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L'École des lettres. Correspondances amicales de formation entre jeunes artistes : Alain-Fournier, Jacques Rivière, André Lhote (1904-1914)

L'École des lettres. Correspondances amicales de formation entre jeunes artistes : Alain-Fournier, Jacques Rivière, André Lhote (1904-1914)

Publié le par Emilien Sermier (Source : Carré)

 

Soutenance de thèse de Juliette Carré

L'École des lettres. Correspondances amicales entre jeunes artistes : Alain-Fournier, Jacques Rivière, André Lhote (1904-1914)

 

La thèse a été menée sous la direction d'Henriette Levillain, et le jury est composé de Sophie Basch (Université Paris-Sorbonne), Philippe Baudorre (Université Bordeaux III), Anne-Rachel Hermetet (Université d'Angers) et Françoise Simonet-Tenant (Université de Rouen).

 

Position de thèse :

De nombreux commentateurs ont souligné le caractère exceptionnel de la volumineuse correspondance échangée de 1904 à 1914 entre Jacques Rivière et Alain-Fournier, en particulier après la parution de son édition complète, par Pierre de Gaulmyn, en 1991. Roman de formation par lettres, témoignage émouvant d’une période révolue et d’une forte amitié, naissance au fil des lettres d’un romancier et d’un critique, exercice de style : le lecteur est invité à lire cet échange familier comme une œuvre. Il est dès lors surprenant qu’aucune étude ne se soit penchée sur celle-ci.

La correspondance de Rivière et Fournier avec le peintre André Lhote a soulevé moins d’intérêt : moins volumineuse que la première et commencée plus tardivement (en 1907), les lettres de Fournier y sont en outre moins nombreuses. Or, la postérité de l’auteur du Grand Meaulnes est pour beaucoup dans le succès critique de sa correspondance avec Rivière : elle joue moins ici. Elle ressemble pourtant bien, elle aussi, à un « roman d’apprentissage » par lettres[i], et sa richesse est d’autant plus grande qu’auprès du romancier et du critique s’affirme la voix singulière d’un peintre, autodidacte et futur critique d’art de la NRF. Celui-ci découvre, au sein de cet échange, son goût pour une écriture au service de la peinture.

Ces deux correspondances ont toutefois été utilisées, à plusieurs reprises, comme des documents pour établir les biographies des épistoliers ou analyser leur parcours. Quel que soit le type d’ouvrages, ceux qui concernent Fournier sont les plus nombreux : ceux-ci étudient les échos entre sa vie et son œuvre ou encore sa formation de romancier. La plupart du temps, Rivière y est le destinataire idéal, l’ami compréhensif et passionné qui le guide sur la voie du roman. Lhote y est moins souvent mentionné. Notre thèse se propose pour sa part de respecter l’intégrité des dialogues au sein desquels la voix de Fournier se fait entendre : les destinataires de ses lettres se sont en effet emparés de l’espace épistolaire avec un engouement comparable au sien, et dans la même perspective d’une éducation de soi. C’est en effet une caractéristique de ces correspondances, assez rare pour être soulignée, qu’elles ne sont pas déséquilibrées : Rivière est un épistolier tout aussi abondant et assidu que Fournier, si ce n’est plus. Quant à Lhote, même si le temps lui manque pour écrire aussi souvent qu’il le voudrait (et le devrait), il y affirme son identité de peintre tout en découvrant le plaisir d’écrire. La correspondance est ainsi une « chrysalide[ii] » où naît une voix d’un genre nouveau, sans doute, comme le suppose Jean-Roch Bouiller, caractéristique du champ artistique du XXe siècle : celle d’un artiste-auteur[iii].

Si ces correspondances forment pour les trois amis une véritable école où élaborer leurs identités d’artiste et leurs styles, c’est qu’elles regroupent des lettres familières d’amitié et de jeunesse. En tant que telles, elles relèvent de ce que les historiens appellent les écrits du for privé. Avant le XVIIIe siècle, la lettre familière était majoritairement destinée, du vivant de son auteur, à la publication. La notion même d’intime ou de privé ne prend son sens actuel qu’au cours du XIXe siècle. Parallèlement s’officialise l’invention du personnage de l’adolescent : peu pensé par ses aînés avant Rousseau, celui-ci devient un objet de préoccupation du discours médical, qui voit la puberté comme une crise, ainsi que d’autres discours d’autorité. L’éducation devient par exemple, à la fin du siècle, une préoccupation majeure de la IIIe République et un enjeu politique. Au cours du siècle, l’expérience d’une amitié passionnelle devient pour les adolescents, souvent rassemblés au sein d’internats, l’occasion d’une première éducation sentimentale. C’est ainsi que cette relation, jusque-là (selon la tradition) apanage des hommes mûrs, devient, pour reprendre les termes d’Anne Vincent-Buffault, un « rite de passage[iv] ».

Les correspondances de Lhote, Fournier et Rivière sont dès lors formatrices à plus d’un titre : écrits de l’intime, elles participent de la formation de soi sous le regard d’autrui. Échangées, à leur début, entre des jeunes gens encore inconnus des champs littéraire et artistique, elles les soudent autour d’une amitié véritable, celle qu’Aristote définissait comme la plus haute des trois formes d’amitié[v]. Réunis autour d’une commune passion pour l’art, les épistoliers vont y formuler leurs projets et leurs principes esthétiques, partager leurs expériences de lecteurs et de spectateurs ainsi que leur premières créations. Les lettres offrent enfin l’occasion d’y exercer leur plume et d’y élaborer leur style.

Notre étude se propose de montrer, en trois temps, comment ces correspondances deviennent une école d’art. La première partie établit, dans une perspective historique, leur condition d’existence. Elle explore donc les circonstances de la rencontre entre les trois jeunes gens autour de deux « structures de sociabilité[vi] » : la classe de Rhétorique Supérieure de Lakanal où Rivière rencontre Fournier, en 1903, et le salon bordelais de Gabriel Frizeau, viticulteur et amateur d’art, où Rivière rencontre Lhote en 1907. Cette première partie établit d’abord les caractéristiques de la vie à Lakanal avant de dégager les premières étapes de la formation des futurs écrivains : avides de peinture et de musique, ces derniers recherchent des œuvres nouvelles. Plus avides encore de littérature, ils lisent une profusion impressionnante de revues et de livres, toujours en quête d’une littérature adaptée à ce siècle nouveau. Fournier aime Laforgue, Rivière admire Barrès, les deux se retrouvent dans une admiration commune pour les œuvres de Francis Jammes, mais c’est en découvrant les œuvres d’André Gide et de Paul Claudel qu’ils trouvent des aînés capables de guider leur propre entrée en littérature. En 1905, Rivière échoue au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure et se voit obligé de retourner dans sa ville natale : Bordeaux. L’offre culturelle limitée de la ville et la passion nouvelle du jeune homme pour Claudel le poussent à rencontrer un homme qu’il sait ami de l’écrivain : Gabriel Frizeau. Ce viticulteur amateur d’art deviendra pour lui, et plus encore pour Lhote, une figure protectrice, voire paternelle. L’apparition du peintre dans l’amitié de Rivière et Fournier est l’occasion d’étudier sa formation, principalement autodidacte. Admirateur de « l’art nègre », de Gauguin et de Cézanne, il poursuit la même quête que ses amis dans le domaine plastique : il veut redonner vie à des formes artistiques à ses yeux moribondes. La rencontre de Frizeau et du trio ouvre par la suite une période d’extension des réseaux de sociabilités artistiques des jeunes gens, significative de leur entrée progressive dans le champ artistique et dont l’étude clôt cette première étape.

Une fois ce cadre dégagé, une deuxième partie étudie les caractéristiques de l’amitié des trois épistoliers. En analysant les séquences qui, dans les lettres, ont pour fonction d’assurer l’existence du lien affectif, un chapitre s’intéresse à la nature de celui-ci. Les définitions de l’amitié transmises par la tradition en proposent les caractéristiques principales : la relation de Lhote, Fournier et Rivière est fondée sur une reconnaissance entre alter ego, sur un partage et un échange, et elle se définit par rapport à leurs autres relations interpersonnelles. L’amitié influe en outre sur la nature du langage employé dans leurs lettres : un sixième chapitre ambitionne de dégager ses principales caractéristiques. Relevant du genre de la lettre familière, les lettres d’amitié tentent de recréer une conversation impossible, tout en assumant leur statut d’écrit. Elles donnent à voir un style de l’amitié qui se prolonge, au-delà des correspondances et de la guerre, dans des essais, véritables monuments à la mémoire d’une jeunesse disparue.

