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Soleil, sommeil. Pour Philippe Jaccottet

Soleil, sommeil. Pour Philippe Jaccottet

Publié le par Université de Lausanne

Philippe Jaccottet est mort à Grignan le 24 février 2021, à l’âge de 95 ans. De son œuvre, nous dirions qu’elle ressemble à ce chemin qui monte au château : à une promenade sur les remparts, à l’aube, comme la promesse d’une splendeur dorée adossée à l’ombre de la nuit.

Mais comment résumer ici l’œuvre, et la vie ?

 

"Mais la femme, les amis,

le vin brillant aux bougies,

le doux soleil de l’hiver,

cette pierre en souvenir

des falaises de la Manche ?

 

Ainsi les oiseaux fulgurent

autour des cloches, puis l’ombre,

enterre jusqu’à leurs cris " [1].

 

De l’enfance en Suisse, on trouvera un reflet en lisant Le Cours de la Broye : suite moudonnoise publié par Empreintes, en 2008. Du dialogue fondamental avec Gustave Roud, dans les parages de Lausanne où s’effectuent des études de lettres à l’université, on retiendra l'édition des œuvres complètes de celui-ci aux éditions La Bibliothèque des arts en 1978, puis la parution d'Air de la solitude dans la collection « Poésie » chez Gallimard en 2002, ainsi qu'une anthologie critique parue chez Seghers en 2002. A l'amitié qui le lie à Roud, puis à Ungaretti, rencontré en Italie en 1946, on associera volontiers la vocation de traducteur : la traduction comme alliée substantielle du poète au sens propre comme au sens figuré – que l’on songe à L’Odyssée d’Homère ou aux Œuvres d’Hölderlin. Au sujet de l’arrivée à Paris, on se rappellera le rôle de l’éditeur Henry-Louis Mermod et celui de la rencontre avec Francis Ponge déterminante pour sa poétique, qui fut suivie d’une nécessaire prise de distance sur laquelle il revint en 2015 dans Ponge, pâturages, prairies, publié aux éditions Le Bruit du Temps. D’autres figures comptèrent durant les années parisiennes, que l’on retrouvera, par exemple, dans L’Entretien des Muses, ou dans Une constellation, tout près, qui aviveront l’engagement en poésie du jeune écrivain, mais également ses questionnements.

Une phrase a souvent été reprise sous forme de sentence par les journalistes et par les critiques, voire glosée, « [l]’effacement soit ma façon de resplendir » [2], qui était peut-être moins un mot d’ordre qu’un apprivoisement de la mélancolie. De manière plus certaine que l’effacement, c’est l’éloignement géographique, avec l’installation à Grignan en compagnie de son épouse, la peintre Anne-Marie Haesler (sans, par ailleurs, jamais renoncer aux liens avec la Suisse),  qui a favorisé le déploiement d’une œuvre dont rend bien compte l’édition de 2014 dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » des éditions Gallimard. Une œuvre nourrie de contemplation (Airs), de lectures que dévoilent les essais critiques dédiés aux autres écrivains (voir plus haut, ainsi qu’Une transaction secrète, lectures de poésie) et aux artistes (Le Bol du pèlerin (Morandi) publié par La Dogana, Remarques sur Palézieux paru chez Fata Morgana), enfin d’échanges fructueux que révèle peu à peu l’édition des correspondances (avec André Dhôtel, avec Gustave Roud, avec Giuseppe Ungaretti, avec Henri Thomas). 

On retiendra de l’écriture de Philippe Jaccottet une forme intense d’attention au monde et un souci de justesse dans la volonté de transcrire par les mots l’instant saisi, qui ne se déparent jamais de l’inquiétude de ce que « peut la parole » comme dirait Jean Starobinski - comme le suggère, par exemple, Leçons. Si l’on peut parler d’une éthique chez Philippe Jaccottet, c’est bien celle de la parole simple, qui se veut hésitante, tâtonnante, car elle sait que « c’est le tout à fait simple qui est impossible à dire » [3], de même qu’un bol de terre est le plus difficile à peindre. 

C’est pourquoi, en ces temps d’alarme, nous prescrivons à qui voudra de ne pas se soucier des modes oublieuses, de ne pas attendre la sentence des réévaluations critiques, mais de conserver le pli spontané, si ce n’est enfantin, d’ouvrir le jour par une page choisie au hasard.

 

"Monde né d’une déchirure

Apparu pour être fumée !

 

Néanmoins la lampe allumée 

Sur l’interminable lecture" [4]

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A titre de curiosité, on pourra consulter un film des archives de la RTS qui présente Philippe Jaccottet et divers proches (manque Antoine, son fils absent à ce moment), de Florian Rodari à Jean Starobinski en commençant par Gustave Roud, également la réalisatrice, Liliane Annen-Hesselbarth (voisine des Jaccottet et décédée en mai dernier), et qui témoigne, entre des séquences plus graves, de son humour malicieux (comme au théâtre des marionnettes, par exemple, « [je] rase l’auditeur, je suis coiffeur-poète, ma lyre est un rasoir (…) », 35’50)

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[1] Philippe Jaccottet, « Dans les rues de la ville », L’IgnorantŒuvres, F. Pusterla (préf.), J-F. Tappy, D. Jakubec, J-M. Sourdillon, H. Ferrage (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 149.

[2] Philippe Jaccottet, « L’Ignorant », Poésie, J. Starobinski (préf.), Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1994, p. 76 / « Paroles en l’air », L’IgnorantŒuvresop. cit. , p. 161.

[3] Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1997, p. 54 / « La tourterelle turque », Paysages avec figures absentesŒuvresop. cit. , p. 482.

[4] Philippe Jaccottet, AirsPoésieop. cit., p. 151 / « Viatique », AirsŒuvresop. cit, p. 440.

[Texte : Marie Frisson]

[Image :  Philippe Jaccottet – Grignan, 2007 © Serge Assier]