Essai
Nouvelle parution
Sébastien Hubier, Fictions excitantes

Sébastien Hubier, Fictions excitantes

Publié le par Marc Escola (Source : Sébastien Hubier)

Chez les nouveaux tartufes, la pornographie a mauvaise presse. Pourtant le sexe est aujourd’hui partout et sa représentation omniprésente est le phénomène majeur de notre hypermodernité. Le phénomène majeur, certes, mais aussi le plus contradictoire, car le sexe est, en somme, à la fois et totem et tabou : ce dont tout le monde se délecte mais ce dont il est socialement convenu de ne pas parler, sauf pour la blague.

C’est aux fictions qui mettent en scène le désir sexuel (et qui le provoquent) que s’intéresse le présent livre, afin d’en mesurer l’importance, d’en interpréter les sens, d’en dire les plaisirs, d’en pointer les travers. Étudiant aussi bien la littérature (Sade, Louÿs, Calaferte, Esparbec) ou les arts savants (de Giulio Romano à Jennifer Lacey et Nadia Lauro) que les arts de masse et de divertissement (modes vestimentaires, réclames et publicités, bandes dessinées, romans graphiques, vidéos en ligne ou musique rock), cet essai adopte conjointement trois perspectives afin de comprendre pourquoi les fictions excitantes occupent une place tellement importante dans nos cultures, pourquoi, des fresques antiques au porn en ligne, le sexe est peu à peu devenu un spectacle.

S’inscrivant en faux contre les approches normatives et essentialistes, cette triple perspective, anthropologique, psychologique et culturaliste, permet seule de saisir à quel point la pornographie est une construction idéologique reflétant les transformations macrosociologiques qui ont contribué à banaliser la figuration de la sexualité.

Table des matières analytique

Savoir lire les fictions excitantes par Gabriel Tremblay-Gaudette (p.9).

Préliminaires polémiques

Une crise des études littéraires en France, mais pas de crise des fictions (p.15-24). Un possible renouveau de l’étude de l’immersion fictionnelle grâce aux cultural studies (p.24-30) dont les porn studies anglo-américaines sont devenues une branche majeure (p.30), visant à analyser les différentes formes de « fictions excitantes » (p.30-33). Ces dernières connaissent aujourd’hui une vogue sans précédent, sous des formes diverses (p.33-34).

Premières tentatives de typologie

La différence entre érotisme et pornographie est plus ténue que ce que l’on croit habituellement (p.34-36). Les définitions de ces deux registres sont multiples (p.37) et historiquement variables (p.37-42), ce qu’indiquent les exemples de Pierre Louÿs et Louis Calaferte (p.42-44).

Une mécanique des femmes

La fiction calafertienne reprend quantité de tópoï de la tradition érotico-pornographique européenne (p.44-46) et mêle voix et regards masculins et féminins (p.46), ce qui conduit à une étrange poétisation de la trivialité coïtale (p.46-49). Cette logique épiphanique et jaculatoire suspend le cours du temps (p.49-51) mais correspond surtout à une heuristique sexuelle (p.51-53), laquelle permet de comprendre l’importance de la réification des femmes dans les fictions excitantes (p.53-55), et ce, dans une double perspective psychologique et anthropologique (p.55). C’est ainsi que se peut mettre en place une érotisation de la laideur (p.56-60) qu’il est loisible d’analyser grâce aux notions et concepts forgés par Bataille mais largement remaniés par les pensées postmodernes et afterpop (p.60-62).

Transgression et excitation

L’importance accordée à la transgression laisse supposer que l’excitation n’est pas seulement biologique mais aussi déterminée par le contexte socio-culturel propre à chaque individu (p.62-65). Les fictions excitantes se déroulent mentalement comme si elles étaient réelles (p.65-66) et la pornographie représente une forme d’utopie (p.66), ce que le XVIIIe siècle mettait déjà en avant (p.66-69) et ce qu’accentuent encore post- et hypermodernités (p.69-71). Elle se définit par le principe de la visibilité maximale, ce qui motive la récurrence des meatshots et cumshots (p.71-75). C’est cela qui culmine aussi bien dans le gonzo pro-am que dans le porn amateur (p.75-78). Les controverses sont nombreuses, opposant ceux qui perçoivent dans la pornographie une possible émancipation et ceux qui n’y voit qu’une source d’aliénation (p.78). D’où l’intérêt des notions de « male gaze » et de « female gaze » (p.78) pour cerner les enjeux du porn contemporain qui n’est plus réservé aux hommes (p.78-80). Une évolution s’est en effet produite sous la double influence d’internet (p.80) et de la société de consommation dirigée (p.80-86). La pornographie est désormais partout : sextoys, jeux vidéos, TV shows et, même, films grand public (p.86-99). Importance, dans ce cadre, du « porno parcellaire » dont Love de Gaspar Noé est peut-être le meilleur exemple (p.99-102). Mais ces enjeux du porn contemporain ne sont compréhensibles qu’en tenant compte de l’Histoire, extrêmement longue, des fictions excitantes (p.102-104).

