et l’instabilité politique. Une crise morale collective fermente.

Sade est lu à cette époque. Son influence remarquable sur le romantisme a été soulignée il y a deux cents ans par le fameux critique Sainte-Beuve, qui le considère comme « l’un des plus grands inspirateurs des modernes[7] ». L’écriture littéraire de Sade s’inscrit dans la diffusion initiale du romantisme noir en France. Sa vie et son discours témoignent des vicissitudes de l’histoire de France, ainsi que des avancées du mouvement moderne artistique et littéraire. Même si de son vivant, Sade est censuré par les différents pouvoirs souverains, il est énormément lu par les penseurs. Le travail de Françoise Laugaa-Traut dans son ouvrage Lectures de Sade [1973] révèle que presque tous les écrivains importants du xixe siècle sont, dans leur jeunesse, des lecteurs de Sade. Et c’est justement dans un mouvement comme le romantisme que les images de Sade sont inextricablement condensées, particulièrement dans les romans noirs et historiques.

Le noir et l’historicité sont deux berceaux romantiques où se développent les images de Sade. Les écrivains racontent les histoires sulfureuses du marquis dès la fin du xviiie siècle. Les romantiques puisent leur inspiration dans des anecdotes historiques, les archives de prisons et les mémoires de leurs contemporains. Ils connaissent la vie de Sade avant de lire ses œuvres. Ces documents circulent à l’occasion des activités des sociétés d’artistes et d’écrivains pendant le premier tiers du xixe siècle. De plus, sa vie, plus aventurière que celle des personnages qu’il crée lui-même, représente parfaitement son imaginaire transgressif et s’accorde au goût particulier du début du xixe siècle. Son histoire criminelle, libertine et scandaleuse, constitue un matériau idéal pour la création des caractères typiques du genre noir. Sade répond également à l’attirance des romantiques pour réécrire le passé. Dans les romans noirs et historiques, les écrivains manifestent leur esthétique à la fois cynique et pessimiste. L’image de Sade dans le romantisme de couleur noire représente parfaitement la force révolutionnaire et la liberté artistique dans les années 1830, à la fois énergiques et destructives.

Tout d’abord, dans l’histoire, sinon dans les registres juridiques, différentes images de lui s’élaborent et coexistent : un libertin de l’Ancien Régime, un mal absolu impuni par la justice mais tourmenté par l’opinion publique et un homme de lettres révoltant. Grâce à l’écriture de Rétif de La Bretonne et de Jules Janin, les images de Sade reflètent souvent les épisodes de débauche créés par Sade lui-même. L’identité du scélérat et celle de l’auteur sont intimement liées. Suite à l’idée de Charles Nodier, le vieux Sade comme victime de l’injustice réapparaît dans Madame Putiphar [1839] de Pétrus Borel (1809-1859). L’auteur invite Sade à rencontrer son protagoniste irlandais devant le Donjon de Vincennes. Cette rencontre suscite une réaction immédiate de Janin. Les intrigues dangereuses liées à la lecture néfaste de Sade sont mises en scène dans La Fille aux yeux d’or [1835] de Balzac (1799-1850) et Les Mémoires du Diable [1837-1838] de Frédéric Soulié (1800-1847). Justine est la bible des écrivains noirs. Les dandys balzaciens lisent en cachette Justine, ce premier roman publié par Sade, de même que Soulié permet à une de ses filles perturbées de le lire.

Borel donne deux points de vue sur Sade dans ses romans noirs, l’un esthétique, l’autre politique. D’une part, le marquis est un représentant typique du style rococo tel qu’il se manifeste dans l’art vestimentaire et décoratif. D’autre part, cette image est également violente et dangereuse. Pour les jeunes républicains préoccupés par la chute de l’Empire et l’échec des Révolutions de 1789 et de 1830, l’image des Bourbons est définitivement diabolisée et bafouée. Selon Borel, Sade, évoluant dans l’ambiance érotique et cruelle du harem de Louis XV, incarne la vie libérée et lascive de la société aristocratique.

Les images du marquis sont parfois contradictoires dans ses œuvres. De prime abord, Borel, ancien prisonnier et jeune républicain, poursuit les idées de son protecteur de l’Arsenal. D’après Nodier, Sade est l’une des victimes de la tyrannie et traître à sa propre classe privilégiée. Ainsi dans Madame Putiphar, Sade occupe une fonction positive. Héritier de l’étiquette glorieuse de Louis XIV, gourmand et luxueusement habillé, révélateur outrancier des privilèges de sa classe comme écrivain, Sade est remis en valeur par le groupe extravagant des Jeunes-France. Ensuite, sous l’influence du roman gothique anglais, Borel met en scène des bourreaux et des amateurs de dissection sur le modèle de Barbe Bleue et de Gilles de Rais dans ses contes noirs. Mis sur le même plan que Sade, le « vivodisséqueur » imaginé par Rétif de la Bretonne, ces personnages cruels vivant tantôt sous l’Ancien Régime, tantôt sous l’Empire, représentent à la fois la férocité féodale et les horreurs du déraillement révolutionnaire. Ces interprétations complexes de Sade, à la fois artistiques et politiques, sont le résultat de la vie difficile et unique de Borel. Son éducation, sa formation comme architecte et comme peintre, et son expérience des mouvements artistiques et politiques lui permettent de donner une vision moderne de l’époque prérévolutionnaire dans laquelle Sade a vécu.

