Essai
Nouvelle parution
D. Martens, L'Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie

D. Martens, L'Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie

Publié le par Ivanne Rialland (Source : Editions Honoré Champion)

David Martens, L'Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie

Paris : Honoré Champion, coll. "Cahiers Blaise Cendrars", 2010.

EAN 9782745321763.

296 p.

Prix 35EUR.

Présentation de l'éditeur

« Je me suis fait un nom nouveau, déclare le poète d'Au coeur du monde, visible comme une affiche bleue et rouge. » Et d'annoncer aussitôt, avec fierté, ce qui doit s'édifier derrière cet « échafaudage », à savoir une destinée d'écrivain et une oeuvre littéraire toute entière. En effet, en adoptant, au printemps 1912, son pseudonyme de braises et de cendres, Frédéric Louis Sauser invente non seulement une signature emblématique, mais crée une figure d'écrivain sans pareil, qu'il lui incombera dès lors d'incarner sa vie durant.

L'écriture se déploie ainsi sous le signe d'une altérité radicale et fertile, en fonction de laquelle tous ses composants sont appelés à entrer dans la danse. Mais comment et selon quelles modalités le nom de plume marque-t-il de son sceau la poétique d'une oeuvre aussi abondante et multiple ?

Pas à pas, l'audacieuse fiction de jeunesse devient si bien réalité qu'à l'âge mûr, « Blaise Cendrars » finira par estampiller certains documents d'identité. Nombre de ses textes témoignent, par-delà le versant parricide du pseudonyme, de son désir de se donner lui-même en père idéal, rachetant ainsi les échecs humiliants de son vrai père. D'autre part, une veine alchimique soutient cette élaboration de soi en être pleinement vivant, tel que l'auteur de Bourlinguer s'est toujours rêvé.

Éclairant en profondeur une pratique littéraire originale, l'étude de cette poétique de la pseudonymie propose une traversée neuve des grands textes de Cendrars, riche en surprises et découvertes, dont la moindre n'est pas celle du sens caché de la fameuse cigarette dont l'écrivain ne s'est pour ainsi dire jamais départi.

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Aude Bonord a fait parvenir à Fabula cette note de lecture à propos de ce livre : "La pseudonymie dans l'imaginaire de Blaise Cendrars"

Le livre de David Martens constitue la version publiée de sathèse de doctorat soutenue à l'Université catholique de Louvain en 2007. Ils'attache à explorer la poétique de la pseudonymie dans l'oeuvre de BlaiseCendrars, né Frédéric Louis Sauser.

Le grand mérite de cet ouvrage est d'avoir montré combien,loin d'être anecdotique, le choix d'un nom de plume, adopté au printemps 1912,innerve la poétique de l'auteur. Ainsi se déploie la richesse de ce jeu designatures. La pseudonymie n'est pas seulement une pratique d'écriture àplusieurs signataires, elle joue un rôle dans l'élaboration de la postured'auteur, notamment lorsque l'écrivain se confronte à d'autres écrivains. Elletisse aussi un lien souterrain avec l'intertexte hermético‑alchimique présentdans l'oeuvre.

Le postulat de cette étude est donc que le pseudonyme faitpartie du processus de création. Il n'est pas en dehors de l'oeuvre, simpleétiquette, mais il la détermine et se trouve déterminé par elle en un mouvementréciproque. La signature crée aussi la figure de l'auteur et joue un rôle dansle processus de réception.

Ainsi, David Martens veut démontrer qu'appliqué à l'oeuvre deCendrars, ce postulat permet de saisir non seulement la cohérence d'un auteur àmultiples facettes, mais encore l'unicité de l'oeuvre, parce que le choix dupseudonyme cristallise des motifs ou des fantasmes récurrents.

Une théorisation de la pseudonymie

L'auteur pose, tout d'abord, les bases théoriques de cettepoétique. Cette réflexion ne s'adresse donc pas seulement à des lecteursintéressés par l'oeuvre de Cendrars. Sa lecture – parfois complexe – nécessitenéanmoins une connaissance du vocabulaire critique. La pseudonymie est étudiéedans l'oeuvre, mais aussi en marge des textes : dans les avant-textes, lacorrespondance, l'iconographie, ainsi que du point de vue de la réception.

David Martens propose de renverser la vision traditionnelledu pseudonyme comme usage d'une fausse signature en « véritable nom d'unécrivain fictif ». À la suite des travaux de Dominique Maingueneau[1],il conçoit le choix d'un nom de plume comme l'un des rituels de la littératureet comme un élément structurant de l'oeuvre. Il montre ainsi combien le choixd'un pseudonyme dépasse la question de l'autofiction. Ce parti pris s'inscritcertes sur le plan littéraire, il est donc une des modalités de la mise enscène de soi, mais l'être fictif n'est pas seulement créé pour l'oeuvrelittéraire. Cendrars a voulu aussi l'insérer dans une réalité sociale enfaisant libeller un certain nombre de documents officiels à son nom de plume.C'est sans doute ce qui expliqua, en partie, l'accusation de mythomanie dontfut victime le poète. L'intérêt de cette double perspective est de questionnerla frontière entre création littéraire et vie sociale et d'explorer, sousl'angle particulier de la pseudonymie, le procès transséculaire de la proximitéentre fiction et mensonge.

