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Soutenance d'HDR de N. Kremer :

Soutenance d'HDR de N. Kremer : "Littérature et arts : XVIIIe siècle"

Publié le par Arnaud Welfringer

Soutenance d’Habilitation à Diriger des Recherches de Nathalie KREMER

« Littérature et arts : XVIIIe siècle »

Le 26 juin 2018 à 14h

Salle Bourjac en Sorbonne (17, rue de la Sorbonne, Paris Ve)

 

Composition du jury :

Pr. Jean-Paul Sermain (Université Sorbonne Nouvelle), garant du dossier
Pr. Dominique Kunz-Westerhoff (Université de Lausanne)
Pr. Herman Parret (Université de Leuven)
Pr. Jan Herman (Université de Leuven)
Pr. Christophe Martin (Sorbonne Université)
Pr. Paolo Tortonese (Université Sorbonne Nouvelle)

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Le dossier d’HDR de N. Kremer recouvre deux domaines de spécialité : le premier porte sur la littérature du XVIIIe siècle, incluant aussi des enquêtes sur le roman allant du XIXe au XXIe siècles ; le deuxième concerne les rapports entre littérature et arts dans les textes poétiques, esthétiques et critiques de la fin du XVIIe jusqu’au milieu du XIXe siècle. Pour chacun de ces champs de recherches, N. Kremer présente un ensemble d’articles et de livres publiés ainsi que deux inédits :

 

  • 1. Inédit « littérature » : La création par la destruction. Les tableaux-fantômes de la littérature

En étudiant les fictions qui relatent la destruction ou la disparition d’une œuvre d’art, on peut déceler le propre de l’image invisible générée dans et par l’écriture littéraire. En effet, la destruction de l’œuvre d’art dans le roman est toujours aussi et en même temps une destruction sémiotique à l’œuvre, par le fait que la transposition du signe pictural dans l’art verbal révèle les mécanismes propres de représentation de ce dernier. En créant une histoire (sur la destruction d’un tableau), la fiction expose sa façon de donner à voir ce tableau invisible. Les tableaux-fantômes de la littérature sont ainsi doublement des fantômes : parce qu’ils sont devenus littéralement fantômes dès lors qu’ils sont perdus, détruits matériellement ; mais en même temps parce qu’ils ont acquis – à travers les textes qui parlent d’eux et en transmettent le souvenir – une existence invisible et fantomatique, celles des mots, et qui pour le coup est bien réelle, car le texte que nous lisons est bien là !

Ainsi, à partir de la question thématique des modes de destruction de tableaux relatés dans la fiction narrative, c’est la question de la « visibilité » du langage qui est centrale : que voit-on quand on lit ?

 

  • 2. inédit « arts » : Traverser la peinture. La critique créative de Diderot et de Baudelaire

En tant que spectateurs de peinture, Diderot et Baudelaire furent aussi toujours et d’abord créateurs. Ce livre montre comment leurs écrits ouvrent la voie à une approche moderne de l’art, où les œuvres sont recréées librement par l’imagination du spectateur.

Ce que nous appelons la « traversée » de la peinture consiste en une approche émotive de l’image, qui se montre sensible aux effets puissants des lignes et des couleurs, dans ce qu’elles incitent à penser ou à rêver. La critique d’art naît ainsi autant de l’adhésion empathique à l’œuvre contemplée que du détachement du regard.

Le lecteur découvrira dans ce livre la façon dont Diderot et Baudelaire ont traversé la peinture de leur temps pour donner à lire de nouvelles images, inépuisables, à rêver, méditer et savourer en tous temps.

 

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Pour découvrir le livre inédit sur la critique d’art de Diderot et de Baudelaire de N. Kremer, le lecteur pourra lire ici ce « mot de conclusion » du livre :

Traverser la peinture : c’est par ce titre que nous avons voulu éclairer le propre de la démarche critique de Diderot et de Baudelaire face à la peinture de leur temps. La traversée implique un déplacement à travers un espace, comme un parcours qui suppose qu’il y a un autre bord, ou plutôt un autre côté, qui n’est pas encore connu. Pour les salonniers, la traversée n’est pas celle d’un voyage physique dans l’espace, mais d’un parcours du regard à travers une surface peinte au terme duquel leur pensée ou leur savoir se trouvent transformés. C’est dire que leur approche de la peinture considère celle-ci non pas comme un lieu d’éléments juxtaposés dans une co-présence immobile, mais comme un espace à traverser et d’éléments à découvrir, pour reprendre l’opposition établie par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien[1]. Le tableau demande à être traversé dans le temps plutôt qu’embrassé en un seul instant : il contient sa part d’inédit et de profondeur que l’œil doit pouvoir découvrir à travers le temps du parcours et du souvenir, qui est le temps d’une expérience transformatrice.

