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Décès du poète Lorand Gaspar

Décès du poète Lorand Gaspar

Publié le par Marc Escola (Source : Danièle Leclair )

Le poète Lorand Gaspar est mort le 9 octobre 2019 à Paris. Il était âgé de 94 ans. Atteint de la maladie d'Alzheimer depuis de nombreuses années, il n'a jamais perdu son sourire, avec lequel il accueillait ses visiteurs.

(Illustration): Lorand Gaspar à New York, 1978 - photo : Jacqueline Gaspar )

Lorand Gaspar, chirurgien, poète et photographe : un parcours et une oeuvre à la croisée des cultures, des langues et des disciplines

Lorand Gaspar a mené de front ses différentes activités, de médecin, d'écrivain, de traducteur et de photographe, en circulant sans cesse entre les multiples formes et voix du vivant, sans établir de hiérarchie entre elles. Défendant une médecine humaniste et refusant la séparation corps-esprit, il a publié une oeuvre poétique majeure où il fait partager son émerveillement devant le désert et la mer, le mouvement des vagues ou des oiseaux aussi bien que la machinerie complexe du corps humain.

1. 1925-1954 : enfance et études

Lorand Gaspar est né en février 1925 dans une famille hongroise, à Marosvásárhely en Transylvanie orientale, une « région peuplée par trois populations aux racines très différentes, parlant trois langues sans parenté linguistique […], l'allemand, le hongrois et le roumain » (L. Gaspar). Dès son enfance, il parle ces trois langues ainsi que le français.

En 1943, il est admis à l'Ecole Polytechnique de Budapest mais mobilisé quelques mois plus tard et envoyé sur le front russe. Après l'occupation de la Hongrie par l'Allemagne nazie, en octobre 1944, il est déporté dans un camp de travail en Souabe-Franconie ; il s'en s'évade avec quelques camarades en avril 1945, au moment de l'arrivée des troupes alliées en Allemagne, et parvient après une centaine de kilomètres, aux abords de Pfullendorf où il est recueilli par les troupes françaises. Placé pendant un an dans un camp de prisonniers de guerre à Mutzig, il choisit de rester en France et s'installe en mai 1946 à Paris ; à son arrivée, il apprend que son père, pour lequel il éprouvait une vive affection, est mort la veille de Noël 1945.

A Paris, il entreprend des études de médecine tout en exerçant de nombreux métiers pour survivre, et devient chirurgien des hôpitaux de Paris, spécialisé en gastro-entérologie.

2. 1954-1970 : chirurgien à Jérusalem et Bethléem

En juin 1954, L. Gaspar s'envole (avec sa première femme et ses trois tout jeunes enfants) pour Jérusalem où il doit assurer le fonctionnement du service de chirurgie de deux hôpitaux français : l'hôpital Saint-Joseph de Jérusalem et l'hôpital français de Bethléem.

Passionné par son travail, il découvre aussi avec éblouissement le désert de Judée, qui le fait entrer dans un autre monde : « C'était lui, par ses grès, ses marnes, ses calcaires, qui donnait et donne encore, comme à Jérusalem, son toucher charnel à la lumière. » (préface de Sol absolu, Poésie/Gallimard, 1982). Cette expérience de la nudité du désert et de sa lumière va nourrir de façon décisive son oeuvre poétique, notamment ses premiers recueils, Le Quatrième État de la matière (publié chez Flammarion en 1966), qui reçoit le prix Guillaume Apollinaire en 1967, Gisements (Flammarion, 1968) et Sol absolu (Gallimard, 1972), puis Judée (1980). C'est là aussi qu'il commence à prendre ses photographies des sols et des roches du désert et des nomades qui y vivent. 

À partir de 1960, Lorand Gaspar découvre un autre espace, comme un contrepoint du désert, celui de la mer Égée, de ses îles et de celles du Dodécanèse. En 1961, il achète une petite maison à Patmos, près du port, et y passe ses vacances. La Grèce, ses paysages et ses habitants, son histoire et sa littérature, vont inspirer ses nouveaux recueils : Égée suivi de Judée (Gallimard, 1980), Carnet de Patmos (Le temps qu'il fait, 1991), Patmos (NRF, 1989, Gallimard, 2001), et l'inciter à traduire en français une partie de l'oeuvre de Georges Séféris.

