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Orientations actuelles des études littéraires (Journée de l'Ecole doctorale en littérature française, CUSO, Suisse)

Orientations actuelles des études littéraires (Journée de l'Ecole doctorale en littérature française, CUSO, Suisse)

Publié le par Marc Escola (Source : J. David & M. Rueff)

Ecole doctorale, Genève, vendredi 1er mars

Journée "Orientations actuelles des études littéraires"

 

Il est souvent difficile de se repérer dans la masse exponentielle et plurilingue des recherches consacrées à la littérature de langue française. A-t-on affaire à des niches toujours plus nombreuses et disparates? Ou peut-on, au contraire, y discerner des tendances qui seraient communes à des chercheurs travaillant pourtant sur des périodes et des corpus très différents? Cette journée parie sur la seconde hypothèse: la spécialisation n’abolit pas les foyers de préoccupations partagées. Quelles que soient nos œuvres de prédilection, nos approches et nos manières de penser ou d’écrire, certains enjeux nous lient dès lors que nous prenons pour objet la littérature de langue française. C’est même le présupposé de cette nouvelle Ecole doctorale. Il s’agira donc, lors de cette journée, de dessiner quelques-unes des orientations émergentes des études littéraires. L’objectif ne sera pas d’en présenter un panorama complet, à supposer que cette ambition ait un sens, mais d’examiner un nombre restreint de directions que prennent ou pourraient prendre à l’avenir les recherches dans notre domaine. L’organisation de la journée vise à favoriser les échanges: structurée en quatre interventions théoriques et prospectives, suivies chacune des commentaires de deux discutants, elle devrait nous permettre à la fois de débattre de questions de fond et, par ce biais, de faire plus amplement connaissance.

(On trouvera à la suite du programme les argumentaires et indications bibliographiques des quatre conférences)


9h-9h30 : Accueil, présentation de l’Ecole et de la journée

9h30-10h45 :

Marc Escola (UNIL), « L’humour la théorie »

Discutants : Nathalie Vuillemin (UNINE), Daniele Carluccio (doctorant, UNIGE)

11h15-12h30 :

Claude Bourqui (UNIFR), « La recherche en littérature à l’ère d’Internet :

le cas de figure des textes de la première modernité »

Discutants : Valentina Ponzetto (UNIGE), Rudolf Mahrer (doctorant, UNIL)

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14h30-15h45 :

Jérôme David (UNIGE), « La fonction phatique de la littérature »

Discutants : Muriel Pic (UNINE), Sylvestre Pidoux (doctorant, UNIL)


16h15-17h30 :

Martin Rueff (UNIGE), « L’œuvre en puissance»

Discutants : Christine Le Quellec Cottier (UNIL), Fabien Dubosson (doctorant, UNIFR)

 

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Argumentaires & indications bibliographiques:

 

Marc Escola (Unil), "L'humour la théorie"

Entre deux des plus célèbres représentants français de la théorie littéraire, et les deux seuls ou presque à connaître les faveurs d'une diffusion internationale, on a souvent fait observer comme une parenté de ton: G. Genette et P. Bayard semblent avoir un même humour en partage, qu'on qualifiera, pour s'en amuser ou s'en indigner, de pince-sans-rire ou de désinvolte.

Si l'on fait valoir que nombre de présupposés proprement philosophiques séparent les deux théoriciens, et que le plus jeune ne revendique guère sa filiation avec l'œuvre du premier, il semble qu'il n'y ait rien à dire de cette proximité de ton, qu'on sera tenté de mettre sur le compte de l'idiosyncrasie (l'humour serait affaire d'humeur).

On se propose de prendre un moment au sérieux la question de l'humour dans l'essai: en mettant nos pas dans ceux de Bergson, on voudrait montrer que l'humour n'est pas seulement un mode d'expression que le théoricien pourrait endosser parmi d'autres — qu'entre l'exigence théorique et la posture humoristique, il existe un peu plus que des affinités. Est-ce un hasard si le plus drôle de nos poéticiens se trouve être aussi, et par dessus le marché, l'un des plus sérieux théoriciens de l'humour (dans l'essai intitulé "Mort de rire", Figures V)?

"L'humour la théorie", donc: pas même séparés par l'épaisseur d'une virgule, et pas davantage affrontés que L'amour la poésie dans le recueil de P. Éluard.
On ouvrira cette réflexion avec le sentiment d'une (relative) urgence; aux différents diagnostics portés récemment sur le destin des études littéraires et l'avenir des humanités, on voudrait ajouter celui-ci: une discipline peut mourir de son esprit de sérieux.