Porn antique

ll n’y a pas une Antiquité, mais des antiquités et il est, par exemple, passionnant de comparer les modes de représentation de la sexualité aujourd’hui avec ceux qui dominaient dans l’Égypte pharaonique et ptolémaïque (p.105). Une organisation de la pornographie étrangement à la fois très proche et très différente de la nôtre (p.105-106) aussi bien chez les Romains que chez les Grecs (p.106) ou les Étrusques (p.107), mais que les idées chrétiennes ont peu à peu changée dès le tournant des IIe et IIIe siècles – et ce, pour longtemps (p.108).

Le Moyen Âge, une longue ère sans porn ?

Une période longue et polymorphe (p.109) pour laquelle la transgression sexuelle est d’abord affaire de « bas corporel » (p.109). D’où la nécessité de distinguer érotisme, scatologie, grivoiserie, pornographie pour comprendre comment et pourquoi les fictions excitantes mettent alors en place une série d’oppositions binaires entre le haut et le bas, l’envers et l’endroit, le savant et le populaire, le licite et l’illicite, le sacré et le profane, le devant et le derrière, l’émission et la réception, le corps et la chair, le propre et le sale, l’odeur et l’image (p.110). Importance centrale alors de l’animalité (p.110-112) qu’on retrouvera longtemps, à l’état de traces déformées, dans les fictions sexuelles, et pas seulement occidentales (p.112-114).

« Hot Renaissance »

Absurdité épistémologique du saucissonnage séculaire (p.114). Pourtant, les XVe et XVIe siècles représentent bien une étape majeure dans la conception et la diffusion de la pornographie, en raison notamment de l’invention de l’imprimerie et de la xylographie (p.114-115). Paraissent, en outre, des ouvrages qui serviront longtemps de modèles aux fictions excitantes occidentales, tant pour leurs textes que pour leurs illustrations : I Modi, Sonetti lussuriosi, Della Qualità del buon marito (p.115-116). Cependant, dans l’esprit du temps, le corps est généralement dévalorisé (p.116-117), de sorte qui peut sembler anachronique de parler de pornographie pour l’early modernity (p.117). Il faut attendre le XVIIe siècle pour que la lubricité et l’acte génital soient clairement mis en scène dans un but d’excitation sexuelle des lecteurs et lectrices (p.117-120).

Raideurs classiques

Importance posthume du concile de Trente qui définit explicitement ce qui doit être interdit en matière de fictions licencieuses (p.120). Toutefois, les canons tridentins ne se diffusent pas de la même façon dans tous les pays catholiques (p.120-121). La France apparaît comme un cas à part dans l’Europe baroque et c’est une censure notablement différente qui s’y met en place (p.121-122), prêtant au passage une responsabilité morale et juridique aux auteurs (p.122). Au surplus, les textes érotico-pornographiques du mitan du XVIIe siècle français se concentrent sur la Schaulust, pulsion duelle de voir et de savoir la sexualité (p.122). C’est justement sur cette théâtralisation, plus ou moins savante, du sexe que s’établiront les fictions excitantes des XVIIIe, XIXe et XXe siècles (p.122-123).

Lumières pornographiques

Réhabilitant les sens et la volupté, le XVIIIe siècle desserre l’étau qui entravait les mœurs de « l’âge classique » proprement dit, si tant est que ce dernier existe (p.123). Élaborant la notion de vie privée, les Lumières mettent en place ou réinventent de nouveaux motifs érotiques : le troussé, l’effraction (p.124), les lieux de l’impudicité (p.124), la lubricité sans frein des religieux (p.125) et des adolescentes (p.125), l’enchevêtrement de la réalité et de la fiction (p.126), les réminiscences excitantes des plaisirs passés (p.126). Tout ce contre quoi le XIXe siècle bourgeois s’insurgera en Europe et aux Amériques ou, plus exactement, fera mine de s’insurger (p.127).

Brûlant « siècle de vinaigre »

Contrairement aux idées reçues, le siècle bourgeois est obsédé par le sexe et, ipso facto, par la pornographie (p.128), ce qu’indiquent aussi bien, par exemple, la France du Directoire que le Biedermeier des États de la Confédération germanique et de l’empire d’Autriche (p.128). On assiste même à une dérive hardcore du libertinage, ce dont attestent tant les lithographies (p.129) que les innombrables fétichismes du temps (p.130) ou encore les reprises récurrentes du mythe de l’enlèvement qui, associant rapt violent et ravissement sexuel (p.130-132), correspond à une réinterprétation de l’animalité érotique (p.133-135), laquelle emprègne l’imaginaire prostibulaire, véritable obsession de l’époque (p.135-139). Cette étude historique de l’excitation fictionnelle bien que nécessaire, ne laisse pas, pourtant, de poser quantité de problèmes (p.140-141).