Il nous semble que la force de l'analyse de David Martenstient avant tout dans la définition du statut du pseudonyme au regard de laconstruction autobiographique — d'un point de vue ontologique et énonciatif —,ainsi que dans la prise en compte des conséquences de la pseudonymie sur laréception des textes, en distinguant les effets recherchés par l'auteur de ceuxeffectivement induits.

Pseudonyme et posture d'auteur

Ce livre se penche en particulier sur l'analyse de textesautobiographiques pour montrer en quoi ils ne sont pas l'oeuvre d'un seulauteur. La construction de la posture d'auteur passe en effet, chez Cendrars,par un réseau de relations plus ou moins avouées avec d'autres figuresd'écrivains. David Martens s'intéresse tout d'abord à Vol à voiles, texte assez peu critiqué mais fondateur pourcomprendre la pseudonymie. Il montre très bien l'ambiguïté de l'exhibitiond'une autre signature au sein de Dan Yacket de Kodak, celles d'André Gaillardet de Gustave Lerouge. Cendrars se livre à un jeu de voilement-dévoilement,lors duquel il dévoile un secret tout en créant dans le même temps une nouvelleénigme. Ce geste paradoxal révèle toute la complexité de la construction destextes. Si l'on peut ne pas être sensible à l'interprétation psychanalytique dece rapport aux autres écrivains (deuil de la figure paternelle), l'analyse démontreavec clarté, du point de vue de la sociologie de la littérature, que larévélation de ces supercheries littéraires participe également de la posture« paratopique », selon le terme de Dominique Maingueneau,c'est-à-dire marginale, à l'écart des groupes, que se donne sans cesseCendrars.

La poétique de lapseudonymie permet, en outre, de reconsidérer le rôle de traducteur du poète.Cette activité, souvent repoussée en marge de l'oeuvre, est présentée commerévélatrice de la conception cendrarsienne de l'écriture. Elle problématise, àson tour, l'identité en imposant le sceau de l'hétérogène au geste créateur. Demême, les entretiens de l'écrivain sont envisagés d'après la question de lasignature. D'intéressantes pages éclairent alors les relations entre Cendrarset Apollinaire sous un jour nouveau.

En somme, ce livreparticipe de la réflexion sur la problématique du double, au coeur de lapoétique de Blaise Cendrars.

De l'autre à l'Autre. Pseudonymie et imaginaire alchimique

La dernière partie de cette étude explore l'intertextealchimique et hermétique, en particulier dans les « Mémoires » etdans le récit que Cendrars fait des circonstances d'écriture de L'Eubage. Cet intertexte, très présentdans l'oeuvre de Cendrars, a été souvent souligné sans faire l'objet d'une étudesystématique. Cette mise au point s'avère donc fort utile. Des autres del'écrivain au Grand Autre du monde ou du divin, n'y aurait-il qu'un pas ?

David Martens se livre alors, avec une jubilation manifeste,à un véritable jeu de piste pour décrypter les références au Grand Art, jusqu'àl'explication savoureuse de ce qui pourrait passer de prime abord pour descoquilles (Lucien/Lucain, Ormius/Ogmius). Il commence par mettre en évidencel'analogie entre les alchimistes qui prenaient souvent un pseudonyme pourpublier leurs traités et la pratique de Cendrars. Puis, il élargit rapidementle point de vue au langage hermétique lui-même, fondé sur la métaphysique de lasympathie universelle (la confusion du langage et de la nature), qu'il analysecomme « une pseudonymie généralisée ».

À l'éclairage attendu de l'intertexte (par exemple, laréférence à Paracelse, Jakob Boehme ou Nicolas Flamel) ou de l'imaginairealchimiques de l'auteur, se mêlent des développements sur les rapports deCendrars avec Remy de Gourmont, l'un de ses maîtres en écriture, ou sur lasymbolique de la cigarette dans les textes et les photographies de l'auteur.

Le lecteur peut parfois s'égarer dans le labyrinthe desavantes analyses qui incitent à lire les textes comme des textes à clés. Leshypothèses avancées restent néanmoins séduisantes, car l'on sait combienCendrars appréciait ce genre de jeux littéraires.

Envisagée comme un « schème imaginaire »structurant de l'oeuvre, la pseudonymie ouvre un champ interprétatif qui dépassele domaine des textes où il en est explicitement question. