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L'oeuvre fictionnelle de Simone de Beauvoir : l'Existence comme un roman (Delphine Nicolas-Pierre)

L'oeuvre fictionnelle de Simone de Beauvoir : l'Existence comme un roman (Delphine Nicolas-Pierre)

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Delphine Nicolas-Pierre)

Delphine Nicolas-Pierre soutiendra sa thèse de doctorat en littérature française, écrite sous la direction de M. Michel Murat : "L'oeuvre fictionnelle de Simone de Beauvoir : l'Existence comme un roman" le jeudi 21 novembre 2013, à 13 heures, à l'Ecole Normale Supérieure (45, rue d'Ulm, 75005 Paris) dans la Salle des Actes (1er étage).

Le jury sera composé de :

M. Didier Alexandre                                

Mme Martine Boyer-Weinmann    

M. Michel Murat                                    

M. Gilles Philippe                                  

           M. Alain Schaffner

Position de thèse :

Simone de Beauvoir est la grande absente des histoires du roman français au xxe siècle. La grande majorité des recherches qui lui ont été consacrées concernent essentiellement sa vie et son œuvre philosophique, perçue dans une perspective féministe. Elles s’inscrivent, pour la plupart, dans la longue tradition de la critique biographique qui consiste à faire passer la femme avant l’écrivaine. L’histoire de la littérature française a laissé dans l’ombre la part romanesque de son œuvre pour ne retenir d’elle que la pionnière du féminisme, la figure militante engagée dans la cause des femmes : la philosophe appliquée est d’abord l’auteure du Deuxième Sexe, avant d’être une mémorialiste et en dernier lieu, une romancière.

Un constat s’impose : « Ses romans n’ont […] pas trouvé la place qui leur revient dans les différentes histoires de la fiction en France, en dépit du succès que plusieurs d’entre eux avaient rencontré lors de leur publication et des réexamens qu’ont suscités depuis quelques décennies Les Mandarins, Les Belles Images ou Quand prime le spirituel[1] ». C’est une œuvre nettement dévaluée, non seulement par rapport aux essais théoriques et aux Mémoires qui servent a posteriori de justification aux romans, mais aussi par rapport aux fictions de Jean-Paul Sartre — La Nausée demeure le modèle incontournable de la fiction existentialiste, tenant à distance L’Invitée, premier roman de l’écrivaine publié en 1943.

L’œuvre fictionnelle de Simone de Beauvoir, qui s’est construite sur près d’un demi-siècle, est pourtant la preuve qu’il existe d’autres configurations possibles que celles que l’on a longtemps considérées comme dominantes et uniques dans l’histoire du genre — le massif du « Nouveau roman » semble avoir fait de l’ombre à d’autres entreprises, fortes et singulières. Le roman que l’on nomme « existentiel », dont Jean-Paul Sartre incarne la figure illustre, suivi dans son sillage de Malraux, de Céline, de Bataille ou de Camus, a souvent été perçu comme un météore dans l’histoire du genre : sa disparition succède de peu à son apparition en 1945, lors de ce qu’on a appelé l’ « offensive existentialiste ». Ce courant critique et novateur, loin d’être un épiphénomène limité à une dizaine d’années, apparaît en réalité comme la manifestation d’une voie nouvelle empruntée par le roman, à laquelle Simone de Beauvoir donne le nom de « roman métaphysique ». Ce type de roman n’est pas qu’une parenthèse dans l’histoire du genre des années 1930 et 1940. Touché par une inquiétude existentielle constante, et puisant sa force dans une reconfiguration de l’expérience singulière, il a cherché à intégrer les crises majeures de l’Histoire et leurs conséquences au sein de la société, et s’est développé à travers des phases successives d’affirmation puissante, de cheminements tâtonnants, d’explorations  nouvelles, dont l’œuvre romanesque de Simone de Beauvoir trace le parcours exemplaire. C’est sur une chronologie du temps long, s’étalant des années vingt à la fin des années soixante, que l’entreprise allait être menée.

L’œuvre fictionnelle de Simone de Beauvoir est donc analysée dans notre étude comme l’un des lieux où s’est réalisée de manière privilégiée l’une des modalités les plus porteuses du roman au xxe siècle.  Il s’agit de réévaluer la part active de l’écrivaine dans la formation et la maturation d’un projet métaphysique et existentiel qu’elle a forgé et porté individuellement avec une puissance d’affirmation unique, qu’elle a soutenu collectivement aux côtés des grandes figures de la littérature dite « engagée », et sur lequel elle n’a cessé de revenir avec persévérance jusque dans ses dernières fictions, Les Belles Images et La Femme rompue.

Notre étude se veut ambitieuse. Rendre à Beauvoir le statut d’un écrivain à part entière et d’une romancière ne signifie pas négliger le reste de son œuvre, ni sous-estimer les enjeux communs qu’elle partage avec d’autres œuvres et d’autres positions différentes, en littérature comme en philosophie et en sciences sociales.

 

Son œuvre de fiction aurait pâli avec le temps comme des photos de jeunesse qui s’estompent avec l’âge. La prétendue « abstraction » ou l’aridité de son écriture fictionnelle y est sans doute pour quelque chose — ne vaut-il pas mieux lire directement les essais pour comprendre les  fictions ? —, de même que l’étiquette « existentialiste », qui est longtemps restée collée sur ses romans comme le stigmate d’une œuvre qui a fait son temps.

 Une autre raison explique ce discrédit : jusque dans les années quatre-vingts, son œuvre est tenue pour la réplique à peine modifiée de celle de Jean-Paul Sartre. Dans les années soixante, l’accord parfait de Beauvoir et de Sartre, l’idée d’une « indissociation quasi cellulaire » de leur pensée et de leur œuvre, ne posaient l’idée d’une « scissiparité » que comme une hypothèse de travail[2]. Depuis une vingtaine d’années, le souci de distinguer les deux entreprises philosophiques a fait son chemin et s’est imposé dans les milieux universitaires. Le destin critique de Simone de Beauvoir a pris alors un tournant radical. Le parallélisme intellectuel, qui ne peut être dénié, l’entente mutuelle entre les deux partenaires et leur cheminement de concert ont mené progressivement à l’affirmation d’une différence et d’un cloisonnement de leur œuvre. On reconnaît à l’écrivaine — fût-ce discrètement ou, au contraire, avec force militantisme — l’originalité de sa pensée ; on l’étudie enfin pour elle-même, aux côtés d’autres écrivains dont la postérité a retenu les noms : Marguerite Duras, Nathalie Sarraute ou Claude Simon.

 

C’est dans ce double contexte d’implosion du mythe sartro-beauvoirien et de rééquilibrage de son œuvre au profit des textes romanesques que se situe notre étude sur l’œuvre fictionnelle de Simone de Beauvoir. L’angle d’attaque que nous avons privilégié — l’existence-fiction — a pour ambition de souligner ce qui fait la singularité de sa production littéraire : l’empiétement constant de la vie sur l’œuvre et des œuvres sur l’existence. Si le passage du romanesque à l’autobiographique, ou à un type d’autobiographie associée à l’imaginaire, n’est pas spécifique à Beauvoir mais constitue un trait commun à de nombreux écrivains de sa génération, on ne saurait parler chez elle de superposition de deux projets distincts. Son désir de fiction, inextinguible depuis sa jeunesse, s’inscrit dans une vaste entreprise d’écriture de soi, dont elle a expérimenté toutes les formes possibles : journal intime, autobiographie, correspondances, représentation fictionnelle de sa propre histoire, récits à la première personne, etc.  La fiction de soi est une constante de son écriture, une sorte de réflexe parfaitement maîtrisé, un mode d’accès à une réalité transfigurée, y compris dans ses écrits les plus personnels. Cette pratique de l’autoconsignation intégrée à l’écriture fictionnelle ne la détourne jamais de l’objectif qu’elle s’est fixé en tant qu’écrivain : atteindre l’universel, rejoindre la pluralité à travers la singularité de son expérience.

La perspective diachronique que nous adoptons dans les trois premières parties de la thèse vise à saisir de manière chronologique les mouvements d’une pensée qui n’a eu de cesse d’ajuster le roman à l’expérience du sujet et d’interroger les rapports entre soi et autrui, entre le singulier et la pluralité.

La première partie de notre thèse s’intéresse au processus de l’invention de soi à travers l’écriture fictionnelle du journal intime. Si son premier roman L’Invitée offre en 1943 un portrait médiatisé et divisé de la femme-écrivain et apparaît comme une entreprise de légitimation de l’activité créatrice de Beauvoir, la recherche d’une identité d’écrivain est déjà perceptible dans Les Cahiers de jeunesse qui, de 1926 à 1930, retracent la formation intellectuelle de Beauvoir et son devenir-écrivain. Loin d’être anecdotique, ce journal intime, qui éclaire d’une manière nouvelle l’ensemble de l’œuvre beauvoirienne, prend une ampleur considérable si on l’appréhende, non pas du côté de la réalité, mais de l’imaginaire. Expérience de fondation d’une identité à travers un maniement extrême de la virtualité, ce journal intime signe la naissance de « Simone de Beauvoir ». Avant d’aborder sa tâche de romancière, Beauvoir a acquis au cours d’immenses lectures une culture littéraire considérable. Ce phénomène d’innutrition, qui est d’ailleurs commun à nombre d’écrivains de sa génération, à commencer par Sartre, est donc fondamental pour comprendre la formation de Beauvoir. L’écriture s’enracine dans la lecture par un jeu de médiations qui fait de la circulation du désir le cadre privilégié d’une construction de soi en tant qu’écrivain.

Revenir sur sa vocation d’écrivain et interroger la représentation de soi née de la conjugaison de l’éthos du professeur, du philosophe et de l’écrivain — trois postures difficilement conciliables, a fortiori pour une femme —, permet, dans le cadre de notre deuxième partie, de saisir les conditions de l’entrée en littérature de Beauvoir et son positionnement dans l’ensemble du champ littéraire. 

L’année 1945 marque une rupture dans son œuvre. Beauvoir prend conscience de son historicité et de la nécessité d’un engagement au monde. Les événements historiques — la déclaration de guerre en 1939 et la mobilisation de Sartre — vont profondément infléchir sa vie et son écriture. Pris dans l’histoire collective, le roman pose la question des conditions et des limites d’un engagement littéraire, idéologique, politique, inscrit mimétiquement au cœur des textes. Une étude du roman existentialiste, pris comme une forme historique et engagée, constitue donc l’objet de la troisième partie de la thèse. À cet égard, il paraît fondamental d’envisager la fiction sous l’angle de la question éthique, qui n’est pas seulement un objet d’études théorique et ponctuel, mais aussi une thématique qui parcourt l’ensemble de l’œuvre romanesque. Derrière une apparente dispersion des écrits théoriques d’après-guerre s’instaure une cohérence, une figure solide de l’écrivain tel qu’il devrait être. Ce souci éthique n’est pas spécifique à Beauvoir. C’est donc l’occasion ici d’interroger son geste critique, de dessiner la figure d’une Beauvoir théoricienne de la littérature, région encore inexplorée de l’histoire de sa réception, et de la situer parmi la génération des écrivains dits « engagés », définissant l’art comme action ou bien comme recherche de la vérité. Les romans de l’après-guerre se signalent par un traitement particulier accordé à l’Histoire et à la temporalité, qui dévoilent un tissu imaginaire riche en obsessions, en contradictions, et nourrie des hantises de l’écrivaine depuis sa jeunesse. Alors que s’éteignent les derniers feux de la littérature « engagée », les années soixante témoignent de la survie d’une fiction post-existentialiste qui déporte le souci éthique sur la question du langage. Si l’auteure des Mandarins poursuit l’idéal du roman métaphysique et continue à faire entendre sa voix engagée contre les représentants du Nouveau Roman, son écriture se frotte paradoxalement aux nouvelles formes romanesques véhiculées par ces derniers.  

Érigé en catégorie de la fiction, le roman métaphysique accorde une place particulière à la temporalité et à la subjectivité et détermine des modalités d’écriture spécifiques dont la veine phénoménologique est l’un des modèles. La poétique du roman métaphysique constitue donc un quatrième temps de la thèse, reposant en partie sur l’articulation de la philosophie de l’existentialisme et des techniques romanesques. C’est précisément le projet philosophique propre à l’existentialisme — où il n’existe pas d’armature préalablement construite — qui sous-tend le projet romanesque. L’étude des modalités narratives s’inscrit dans cette perspective : la représentation de la vie intérieure a été l’un des questionnements constants de l’écrivaine depuis sa jeunesse. Enfin, le travail sur la langue et sur le style fera l’objet d’un traitement particulier. La période « morale » des années quarante a permis à Beauvoir de reconnaître ses erreurs en matière d’écriture fictionnelle et de comprendre l’importance de ce qu’on appelle la forme dans les années soixante. La quête de « l’universel concret », de « l’universel singulier », ne peut être accomplie que par un travail sur le langage. Le style d’écriture beauvoirien cherche aussi à circonscrire une existence « détotalisée », toujours inachevée et toujours à reprendre.

 

Cette thèse prend donc place au sein d’un réexamen général de l’œuvre de Simone de Beauvoir en privilégiant l’étude attentive des textes fictionnels et le travail de périodisation de son œuvre romanesque qui constitue le point aveugle des recherches beauvoiriennes actuelles.  Elle aimerait poursuivre le travail de réhabilitation de l’écrivaine, de la « femme écrivain » que Simone de Beauvoir définissait en ces termes : « quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture[3] ».


[1] Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Beauvoir, Paris, L’Herne, 2012, p. 11.

[2] Je reprends les termes de Serge Julienne-Caffié dans Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « La Bibliothèque idéale », 1966, p. 47.

[3] Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 495.