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Le moment américain du roman français (1945-1950) (Anne Cadin)

Le moment américain du roman français (1945-1950) (Anne Cadin)

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Anne Cadin)

Anne Cadin soutiendra sa thèse de doctorat en littérature française, écrite sous la direction de M. Michel Murat :

Le moment américain du roman français (1945-1950)

devant un jury composé de :

M. Didier ALEXANDRE – Professeur, Université Paris‑Sorbonne

M. Jacques MIGOZZI – Professeur, Université de Limoges

M. Michel MURAT – Professeur, Université Paris‑Sorbonne, ENS

M. Alain SCHAFFNER – Professeur, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

La soutenance se déroulera le jeudi 19 mars 2015, à 13h, à l’École Normale Supérieure (45, rue d’Ulm, 75005 Paris), en salle Simone Weil (rez-de-chaussée).

Position de thèse :

À la Libération, le roman américain impose sa présence dans le paysage littéraire français : la levée de l’interdiction des œuvres anglo‑saxonnes mise en place pendant la guerre déclenche un engouement saisissant pour les romanciers d’outre‑Atlantique, aussi bien de la part des écrivains que du grand public. Le roman américain est perçu comme un modèle inédit et pertinent puisqu’en adéquation avec les réalités modernes. Il constitue à ce titre un exemple à suivre et peut même apparaître à certains comme la seule solution pour renouveler le roman français, dont on considère alors qu’il est en crise. De 1945 à 1950, la question de l’imitation du roman américain, mais aussi celle de son influence — positive ou négative — sur le roman français ne cessent d’être posées, à tel point que l’on parle de « polarisation de l’esprit français[1] » par la littérature états‑unienne. La thèse que nous proposons est consacrée à ce moment américain du roman français. À partir de 1945, la publication de romans « goût américain[2] » augmente et suscite un intérêt constant de la critique. Or, ces volumes et leur rôle dans l’évolution du roman français après le second conflit mondial ont peu été étudiés. Ils ont pourtant été le lieu de nombreuses expérimentations romanesques, motivées par l’innutrition d’un matériau américain indispensable à des écrivains français en quête de renouveau thématique et formel. L’exploration des origines, de la réalité et des conséquences de ce moment américain a guidé notre travail, qui voudrait remettre à leur juste place des textes trop souvent délaissés.

 

 

            Les répercussions de l’omniprésence américaine atteignent autant le roman que l’on peut qualifier de « sérieux » que celui qui était alors considéré comme un simple divertissement, le roman policier. L’attention pour les nouveautés venues d’outre‑Atlantique touche un vaste ensemble d’écrivains et peut être constatée aussi bien chez Sartre, Camus, Des Forêts, Vailland que chez Vian, Meckert, Simenon, Narcejac ou Malet. Pour constituer notre corpus, nous avons pris en considération cet ensemble, afin de reconstituer l’image la plus fidèle possible de ce moment américain. Il était indispensable d’aborder ces deux pôles sur un pied d’égalité et de se garder des « dichotomies mutilantes[3] ». La circulation des idées et des inspirations entre romanciers « légitimes » et auteurs de roman policier est en effet indéniable[4]. Ces écrivains sont souvent acteurs d’un même réseau littéraire : Meckert, qui était soutenu fermement par Queneau, avait publié plusieurs volumes dans la collection Blanche avant d’écrire à la Série Noire sous le nom d’Amila ; Mouloudji, accueilli par Marcel Duhamel, fut un temps le protégé de Sartre. Plusieurs auteurs de notre corpus — comme Vian ou Simenon — ont de surcroît pratiqué simultanément les deux genres.

Ce choix entraîne cependant une conséquence sur le plan de la ressource critique, où la disproportion est grande entre auteurs « sérieux », comme Sartre, et auteurs de « divertissement », comme Héléna, à qui aucun ouvrage universitaire n’a encore été consacré. Le problème est d’autant plus sensible que le policier noir français, né de l’imitation plus ou moins distancée de sa matrice américaine, le hard‑boiled novel, a souvent été considéré comme une dérive « malsaine » du roman policier. Ces textes ont été délaissés par la critique et, sans le travail des amateurs, certains auteurs auraient définitivement sombré dans l’oubli. Notre démarche répond donc au souhait de Daniel Compère de voir s’« unir les efforts des amateurs et des collectionneurs, et les études des chercheurs universitaires, afin qu’ils s’enrichissent mutuellement[5] ». Elle s’inscrit aussi dans un processus de reconnaissance littéraire, entamé depuis longtemps et en voie d’aboutir pour des auteurs comme Simenon, Malet ou Vian ; plus récent pour des romanciers comme Meckert ; encore inexistant pour des écrivains comme Arcouët, Héléna ou Malartic.