L’image de Sade dans l’œuvre de Borel est à la fois unique et compliquée. Dans les autres romans noirs de la même époque, elle est débarrassée de sa dimension historique. Le personnage est caché. Son nom est interdit. Pourtant les articles de Janin révèlent une autre vision de Sade. L’homme de l’Ancien Régime pourrait représenter le mal moderne. Une image de Sade doit être extraite de l’oubli historique. Le but final de Janin est de la remettre en valeur dans une époque de transition, nouvelle et confuse. Cela explique la présence des œuvres de Sade dans les romans noirs des années 1830, comme La Fille aux yeux d’or de Balzac et Les Mémoires du Diable de Soulié. Ces deux romans sont des tableaux des mœurs contemporaines qui illustrent l’immoralité sadienne dans un siècle dominé par le mal. 

L’imaginaire sadien prend de nouvelles formes dans la création balzacienne. Les horreurs sont provoquées par la dissection du corps humain servant au progrès des sciences naturelles au début du xixe siècle. Les affaires Lacenaire et Fieschi coïncident avec la réception de Sade dans le milieu littéraire entre 1834 et 1835. Des thèmes macabres apparaissent dans les récits militaires sous l’Empire. Les horreurs révolutionnaires se propagent en Espagne, royaume de l’Ancien Régime affecté par les guerres entre 1818 et 1823. Balzac décrit les corruptions morales dans la lignée de Faust, Manfred et Melmoth. Les phénomènes surnaturels sont interprétés dans un esprit scientifique comme des faits dont la cause nous échappe. Le nom de Sade symbolise l’immoralité et la monstruosité dans la littérature romantique. Justine est évoquée dans le conte noir La Fille aux yeux d’or. L’œuvre de Sade est mise sur le même plan que Les Liaisons dangereuses de Laclos et considérée comme un « livre corrupteur ». Balzac s’inspire des codes orduriers et vicieux de la littérature libertine du xviiie siècle. L’application du Code civil provoque les drames de l’adultère féminin dans les boudoirs. L’or et le plaisir corrompent la société parisienne et produisent la dépravation.

Frédéric Soulié est l’un des lecteurs assidus de Sade dans les années 1830. Il connaît ses premiers succès en tant que dramaturge. Ses spectacles attirent un public avide d’intrigues sanglantes et de sentiments forts. Ses œuvres, qui occupent une place importante dans l’histoire de la littérature romantique, sont peu lues aujourd’hui. L’image sadienne apparaît dans ses deux œuvres qui présentent des caractéristiques du roman « social ». Soulié, comme Balzac, a l’ambition de peindre un tableau panoramique dans une seule œuvre. Sous l’influence de Walter Scott et d’Ann Radcliffe, il imagine dans Les Deux cadavres [1832] une société anglaise tourmentée et instable après la Révolution de 1649. Après cette première tentative de rédaction d’un roman « frénétique », Soulié publie Les Mémoires du Diable. Il dépeint la société française moderne où l’ascendance des vices est accompagnée de la chute des vertus.

Soulié donne ainsi une image effroyable de la société moderne où le vice est toujours triomphant, prospère, vénéré, et la vertu toujours opprimée, déshonorée et flétrie. Comme Borel, il respecte l’écriture de Rétif de La Bretonne et de Charles Nodier, tandis qu’il mentionne et critique les images de Sade dans ses romans. Sade en tant que libertin criminel et impuni de l’Ancien Régime, et auteur de Justine, livre dangereux, est décrit et analysé. De surcroît, dans sa création de l’imaginaire sadien, l’influence de la littérature anglaise est manifeste. Le gothique d’Ann Radcliffe et de Matthew Gregory Lewis le pousse à inventer les horreurs révolutionnaires, et les romans sentimentaux de Samuel Richardson lui servent à concevoir des images libertines et à exprimer des sentiments sensuels.  À partir des analogies typologiques entre les figures féminines et les tabous des mœurs, une comparaison s’avère entre Les Mémoires du Diable et les textes de Justine et de Juliette de Sade. Les sociétés monstrueuses dépeintes par Soulié, celle de l’Angleterre après 1649, et celle de la France entre 1789 et 1830, sont empreintes de l’immoralité dont rêvait Sade sous le régime de Louis XV. Si l’Angleterre sous le régime de Charles II est une reproduction de la société despotique dans laquelle a vécu le jeune marquis, la société française moderne des Mémoires du Diable met en valeur l’exhortation que le citoyen Sade répète à ses contemporains : « Français, encore un effort pour être républicains ! »

 

NOTES

[1] FABRE, Jean, « Sade et le roman noir », dans Le Marquis de Sade, colloque du centre aixois d’études et de recherches sur le dix-huitième siècle (19-20 février 1966), Armand Colin, 1968, p. 258.

[2] DUCHET, Claude, « L’image de Sade à l’époque romantique », ibid., p. 239.

[3] Ibid., p. 235.

[4] MILNER, Max, Le Diable dans la littérature de Cazotte à Baudelaire, José Corti, 1960, p. 190.

[5] PRAZ, Mario, La Chair, la mort, et le diable dans la littérature du xixe siècle, trad. de l’Italien par Constance Thompson-Pasquali, Gallimard, 1999, p. 16.

[6] LAFORGUE, Pierre, L’Éros romantique. Représentations de l’amour en 1830, PUF, 1998, p. p. 42.

[7] SAINTE-BEUVE, « Quelques vérités sur la situation en littérature », dans Revue des Deux Mondes, juillet 1843, p. 13-14.