La troisième partie explore les modalités de l’entrée du trio dans la carrière d’artiste. Il s’agit d’abord pour chacun de définir son statut : question à la fois pragmatique, qui interroge les revenus de l’art et le rapport de chacun au confort matériel, et symbolique, puisqu’elle concerne les représentations des jeunes gens. On se propose d’abord de dégager les postures éthiques que Lhote, Fournier et Rivière élaborent dans leurs correspondances. On cherche à définir ensuite leurs prises de position esthétiques. À travers leurs débats, leurs professions de foi en l’art et la formulation récurrente de leurs projets, les amis affirment la nécessité de créer un art vivant, à rebours des œuvres théoriques ou platement symboliques. L’idéologie esthétique des épistoliers relève ainsi d’un vitalisme soucieux de communiquer à l’art l’énergie de leur jeunesse, visible par ailleurs dans la révolution technologique en cours. La mise en pratique de ces principes laisse néanmoins une large place à d’abondants échanges critiques : chaque épistolier expose ses œuvres aux regards exigeants de ses amis et critique, en retour, leurs œuvres. Les lettres sont en outre le lieu d’un commentaire de la création, elles offrent aussi la possibilité de s’exercer à l’écriture littéraire : les épistoliers semblent parfois oublier le cadre épistolaire et s’adresser à un lectorat indéfini. Le dernier chapitre souhaite ainsi donner à entendre la naissance de trois voix d’auteurs.

Pour respecter la richesse du genre épistolaire familier et de ces correspondances, les lettres de Lhote, Fournier et Rivière ont été considérées tour à tour comme des documents, des discours et des œuvres. Elles offrent en effet de nombreux éléments pour contribuer à une histoire littéraire. Telle que nous l’avons envisagée, celle-ci prend en considération l’état de la scène musicale et théâtrale parisienne et provinciale, celui de la production plastique et du champ littéraire : nous abordons des problématiques liées à des genres aussi divers que le roman, l’essai, la critique littéraire et la critique d’art, d’autres liées à l’apparition de figures majeures de la littérature du XXe siècle et à la lente disparition d’un mouvement littéraire, le symbolisme. Nourrie des apports de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie, cette histoire littéraire prend aussi en compte les attentes et les représentations de l’art et de l’artiste, ainsi qu’une histoire de la sensibilité. Plutôt qu’un parcours diachronique, cette thèse se livre ainsi, en observant un échantillon de sa jeunesse, à une traversée du « moment 1900[vii] ». Considérer, en outre, les lettres comme des discours et prendre en compte leur contexte énonciatif participe, d’une autre manière, à ce processus.  Cela nous a permis, par ailleurs, de dégager les possibilités formatrices de l’espace épistolaire. À mi-chemin entre la « vie vécue » et la « vie littérarisée », la « vie réfléchie[viii] » qu’autorise l’écrit intime laisse en effet du jeu entre les différents plans de l’identité. La présence obsédante d’autrui dans cette écriture du for privé, qui pourrait faire obstacle à cette liberté, est rendue possible par la nature d’une relation affective particulière : l’amitié véritable. Le regard de l’autre stimule dès lors l’écriture et laisse toute liberté d’élaborer, à partir d’une identité déjà établie, une identité d’artiste. Nous avons ainsi pris en compte un élément semble-t-il délaissé par la critique sur l’épistolaire : l’impact de l’affect sur son discours, non seulement comme motif mais comme forme. Les correspondances de Lhote, Fournier et Rivière se lisent enfin comme des œuvres : en mettant de côté la question de la littérarité, notre étude observe les modalités d’apparition, dans l’espace épistolaire, d’une écriture poétique, au sens où la forme du message importe autant, pour l’énonciateur, que le contenu. À travers de multiples passages qui témoignent, chez les trois amis, d’un puissant goût pour l’écriture, se dessine l’élaboration de styles dirigés vers l’écriture du roman, de l’essai, de la critique littéraire ou de la critique d’art. C’est bien une des richesses du genre épistolaire, et de ces correspondances en particulier, que d’offrir une telle vision panoramique des genres littéraires.

Si notre thèse ne prétend pas renouveler l’état des connaissances sur Alain-Fournier ni les hypothèses de lecture du Grand Meaulnes, elle ambitionne de donner à entendre deux voix moins connues : celle de Jacques Rivière d’abord qui, à l’exception de quelques essais comme « Le Roman d’aventures », a davantage intéressé la critique comme directeur de la NRF que comme auteur, et, moins connue encore, celle de Lhote. Nous espérons avoir ainsi confirmé l’intérêt, pour les études littéraires, de l’analyse d’une écriture dont le statut strictement littéraire fait problème. En étudiant la naissance de la critique d’art de Lhote, nous avons mis en lumière le rôle de l’écriture pour un artiste qui a toujours refusé de se voir comme écrivain. Sans jamais qu’elle ne relègue sa peinture à l’arrière-plan, la plume de Lhote a pourtant été prolifique : épistolier abondant, critique d’art passionné, conférencier, le peintre a écrit une œuvre importante dont une partie seulement a été publiée, puis est tombée dans un relatif oubli. En témoigne la date de la dernière édition de textes de sa critique d’art (1986). Il est certain pourtant que la littérature gagne à être étudiée autant par son centre – à travers des genres qui ont conquis leur place en son sein – qu’à travers l’épistolaire ou la critique, genres de ses lisières.