Car cette traversée n’est pas simplement réceptive : à travers ce que la peinture donne à voir et à penser, c’est aussi ce que celle-ci peut recevoir de l’investissement émotif et cognitif du spectateur qui la transforme à son tour, comme s’il pouvait infléchir l’œuvre vers le reflet d’une autre image, modelée au gré de son propre regard. En ce sens, la réception de la peinture par Diderot et Baudelaire est aussi et avant tout une approche active des images, car ils se les approprient pour aller jusqu’à les transformer. La traversée implique donc le sens paradoxal de rencontre et de divergence. Dans la critique d’art de Diderot et de Baudelaire, elle désigne tout à la fois la faculté empathique du créateur ou du lecteur, qui entre imaginairement dans l’œuvre peinte ou écrite en oubliant « tout le reste », mais qui en même temps expérimente le plaisir esthétique à travers une rupture de l’empathie, dont l’origine se situe dans l’image elle-même en tant qu’espace traversé de lignes ruptrices, de courbes brisées, de contours interrompus. Dans ces endroits où l’œil se heurte à l’image et où les pensées dérivent, le spectateur est incité à la continuité créative de l’œuvre.

Dans sa façon de revendiquer librement ses « pensées bizarres » sur l’art de son temps, nous avons vu que Diderot est un esprit remarquablement moderne, précurseur de Baudelaire comme de l’actuelle critique créative des œuvres. La description de la lumière diffractée par les branches des arbres par Diderot, que nous avons citée au seuil de cet essai, métaphorise bien ce travail de l’œil parcourant l’image. De même que Baudelaire, à sa façon, répond à la peinture en livrant une prose musicale à la fois « souple » et « heurtée », où les « ondulations de la rêverie » sont traversées des « soubresauts de la conscience »[2], et où il va

Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés[3].

Si Baudelaire se trouve très près de l’extravagance du génie de Diderot[4], c’est peut-être parce qu’il revendique une « esthétique du zigzag [qui] prendra volontiers les chemins de traverse », comme l’a affirmé P. Labarthe [5], de même que son écriture se caractérise par la digression comme « vagabondage », comme l’a souligné Michel Charles[6].

Dans cette traversée comme déviation et divagation à la fois, nous avons voulu montrer que la continuité créative qu’opèrent Diderot et Baudelaire dans leur critique d’art est l’effet d’une rupture à la fois dans l’œuvre et avec l’œuvre. Dans l’œuvre, dans la mesure où le principe classique de l’harmonie, auquel souscrit Diderot, est pour lui une aune de jugement sur la dissonance de l’œuvre, de la même façon que Baudelaire préfère à la ligne serpentine celle de la courbe brisée. Avec l’œuvre, dans la mesure où leur rapport au tableau implique un détachement du regard, quand l’imagination du spectateur infléchit l’image vers le reflet d’une recréation subjective. Sans cesse dans leurs Salons, les descriptions des œuvres prennent la forme d’inventions de celles-ci, car pour les salonniers, décrire une œuvre, c’est toujours écrire de l’œuvre[7].

Ainsi leur écriture prend forme dans un décrire-récrire incessant, un mouvement de détour et de retour vers l’image qui n’est pas rectiligne mais digressif. Car toute traversée implique la rupture et la digression, écrit Louis Marin : « pratiquer la traversée, [c’est pratiquer] la rupture, la syncope, l’écart. »[8] La description de l’œuvre est la recréation de celle-ci, comme en la constituant par un détour, par un écart, et aussi bien par des omissions et des infidélités. Phénoménologiquement ou poétiquement, le langage est toujours description, détour, digression : traversée – dont le philosophique ou le poétique ne sont que deux formes parmi d’autres possibles. C’est pourquoi la traversée de la peinture par Diderot et Baudelaire peut être qualifiée de critique émotive : ce syntagme paradoxal permet de mettre en lumière la façon dont leur regard critique, qui juge de l’image en la disloquant, est inséparable d’une approche émotive qui investit l’image d’une sensibilité propre, et la réfracte vers l’œil du lecteur.