Références (outres les ouvrages des deux intéressés et notamment l'essai susmentionné de G. Genette):


— La page "Pierre Bayard" de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula:
— La page "Humour" de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula:
notamment l'article de B. Gendrel et P. Moran:
"L'humour, réflexion sur une analyse de G. Genette"
— Revue Fabula-LHT, n° 10, 2012: L'Aventure poétique
notamment l'entretien avec G. Genette: "Quarante ans de poétique"
et l'article de F. Wagner: "Éloge de la poétique cum grano salis"
— L. Zimmermann, "De l'humour dans la théorie littéraire", Critique, 132, déc. 2003:
— F. Schuerewegen, "Le critique ironiste: Charles vs. Bayard" (repris dans Introduction à la méthode posttextuelle, Garnier, 2012).
— F. Wagner, "Demain est écrit. Entretien avec P. Bayard", site Vox poetica, 2006.
— P. Bayard, "Comment rendre un texte incompréhensible?", Agenda de la pensée contemporaine, n° 10, printemps 2008 (diff. Flammarion), dossier: Banlieues de la théorie.
— F. Pennanech, "La possibilité d'un style", [in:] Théorie des textes possibles, sous la dir. de M. Escola, CRIN, 57, Amsterdam, Rodopi, 2012. Résumé disponible en ligne.
Pour une critique décalée. Autour des travaux de P. Bayard, textes réunis par L. Zimmermann, éd. C. Defaut, 2010, notamment les articles d'U. Eco ("À propos d'un livre qui n'a pas été lu") et de G. Genette ("Un curieux cas d'homonymie").

 

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Martin Rueff, « L’œuvre en puissance » (argumentaire)


Penser l’œuvre contre ceux qui s’efforcent de nier ses prestiges est sans doute une des tâches de la réflexion esthétique et poétique contemporaine.

1. On essaiera d’abord de faire un état des lieux. D’où viennent les critiques adressées à l’idée d’œuvre ? Plusieurs fronts se dégagent dont l’homogénéité fait problème.

Il y a d’abord une critique idéologique. L’œuvre répondrait à une fonction sociale de reconnaissance et de distinction, de répartition et de classement. Toute défense de l’œuvre s’accompagnerait de la revendication d’un canon. C’est pourquoi il faudrait en combattre les prétentions aristocratiques et reconnaître à tout texte une égale dignité de droit. On valorise ainsi l’uniformité des minores dont la régularité seule permettrait d’expliquer la différenciation de l’œuvre. Une nouvelle histoire littéraire devrait s’ensuivre qui se vouerait au rejet de la valeur.
Il y a ensuite une critique épistémologique – c’est celle de Foucault qui fait de l’œuvre une fiction du discours critique répondant à une fonction classificatoire (un lien fictif relierait une œuvre à son auteur pour permettre un certain nombre d’opérations de classement). Cette critique, Foucault l’aura portée au plus loin. Elle explique la raison pour laquelle il s’est progressivement détourné de la critique littéraire en prêtant l’attention au murmure des archives. Ceux qui veulent faire de Foucault un maître de la critique littéraire devront méditer ces lignes :

des gens ont fait l’histoire de ce qui se disait au XVIIIe siècle en passant par Fontenelle, ou Voltaire, ou Diderot, ou La Nouvelle Héloïse. Ou encore, ils ont considéré ces textes comme l’expression de quelque chose qui, finalement, n’arrivait pas à se formuler à un niveau qui aurait été plus quotidien. A l’égard de cette attitude, je suis passé de l’expectative (signaler la littérature là où elle était, sans indiquer ses rapports avec le reste) à une position franchement négative, en tentant de faire réapparaître positivement tous les discours non littéraires qui ont pu effectivement se constituer à une époque donnée, et en excluant la littérature.[1]
 
