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Entretien avec I. Grell à propos de la coll. Un livre / La vie 

Entretien avec I. Grell à propos de la coll. Un livre / La vie

Publié le par Laurent Zimmermann

 

   Les Editions Nouvelles Cécile Defaut lancent une collection inspirée d’une proposition de Roland Barthes dans le Roland Barthes par Roland Barthes avec le fragment « Projets de livres » : « Le livre/ la vie (prendre un livre classique et tout y rapporter de la vie pendant un an ». Roland Barthes n’a pas réalisé un tel projet, mais Isabelle Grell, directrice de collection, a proposé à un certain nombre d’écrivains de le réaliser, choisissant chacun un livre important pour eux, puis écrivant pendant un an, en compagnie de cette oeuvre choisie. La directrice de collection précise : « Le pacte est que l'auteur dispose d'exactement 365 jours pour noter dans son propre style d'écriture en quoi cette oeuvre choisie existe, LÀ, dans sa vie. ».

   Une belle idée, qui pose de nombreuses questions : celle du rapprochement entre théorie et fiction, celle de la forme à inventer, à chaque fois différente selon les auteurs, celle, plus générale, de l’avenir des études littéraires et de la manière dont elles peuvent toucher un vaste public éclairé. Parmi les premiers titres, un ouvrage de Philippe Forest sur Joyce, un autre de François Noudelmann sur Mishima.

   Entretien avec la directrice de collection pour en savoir davantage sur le projet.

 

Laurent Zimmermann : Vous avez lancé cette année une collection aux Editions Cécile Defaut. Cette collection prend à la lettre une proposition de Roland Barthes. Pourriez-vous nous en dire davantage et nous expliquer le principe de cette collection ?

 

Isabelle Grell : Ce projet était, est, le fruit d’un manque quasi existentiel que j’ai essayé de combler, d’abord égoïstement, en travaillant sur les manuscrits de mes auteurs fétiches, en communiquant avec mes auteurs vivants préférés sur leurs envies, leurs affres lorsqu’ils se mettent à penser, à écrire un livre. Ce manque existentiel traduit le besoin de percer le secret de la gestation. Si je suis devenue, moi, celle que je suis, c’est par les livres lus, plus que par la famille et mes écoles. Si eux, mes écrivains ont pu me toucher, c’est qu’ils ont dû comprendre quelque chose de moi, et eux, ils ont aussi été construits par quelque chose, leurs histoires le prouvent. Mais quoi, qui les a fait devenir l’auteur que j’aime ? Je veux comprendre cela : qui te fait, qui t’a fait ?

Le principe est donc de faire choisir à un écrivain UN livre, UN auteur (nous élargirons plus tard les influences aux philosophes, aux peintres, artistes, au cinéma) qui l’accompagne continuellement dans sa vie. Qui l’a fait devenir qui il est, qui l’a poussé à écrire, à créer tel qu’il le fait ou tel qu’il ne souhaite pas le faire. L’écrivain à 365 jours pour ce faire. Si il signe, il s’engage à me rendre son texte un an plus tard. Terminé ou pas. Je dis cela car pour les 6 manuscrits que j’ai reçus donc 5 ont parus (le Cécile Vargaftig sort le 7 mars), deux ont dû être arrachés aux mains de leur géniteurs. Un serait presque sorti sans fin, ce que j’aurais expliqué dans ma préface. Vivre un an avec son pair, son fantôme, se frotter à lui, le laisser vous investir, jour pour jour, imaginez ! Chaque écrivain choisit son approche : journal, chapitrage mensuel ou autre, écrire par assauts ou tout rédiger en deux mois (cela n’est pas encore arrivé et je ne suis pas sûre que j’accepterais – si je le remarque), peu importe. Il faut juste vivre à deux durant 365 jours.

 

LZ : Les débats sur les rapports entre critique et création ont été nombreux depuis quelques années. La dimension de la création est extrêmement importante évidemment dans l’idée même de cette collection. Pourriez-vous nous dire plus précisément comment chaque auteur, jusqu’ici, se situe sur ce point, autrement dit, quelle forme particulière chacun invente à partir de l’idée de cette collection ?

 

IG :
Philippe Forest qui est outre un écrivain remarquable un professeur adulé par ses étudiants pour sa manière de rendre vivant chaque texte traité s’est acquitté de cette tache en suivant le chapitrage d’Ulysse, croyant ainsi pouvoir suivre plutôt aisément le fil de l’ouvrage joycien. Cette pseudo facilité s’est avérée être bien plus alambiquée que prévu. Joyce, Ulysse, Forest se frôlent les uns les autres comme ces fameux porc-épics qui ne peuvent trop se rapprocher sous peine de se faire mal mais qui ne peuvent vivre sans l’autre sous peine de crever seuls. Beaucoup de jours traduit cette douleur de ne pas pouvoir dire OUI à la vie, à l’autre et ce livre rend hommage au OUI abandonné de Molly Bloom. Un vrai hommage qui ressemble à celui d’une oraison funèbre à la possibilité de trouver un sens à ça, la vie, ces jours et ces jours qui passent.