La recréation littéraire des tableaux par le romancier ou le poète est ainsi sans cesse filtrée par l’œil critique qui morcelle l’image, et le cœur sensible qui recompose le rêve de celle-ci en puisant dans la suggestivité et l’inachèvement de l’œuvre tout le pouvoir d’une imagination résonante. Suggestivité, inachèvement et résonance sont les trois modalités de la critique créative qu’ont pratiquée Diderot et Baudelaire, dans la continuité et la rupture, la reprise et la relance de l’œuvre. En effet, sensibles au pouvoir de résonance des œuvres, ils n’auront eu de cesse de vouloir les reprendre et les compléter, comme en infléchissant les lignes observées vers celles de leur rêverie propre. Si dans ce travail de recomposition des œuvres, la sensibilité est essentielle, c’est bien sûr une sensibilité travaillée par la mémoire de ces auteurs-spectateurs, une mémoire des œuvres autant que de l’expérience vécue.

En ébranlant les normes et les hiérarchies de l’art de leur temps, et en revendiquant le droit de recréer librement les oeuvres en les continuant de façon créative, Diderot et Baudelaire ont adopté une approche moderne de l’art, transformant la critique d’art en un art critique. En effet, quand les écrivains d’hier et d’aujourd’hui s’attachent à « réinventer le tableau sous le prétexte d’en faire la description », comme l’a analysé Jean-Michel Rey pour Fromentin, Claudel, Valéry, Artaud, Ponge, Genet ou Beckett[9], ils ne font que perpétuer un rapport à la peinture que Diderot et Baudelaire avaient mis en œuvre dans leurs écrits théoriques et critiques sur l’art.

Ainsi, lorsque Georges Perec affirmait, il n’y a pas si longtemps encore, que l’irrégularité en tant que « déviation de la norme représente le premier pas sur le terrain de l’art »[10], il ne s’inspire pas seulement du mot d’ordre de Paul Klee : « Le génie, c’est l’erreur dans le système ». La fascination de Perec pour une forme de désordre – infime, déviante – dans l’ordre du système, comme une incohérence dans le régulier, prolonge une intuition artistique fondamentale de Diderot et de Baudelaire, qu’ils ont magistralement su mettre en lumière avec la même verve que celle qu’ils surent si bien apprécier dans les tableaux. Ils illustrent ainsi la grande idée de Paul Valéry selon laquelle, au moment de l’enchantement esthétique, s’opère un détachement du regard par rapport au phénomène observé, en sorte que l’aspect réel de l’objet compte moins que ce que l’œil décide d’en voir – au point que, en fin de compte, seul « Voir se suffit », comme il l’écrit dans ses « Notes d’aurore » :

À cette heure, sous l’éclairage presque horizontal, Voir se suffit. Ce qui est vu vaut moins que le voir même. Des murs quelconques valent un Parthénon, chantent l’or aussi bien.[11]

Et, du fond de ces images que l’on ne voit qu’en fermant les yeux, jaillissent celles de l’œil intérieur, nourries du souvenir et du désir incarnées dans les mots qui sont leur seul reflet véritable : « Je ne vois qu’en esprit… », écrit le poète[12].

 

[1] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990, p. 172-173, cité par Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 12.

[2] Charles Baudelaire, Dédicace « À Arsène Houssaye », Petits Poèmes en prose, in : Œuvres complètes, éd. de Michel Jamet, Préface de Claude Roy, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1980, p. 161.

[3] Le Soleil, v. 7-8 (Les Fleurs du mal).

[4] Cf. Marie-Hélène Chabut, Denis Diderot : extravagance et génialité, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, « Faux Titre », 1998.

[5] Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., p. 369.

[6] Michel Charles, « Digression, régression (Arabesques) », Poétique 40 (1979), p. 395-407.

[7] Ce glissement d’un syntagme à l’autre où s’éclot l’écriture des Salons comme esthétique de l’art a été proposé par Louis Marin.

[8] Louis Marin, Lectures traversières, op. cit., p. 15.

[9] Jean-Michel Rey, Le Tableau et la page, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 9.

[10] Entretien avec Ewa Pawlikowska (1981), cité par Santino Mele, « Perec et Klee : l’encre et l’aquarelle », Cahiers Georges Perec : L’œil d’abord… Georges Perec et la peinture, n° 6, Seuil, 1996, p. 84.

[11] Paul Valéry, « Notes d’aurore », in : Mauvaises pensées et autres, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 859-860.

[12] « Le Cygne », poème LXXXIX des Tableaux parisiens, v. 9 (Les Fleurs du mal).