Quant aux œuvres « sérieuses » d’inspiration américaine, comme Les Chemins de la liberté de Sartre, Les Mendiants de des Forêts, ou Comme si la lutte entière… de Kanapa, elles aussi ont rarement été étudiées sous cet angle. Dans les deux cas, le recours aux périodiques de l’époque a donc été indispensable. Le nombre impressionnant d’articles consacrés aux romans français américanisés témoigne de l’importance accordée à ce phénomène : à partir de la fin de l’année 1947, les essais sur l’influence américaine et ses conséquences se multiplient, donnant consistance à l’idée d’un bouleversement dans l’écriture romanesque française sous l’influence du modèle américain. La curiosité aussi vive qu’inquiète des contemporains pour cette mutation fait contraste avec le silence qui s’étend à partir de la fin des années 1940. Au déclenchement de la guerre froide, qui pousse les intellectuels à choisir leur camp, s’ajoutent les séquelles moralisatrices de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Les romans français d’inspiration américaine sont, dès 1950, relégués au second plan. Lorsqu’il s’agira d’identifier les raisons de l’évolution du genre romanesque en France après la Seconde Guerre mondiale, le « contournement de l’Amérique[6] » va désormais s’imposer comme évidence. Notre thèse a pour objectif de revenir sur ce lieu commun, et de mettre en lumière l’importance de cette voie américaine empruntée par de nombreux romanciers français de 1945 à 1950, de manière d’autant plus féconde qu’ils dépassèrent rapidement le stade de l’imitation pure et se servirent au contraire du matériau américain comme point de départ, de variation, d’expérimentation, mais aussi de démarcation et d’affirmation de leur propre identité romanesque.

Notre travail comprend trois parties. La première s’efforce d’analyser les mécanismes complexes de l’importation du roman américain en France, depuis ses prémisses timides et élitistes dans les années 1920 jusqu’à la mise en place d’un flux continu et adressé au plus grand nombre à partir de 1945. Elle s’intéresse également aux réactions du lectorat français à l’afflux croissant de romans américains. La recension des articles consacrés aux romanciers américains dans les périodiques de l’époque nous permet d’établir deux constats. D’une part, la diffusion d’un « goût » français pour les « grands Américains » se poursuit, en particulier à travers la canonisation des auteurs appartenant à ce que l’on a appelé la « littérature Sartre » ou la « littérature Coindreau », à savoir Dos Passos, Faulkner, Hemingway, Steinbeck, mais aussi Caldwell et Wright. De l’autre, on observe une progressive accoutumance du grand public à ce roman novateur et indifférent à toute forme de limite ou de bienséance, en particulier par le biais du roman policier noir. À la Libération, un effet de masse fait oublier les limites entre littérature « noble » et « basse » : on se passionne pour le roman américain dans son ensemble, en tant que phénomène. Le moment américain du roman français s’ouvre sur une phase de confusion féconde, au cours de laquelle on s’interroge simultanément sur les conséquences de la lecture de Faulkner ou de Steinbeck et sur celle de Chandler ou de Chase[7]. L’étude de cette mutation du lectorat sert de préparation à l’analyse des changements de perception qui se sont opérés chez les romanciers français par rapport aux travaux de leurs homologues américains.

Deux voies se dessinent en ce qui concerne la prise en compte du « sang neuf » américain. Les romanciers « légitimes » s’emparent dans un premier temps de ce matériau, mais passent rapidement de la fascination à la désillusion. Les auteurs de roman policier, quant à eux, s’approprient durablement la ressource américaine, transformant un réflexe d’imitation pure, visant le succès matériel, en assimilation féconde. La seconde partie de notre travail est par conséquent consacrée à l’échec de la greffe américaine dans les textes des romanciers « légitimes ». Nous montrons tout d’abord que le roman américain sert de révélateur à une nouvelle crise du roman français : de nombreux romanciers français y voient le seul remède au « dessèchement[8] » qui mène le roman français à sa perte. Nous penchant sur les conséquences de cette conviction, à savoir l’utilisation de techniques, de thèmes, de traits stylistiques américains chez les romanciers « sérieux », nous avons pu dresser le constat d’un désenchantement radical : la révolution espérée ne se produit pas, et conduit même Sartre — parmi d’autres raisons — à mettre un terme à son entreprise romanesque.