Georges-Arthur Goldschmidt s’est approprié le thème du Le Livre / La Vie en rangeant ses souvenirs de l’ouvrage choisi en sept chapitres de longueurs différentes. Sept comme les jours de la semaine, cela n’est pas anodin. La vie en tant que telle, les échanges interhumains portent moins d’importance que chez Philippe Forest. La différence d’âge entre ces deux auteurs y est pour quelque chose. Et donc aussi le vécu politique. Goldschmidt vécu, vit et vivra toujours avec ce livre de Karl Philipp Moritz qui lui donna la force, lorsqu’il fut éloigné de tous durant cette guerre qui ne fut pas drôle pour tout le monde, enfermé dans un internat catholique, lui le Juif de naissance et non de conviction, lui le maltraité, le souffre douleur des nonnes. Ce qui importait à GAG, comme il se nomme lui-même, c’était d’afficher, dans cette année d’écriture, textuellement, qu’un livre peut vous sauver, qu’il peut vous construire contre les autres et soi, tout contre. Rien de moins.

 

Philippe Vilain n’a jamais pu oublier la rencontre avec Marguerite Duras. Elle est son pendant féminin. Il vit avec elle, ses textes, comme si c’était vrai. Qui d’autre que lui a eu l’idée d’aller au rdv que la monitrice avait donné au petit garçon dans L’Eté 80 ? Personne. Il se trouvait seul, à la date qu’il avait soigneusement calculée, sur la plage. Philippe Vilain a choisi la forme de journal mensuel. Chaque mois, ses notes prises furent rassemblées dans des pages rédigées pour proposer une approche différente du texte durassien mêlé par contrat au sien. Des souvenirs plus personnels côtoient des passages théoriques sur l’écriture, un chapitre revient sur une enfance sans livres et le prochain se projette dans une épistémologie du romanesque. Le lecteur comprend à travers Dit-il les interférences décisives et incontournables, pour Ph. Vilain, de la théorie et de la vie.

 

Le programme de François Noudelmann pour Le Livre / La Vie se différencie encore des trois premiers. Commencé à la date (précise et précisée) du 21 mars 2010, cet auteur nous livre un texte bouleversant, non seulement par son implication personnelle d’une relecture quasi tragique de La Mer de la fértilité de Mishima, mais aussi par ses soubresauts que le lecteur découvre dans les datations de l’année passée à (em)porter partout (vacances, voyages professionnels, amis…) les quatre volumes en question. Ici, le jeu a été joué jusqu’à la presque perte de l’auteur de lui-même. Aucun des autres textes que j’ai reçus ne traduit autant la dangerosité, la perdition possible quand on ose se frotter à ces fantômes (livresques) qui vous ont choisi.

 

Cécile Vargaftig n’a pas daté son écriture. L’année vécue avec Diderot et Jacques (commencée en été 2010) a dû être prolongée de quelques semaines. Le texte ne pouvait prendre fin à une date précise et j’ai laissé faire après avoir proposé de réceptionner le texte sans fin. Mais il ne pouvait y avoir une fin adaptée pour un livre de la vie. Surtout quand la mort rode juste devant la porte. Cécile Vargaftig nous emmène, elle, dans une sorte de rêve éveillé. Elle dîne avec Diderot et ils mangent ensemble des mets faits maison avec les restes du frigo et du bon vin. L’auteur a opté pour une écriture fortement romanesque, romanisée pour envelopper le vrai, la vie car pour elle, que de plus vrai que le roman ?

Je suis en ce moment en train de lire le manuscrit du Stefen King d’Eric Pessan qui avance par numérotation de ses aphorismes journaliers sur le protagoniste de Shining.

 

LZ : Vous avez beaucoup travaillé sur l’autofiction, et vous préparez du reste sur ce sujet un colloque à Cerisy. Comment situeriez-vous ce projet par rapport à cet autre objet qu’est l’autofiction ?

 

IG : Je n’ai pas choisi uniquement des auteurs que j’appelle autofictionnistes. Ceci dit, ils m’intéressent plus que les autres, par le fait qu’ils assument d’exister. Mais le projet est barthien. C’était bien lui qui nous annonça la mort de l’auteur. L’importance du texte. Je voulais marier les deux. La collection n’est pas à ranger dans un travail d’écriture autofictionnelle, elle est plutôt autobiographique (parfois théorique), journalière, journalistique si dans ce terme l’on veut entendre un travail de recherche d’éléments cruciaux pour élucider un fait peu ou prou nébuleux.

 

LZ : Comment avez-vous sollicité chaque auteur ? Et par ailleurs, à quelles réactions avez-vous eu affaire de leur part ? Quelles étaient les attentes, ou les craintes, de chacun ?

 

IG :
Souvent, au début, de la bienveillance (je ne demande pour le moment qu’à des personnes que je connais, que je vois parfois vivre), une certaine attirance par le projet puis, toujours, une crainte de s’engager à vivre un an avec son fantôme. Qui peut, qui veut parler du pourquoi il est devenu lui, qui a envie qu’autrui sache quel écrivain l’a piqué pour développer cette maladie de l’écriture ? Avouer qui vous a engendré peut devenir obscène. Ca ne regarde personne, non ? C’est à ce moment là, lorsque ces questionnement m’arrivaient par lettre ou dans une discussion que je savais que CET auteur était le bon pour la collection. Je me méfie de ceux qui me proposent d’écrire pour nous. C’est qu’ils savent déjà trop où aller et ça m’ennuie.