La pornographie, toujours, tout le temps, partout, pour tous ?

Deux écoles critiques et théoriques coexistent : pour l’une, la pornographie est une donnée anthropologique, transhistorique (p.141) ; pour l’autre, elle est une invention moderne des XIXe et XXe siècles (p.141-142). Dans les deux cas, elle n’est en rien naturelle : elle est, comme la pratique humaine de la sexualité elle-même, culturellement et socialement construite (p.143), de sorte qu’elle doit être étudiée dans une perspective non seulement historique mais aussi sociologique (p.143-144). Sa double dimension modélisante (p.145-146) et cathartique (p.146) repose d’ailleurs sur des pratiques, des scripts précisément codifiés (p.147-148).

Logique pornématique

Les genres pornographiques sont genrés : hommes et femmes n’y cherchent pas les mêmes éléments (p.148). Pour étudier ce phénomène, il importe de dresser une topique des « pornèmes », plus petits éléments significatifs de cette combinatoire qu’est le porn. Ceux-ci peuvent aussi bien concerner le physique des protagonistes que les pratiques sexuelles ou les procédés médiatiques mis en œuvre dans la représentation du coït (p.148-150), et ils valent aussi bien pour les bandes dessinées que pour les pulps, les romans, les films ou les vidéos (p.150-151). Ce sont ces mêmes pornèmes qui permettent au demeurant de comprendre pourquoi le modèle de la hardeuse est bien plus proche qu’on ne le croit souvent de la norme moyenne occidentale (p.152). Il n’en demeure pas moins que des écarts existent, demandant à être interpréter, comme dans le cas, notamment, de l’interracial (p.153).

Vacances et tourisme sexuels

Mise en place, dès le XVIIIe siècle, des tópoï de la féminité lointaine et d’une sexualité étrangère idéale (p.154). L’imaginaire du « harem colonial » (p.154-156), variation sur l’orientalisme (p.156). C’est cet imaginaire qui, du reste fondé sur des bases plus anciennes, explique ce qui se joue aujourd’hui aussi bien dans le porn en ligne exotique (p.156-158), particulièrement nippon, mais aussi slave et balkanique (p.158-163), que dans le tourisme sexuel (p.163). Dans les deux cas, c’est un rapport de domination qui est placé au cœur de l’excitation (p.164-165), laquelle mérite d’être étudiée à l’aide des notions d’érotisation, de dépersonnalisation et de typification (p.165-168) – notions qui concernent aussi bien l’homme noir que la femme asiatique ou la latina, qui forment trois pornèmes majeurs du porn 2.0.

Retour aux pornèmes

La « roue de Virgile » des pornèmes (p.169). Une fantasmatique très vaste pour un genre itératif (p.169-170) ? Les « body genres » (p.170-171). Leurs implications idéologiques et psychologiques dans l’organisation pornématique (p.171-173). La logique fétichiste toujours au cœur des fictions excitantes (p.173-174) ? Une structuration en trompe-l’œil : hypercatégories et hypogenres (p.174).

Spanking stories

Opposition récurrente dans les fictions excitantes de la romance et du BDSM, lequel est essentiel dans la pop culture comme dans la littérature savante (p.175-177). L’exemple éclairant d’Histoire d’O (p.177-178). Toutefois, ce phénomène est loin d’être propre à la contemporanéité (p.178-184) et Sade est un modèle depuis plus de deux siècles (p.184-185), des romans anglais de la fin du XIXe siècle aux comics britanniques, italiens et espagnols d’aujourd’hui (p.185). Dans le BDSM aussi, c’est une relation genrée inégalitaire qui est rapportée (p.185-186) – relation qui est perçue très diversement par la critique (p.115-116). En réalité, les fictions présentent le BDSM comme un jeu et celui-ci renvoie à un imaginaire extrêmement ancien liant violence et félicité (p.186-189). C’est ce que montrent Les Cent Vingt Journées de Sodome (p.189-192) aussi bien que $Shot, spectacle new-yorkais du début des années 2000 (p.192), quantité de romans de la Belle Époque (p.192-196) ou encore les best-sellers du mommy porn actuel (p.196-197). Le BDSM est un des pornèmes centraux des fictions excitantes – c’est pourquoi il peut si facilement se combiner à d’autres (p.197).