3. 1970-1992 : chirurgien à l'hôpital Charles-Nicolle de Tunis

Après la « Guerre des six jours » en 1967, son désir de s'impliquer dans le rapprochement entre Israéliens et Palestiniens est mal perçu par les autorités qui lui suggèrent de chercher un autre poste. Il publie cependant deux ouvrages sur l'histoire de la Palestine : Histoire de la Palestine (Maspero, 1968) et Palestine, année zéro (Maspero, 1970).

Puis, en mars 1970, il quitte Jérusalem pour rejoindre l'hôpital universitaire Charles-Nicolle de Tunis. Dans cet hôpital, il rencontre Jacqueline Daoud, radiologue et chef de clinique, qui sera associée de près à son activité littéraire et partagera sa vie, puis deviendra sa seconde femme.

Sa nouvelle maison, une modeste demeure au sortir du village de Sidi Bou Saïd, sur une colline sauvage de deux hectares, lui offre un environnement exceptionnel pour écrire, au milieu des oiseaux et des végétaux de toutes sortes, face à la mer qu'il ne cesse d'observer. C'est là qu'il retravaille pendant des années les poèmes nés à Patmos, notamment ceux de La Maison près de la mer (texte publié dans Égée suivi de Judée, Gallimard, 1980), ensemble plusieurs fois repris et complété : La Maison près de la mer (Pierre-Alain Pingoud, Pully, 1992), Patmos (NRF, 1989, Gallimard, 2001).

Parallèlement à son travail à l'hôpital, il crée avec Jacqueline Daoud et le poète tunisien Salah Guermadi, une revue de poésie, Alif -  الألِف -, qui publie des poètes français, arabes, grecs, hongrois… de 1970 à 1982.

Il fait également de nombreux voyages, dans le désert algérien et tunisien, dans la péninsule arabique, au Yémen, au Moyen-Orient, en Turquie, en Syrie, en Inde… où il poursuit son oeuvre de photographe et qui donneront lieu à des récits : Arabie heureuse et autres journaux de voyage (Deyrolle, 1997).

Poète à l'écoute des voix de la nature, il est aussi essayiste, penseur de l'hybridité des disciplines et de la continuité du vivant ; ses bibliothèques, de Tunisie et de France, témoignent de son érudition dans des champs disciplinaires multiples, aussi bien littéraires, philosophiques et artistiques que scientifiques. Ses réflexions, issues de carnets qu'il a tenus toute sa vie, accompagnent sa poésie et sa pratique médicale : Approche de la parole (Gallimard, 1978), Feuilles d'observation (Gallimard, 1986), « Feuilles d'hôpital » (Le temps qu'il fait, 2004), Approche de la parole, suivi de Apprentissage (Gallimard, 2004).

Il prend sa retraite en 1992 mais maintient le lien avec l'hôpital Charles-Nicolle jusqu'en 1995. Ensuite, sa femme et lui choisissent de vivre entre Paris et Gammarth (près de Tunis), puis uniquement à Paris.

En 1998, Lorand Gaspar reçoit le prix Goncourt de la poésie pour l'ensemble de son oeuvre.

— Danièle Leclair 

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- Une bibliographie récente des études critiques sur son oeuvre poétique, issue de l'ouvrage Lorand Gaspar. Archives et genèse de l'oeuvre (dirigé par Anne Gourio et Danièle Leclair), est accessible sur le site des éditions Classiques Garnier.

- Une bibliographie exhaustive et commentée, réalisée par Daniel Lançon, se trouve dans l'ouvrage collectif Lorand Gaspar, dirigé par Daniel Lançon, publié par les éditions Le temps qu'il fait (Cognac, 2004).

- En avril 2019, une exposition a été consacrée à Lorand Gaspar à l'hôpital universitaire de Genève, dans le cadre du Printemps de la poésie en Suisse : « Lorand Gaspar, chirurgien et poète » : voir l'annonce sur Fabula et l'affiche de l'exposition.