Pour la première question, j’ai une approche du texte, des textes lus qui me guide. J’ai un faible pour les intertextes, j’aime savoir ce que l’auteur essaie de dissimuler sur ses sources mais qui, forcément, pointe son nez dans des espaces langagiers. Un auteur chez qui je sens cette richesse intérieure non dévoilée m’intéresse pour la collection. Nos lecteurs doivent être réveillés, dérouillés lorsqu’ils lisent des ouvrages de cette collection. Ce qui m’importe ce n’est pas de savoir qui a influencé qui et comment mais d'approcher celui ou celle sans qui l'auteur n'aurait pas existé tel qu'il est.

 

LZ : Avez-vous l’impression que cette collection suppose que soient pris pour objet certains livres plutôt que d’autres, ou bien diriez-vous que n’importe quel ouvrage peut devenir l’objet d’un volume de la collection ? Le siècle classique, ou encore le Moyen-Âge, se prêtent-ils aussi bien à ce type d’approche ?

 

IG : Tout, absolument tout, littéralement ou artistiquement parlant peut trouver sa place dans la collection. Je connais un homme qui ne vit que par des textes moyen-âgeux, y réfère sa vie. Hubert Lucot m’a proposé un Piero della Francesca.  Donc pourquoi pas ? Après, mon éditrice me le rappelle assez souvent, et elle a raison, il faut que ce soit vendable. Que ça parle à d’autres qu’à eux-mêmes et à moi. 



 

LZ : Une question plus subjective pour finir : par quoi, depuis que les manuscrits des auteurs vous parviennent, avez-vous été le plus étonnée ? Y a-t-il quelque chose, dans le sillage de cette collection, qui se soit produit et à quoi vous ne vous seriez pas attendue du tout – au plan de l’écriture bien entendu, des textes produits par cette idée de Barthes que vous avez transformée en collection ?

 

IG : Ce qui m’a étonnée, au début, c’était qu’on ne me proposait pas de grands classiques : Camus, Sartre, Deleuze, Vian, Gary, Sarraute, Kafka, Perec, Thomas Mann, … Cécile Vargaftig a opté pour une oeuvre précédant le siècle qui nous a vu naître, avec Diderot. Voyez ce qu'on m'a proposé à ma demande:

 

Emmanuelle Bernheim sur Françoise Sagan (Un certain sourire)

Claire Legendre sur Plath

Sarah Chiche sur Pessoa

 

Chloé Delaume sur Schuhl ou Pierre Guyotat

Claire Fercak, Alice au Pays des merveilles, Lewis Carroll

Catherine Millet sur T H Lawrence

Justo Navarro, Molloy, de Samuel Beckett

Pierre Pachet sur Les possédés ou Les démons de Dostoïevski

Frédéric Pajak sur (pas encore sûr sur qui, il hésite)

Emmanuel Pierrat sur Nabokov

Catherine Robbe-Grillet sur Alain Robbe-Grillet 

 

Quand j’ai lancé l’idée, je laissais volontairement ouverte la question sur le « comment passer et transcrire cette année avec son fantôme ». Ce à quoi je ne me suis pas attendue c’est la difficulté de rester un an avec un être qui vous a forgé, souvent malgré vous. Je peux témoigner d’affres existentielles (dont certains des textes témoignent ouvertement dans le livre publié) à un moment de l’écriture, quand ça vous approche de trop près, qu’on n’est pas près. Un auteur a été plongé dans une dépression, mais un autre s’est découvert des amis autres que littéraires lors d’une relecture. Je ne me doutais pas que ce projet barthien demandait autant de force à l’écrivain quand il joue réellement le jeu.  Ce projet qui semble a priori simple détient sa propre force. Quand on se promène avec des volumes dans sa valise, porte donc partout le poids des mots comme Noudelmann l’a fait ou qu’on voit chaque matin, chaque soir « son » livre sur le bureau, ce livre qu’on écorne, qu’on a abîmé de ses yeux et ses mains, cela vous enferme. Et qui aime être enfermé ?

Je m’étonne aussi de voir mes écrivains souvent s’excuser auprès de leur lecteur. S’excuser de rouler de côté la pierre que barricadait leurs textes précédents, cette pierre bien placée, souvent sculptée pour éloigner autrui de soi. J’ai été impressionnée par la bonté de ces auteurs d’aller jusqu’au bout et je sais donc qu’il ne faut pas demander un tel livre à n’importe qui, qu’il faut pour cela faire un point d’attache autre que la littérature. 

J'ai été impressionnée par la bonté de ces auteurs d'aller jusqu'au bout et je sais donc qu'il ne faut pas demander un tel livre à n'importe qui, qu'il faut pour cela AVOIR un point d'attache autre que la littérature.