Il y ensuite une critique de type poétique. Il semble que la poétique se construise sur un certain nombre de partis pris voués à fragiliser la notion d’œuvre. Qu’il s’agisse d’ouvrir l’œuvre vers un passé qui la surplombe (génétique), de l’ouvrir vers le dedans de ses possibles en hypostasiant un certain nombre de débordements (Michel Charles, Pierre Bayard, Marc Escola), ou de l’inscrire dans des réseaux formels et sémantiques qui la dépassent de toutes parts (Gérard Genette), l’œuvre n’est plus dans l’œuvre et le critique non plus. A la différence de la critique qui « l’élèverait », la poétique « abaisserait » l’œuvre – en tout cas elle offrirait un discours sur la littérature qui n’a plus l’œuvre comme source et comme horizon.
Enfin, il y a une critique plus techniquement philosophique. La valorisation de l’œuvre impliquerait une célébration du faire et de l’action qui impliquerait une apologie de la puissance (d’agir, de faire). Une critique originale de l’œuvre émane ainsi de la philosophie de Giorgio Agamben qui veut trouver chez Aristote une défense du désœuvrement comme puissance de ne pas faire.
Cette critique en rencontre une dernière, rigoureusementesthétique et liée à l’histoire de l’art. Qu’il s’agisse de l’art conceptuel ou de la performance, l’art du 20ème a dénoué le lien qui reliait une œuvre à un artiste si ce que l’artiste fait ne revient pas toujours à fabriquer un œuvre durable : un « objet ». Son activité peut se confondre avec le projet de l’œuvre, ou s’effacer dans un geste, un acte, un événement. Les conséquences de ce virage sur l’art littéraire sont considérables – et une partie de la fragilisation du poème peut s’expliquer par là.

2. Aussi différentes que soient ces critiques, un point me paraît décisif : se passer de l’œuvre, c’est rendre poreuses les frontières qui séparent chez Aristote la pratique et la poétique, frontières dont on retrouve la trace chez Locke quand il distingue « le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains ». On peut donc à bon droit faire l’hypothèse d’un tournant « pratique » de l’esthétique dont je ne crois pas qu’on ait mesuré toutes les conséquences pour la poétique.

3. La question devient donc : y a-t-il encore une place pour l’idée d’œuvre dans la poétique ? On ne saurait dessiner cette place qu’en repensant le rapport de l’œuvre à la puissance. L’impuissance de l’œuvre est-elle nécessairement une limite extérieure (un avant ou un après) ? Ne peut-on pas penser l’impuissance à l’œuvre ? L’œuvre en puissance ?
 

Petite bibliographie indicative


Giorgio Agamben,
L'Homme sans contenu, traduit par Carole Walter, Saulxures, Circé, 1996
La Fin du poème, traduit par Carole Walter, Saulxures, Circé, 2002
Profanations, Payot & Rivages, traduit par Martin Rueff, Paris, 2005
La Puissance de la pensée : essais et conférences, traduit par Joël Gayraud et Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2006
 
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, 1983
 
Walter Benjamin,
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, nouvelle traduction de Lionel Duvoy de la 4° version de l'essai (1939) incluant des passages non conservés par Benjamin figurant dans la deuxième version de l'essai (fin 1935-février 1936), Paris, Allia, 2012.
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière version 1939, in « Œuvres III », Paris, Gallimard, 2000
 
Arthur C. Danto, La Transfiguration du banal - Une philosophie de l’art, Paris, Le Seuil, coll. Poétique, 1989
 
Gérard Genette, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Le Seuil, coll. Poétique, 1994
 
Michel Haar, L’œuvre d'art: essai sur l'ontologie des œuvres, Paris, Hatier, 1994
 
Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres – I would prefer not to, Paris, Hazan, 1997 et Verticales, 2011 (avec une préface de Enrique Vila-Matas)
 
Claude Lefort,
Le Travail de l'œuvre, Machiavel, Paris, Gallimard, 1972 (republié coll. « Tel », 1986).
Le Temps présent, Paris, Belin, 2007
 
Claude Mouchard,
La Shoah. Témoignages, savoirs, œuvres, direction de l’ouvrage avec Annette Wieviorka, PUV/Cercil, 1999
Papiers !, Laurence Teper, 2007
Qui si je criais ?, Laurence Tepper, 2007
 
Judith Schlanger
La mémoire des œuvres, Lagrasse, Verdier, 2008
Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, 2011
 

[1] « Se débarrasser de la philosophie », in Michel Foucault, Entretiens, (Roger-Pol Droit, éd.), Paris, Odile Jacob, 2004, p. 78 – ces entretiens ne figurent pas dans les D.E.. « Des gens ? », sans doute R. Mauzi dans  L’idée de bonheur au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1960 – sur Julie ou La Nouvelle Héloïse, pp. 372-374, 481-482, 506-509, 534-537. M. Foucault a dit ce que sa connaissance du XVIIIe devait à R. Mauzi, dans la première préface de Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. XI (cf. aussi D.E., I, p. 167).

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