Teens et MILF

La MILF, personnage très codifié, peut être analysée en termes sociopsychanalytiques (p.198). L’excitation qu’elle suscite tient à ce qu’elle associe domination et puissance (p.199) et se trouve donc liée à l’imaginaire BDSM (p.200-201) tout en participant à la sexualisation des figures parentales (p.201). Une nouvelle façon de considérer le fantasme en le valorisant (p.201-204), voilà précisément ce que représentent la MILF et son envers qu’est la teen (p.204-205), elle aussi stéréotypée (p.205-206). Incarnation d’une naïveté perverse, cette dernière est excitante justement parce qu’elle est « barely legal » (p.207) et que sa représentation est fondée sur la cheville de la Verleugnung freudienne (p.208-209)... Et, aussi, parce que jeunesse et beauté sont étroitement liées dans les imaginaires modernes, postmodernes et hypermodernes (p.209).

« Beauty in porn »

Des canons sexistes qui concernent aussi bien les hommes que les femmes (p.210). L’exemple parlant de Shy Yume, la beauté, virtuelle et parfaite, de Xhamster (p.210-211). Universaux, invariants et variations de la beauté féminine (p.211) : seins, jambes, fesses, cuisses, hanches – mais également chevelures (p.211-212).

Pornographie capillaire

La pornographie, qui est une métaphysique (p.212), est aussi une affaire de chevelures, et ce, depuis fort longtemps (p.212-214). L’exemple de la sexualisation de la rousseur (p.214-215) dont la longue histoire mérite d’être précisée (p.215-218). De même pour l’érotisation de la blondeur (p.218-225). Cette érotisation est passée de la culture savante à la culture pop – passage qui a été grandement favorisé par l’influence qu’ont exercée, un siècle durant, les playmates et les pinups publicitaires (p.225-227).

Ces beautés sexy qu’on épingle

Naissance de la pinup au XVe siècle ou au XIXe (p.228) ? Importance, à nouveau, de ce siècle bourgeois (p.228-229), de la Belle Époque (p.229-230) et, plus encore, des roaring twenties (p.230-231). Des plates flapper girls aux pulpeuses pinups (p.231-243). « Fabulous fifties, sexy sixties » (p.243-246). L’invention de la playmate (p.246-250). Le fantasme du sea, sex, sun and sand (p.250-252) qu’incarne la bimbo, nouvelle source d’excitation (p.252-254). La real doll : un idéal hypermoderne (p.254) ou le comble de la réification des femmes, réduites à l’état d’objet domestique (p.254-256) ?

Réification du sujet, jouissance de l’objet ?

Réification et immersion dans les fictions excitantes (p.256-258). L’investissement pulsionnel que suscitent ces dernières brouille les frontières entre fiction et réalité (p.258) aussi bien dans les vidéos qu’en littérature (p.258-259). D’où l’importance du genre de l’autofiction érotico-pornographique (p.259-262). Pour autant, il est indéniable qu’un processus de réification est à l’œuvre – réification qui recoupe les notions de déni d’autonomie, de passivité, d’interchangeabilité, de violabilité (p.262). Mais, même sur ce point, les partisans des women’s studies sont en désaccord (p.262-263). Assurément, il faut tenir compte des spécificités de l’hypermodernité liant sexualisation, corps jeune, lisse, désirable et toujours désirant (p.264-268). Pourtant, ce qui se trouve érotisé l’est aussi pour des raisons extrêmement anciennes, anthropologiques, voire biologico-génétiques (p.268) : l’exemple éclairant de la blondeur et de la glaciation de Würm (p.268-270). Mais, paradoxalement, la pornographie actuelle aime aussi à mettre en scène des corps communs comme le met au jour la prégnance de la girl next door (p.270-272). Ainsi, la fiction excitante ne serait pas tant affaire de monstration de la beauté que de mise en scène de la jouissance (p.273-276), une jouissance qui n’a de cesse de se faire passer pour vraie (p.276-278).

Climax

La figuration de la sexualité, qui est un invariant des fictions humaines depuis la Protohistoire, a joué un rôle phylogénétique crucial dans l’évolution de l’espèce humaine (p.278) et dans les mouvements culturels au fil de l’Histoire (p.279-284). À l’époque contemporaine, les années 1970 ont marqué un tournant majeur (p.284-286) qu’ont poursuivi, selon des modalités diverses, les années 1980 (p.286-287), 1990 (p.287-288) et 2000 (p.288-289). D’un point de vue théorique, il apparaît que pornographie et érotisme, qui sont deux registres voisins, recouvrent en réalité deux processus de socialisation antithétiques (p.289-290) qui ne peuvent être analysés que dans une perspective culturaliste ne négligeant ni les apports de la neuropsychologie cognitive ni ceux de la textanalyse (p.290-291). Ce qu’explique cette approche culturaliste, ce sont, in fine, les raisons profondes de la différence entre représentations de la sexualité et représentations sexuelles (p.186) en notre ère de cyber-réalité (p.291-295).

Bibliographie (p.297)