Le contraste avec les auteurs de roman policier est frappant : ces derniers réalisent une appropriation patiente et en apparence peu ambitieuse du matériau américain. Le troisième temps de notre travail est consacré à une analyse détaillée de ce processus complexe, qui oscille dès le départ entre imitation et détachement : nullement éblouis, ces auteurs usent de la matrice américaine sans aucun complexe. Ils sont eux aussi en quête de renouveau et entendent assurer la survie du genre policier, menacé de sclérose tant il se complaît dans son schéma traditionnel de roman à énigme. Tout autant que pour les auteurs « sérieux », s’emparer du matériau américain devient, pour les auteurs de roman policier, une manière de tracer une nouvelle voie pour le romanesque. La pratique du pastiche, en particulier dans les textes de Vian écrit sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, est révélatrice de cette volonté de déconstruire les codes afin de libérer le genre policier. Notre étude nous permet d’aboutir à la conclusion suivante : les auteurs de roman policier ont réussi là où les romanciers « sérieux » ont échoué. Ils sont parvenus à utiliser l’innutrition américaine, mais aussi à s’en détacher afin de créer un genre nouveau, le roman policier noir « à la française », qui rompt avec deux traditions : le roman policier classique, mais aussi le roman hard‑boiled. Cette mutation, survenue au sein d’un genre longtemps relégué aux marges de la littérature, a peu été commentée par la critique après 1950. Pourtant, nous avons pu établir que, de 1945 à 1950, les contemporains avaient fait à ces romans policiers d’un nouveau genre une place dans leur paysage littéraire. Nous avons par conséquent pris le parti de nous attarder sur cette naissance laborieuse, lieu de multiples expérimentations et avancées romanesques, et qui est l’une des manifestations les plus saisissantes du moment américain qu’a connu le roman français après la Libération.

Cette brève flambée d’intérêt reste un chapitre inédit de l’histoire du roman français. Notre thèse entend réexaminer la dette que celui‑ci a contracté vis-à-vis du roman américain dans les premières années de l’après-guerre, et les changements qui en ont résulté dans ses procédés et dans son style. Nous espérons ainsi mettre en lumière le rôle qu’a joué ce moment américain du roman français et la manière dont il assure une transition entre les changements opérés par les avant‑gardes des années 1920 et la révolution prétendue du Nouveau Roman.

[1] Kanters, Robert, « America America », La Gazette des Lettres, n° 46, 4 octobre 1947, p. 4.

[2] Debray, Pierre, « Matérialisme et solitude dans le roman américain », Cahiers du monde nouveau, n° 5, mai 1948, p. 93‑94.

[3] Migozzi, Jacques, Boulevards du populaire, Limoges, PULIM, 2005, p. 218.

[4] « Les deux mondes semblent étanches. Et pourtant […] peut‑être que la frontière entre la littérature noire et blanche n’est‑elle pas si cloisonnée. […] La catégorisation prive les études sur la littérature de pans entiers de sa création : celle qui ressortissent à la littérature de genre, où, comme ailleurs, on trouve des romans insignifiants, mais aussi excellents, fruits d’une création rigoureuse, exigeante, attentive », Belhadjin, Anissa, « Roman noir, mauvais genre ? », Les Chemins buissonniers du roman, études et entretiens réunis par Alain Cresciucci et Alain Schaffner, Paris, Klincksieck, 2009, p. 69‑75.

[5] Compère, Daniel, Les Romans populaires, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, Les fondamentaux de la Sorbonne nouvelle, 2011, p. 80.

[6] Loyer, Emmanuelle, Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil 1940‑1947, Paris, Grasset et Fasquelle, 2005, p. 159.

[7] James Hadley Chase est le pseudonyme de René Brabazon Raymond, écrivain anglais qui se fit passer avec succès pour un prodige du hard‑boiled américain.

[8] « Hemingway, Dos Passos, Steinbeck et Faulkner apportent de l’eau, de la lumière au roman français en voie de dessèchement et à bout de souffle », Nadeau, Maurice, Le Roman français depuis la guerre, Paris, Gallimard, collection Le Passeur, 1992, p. 73.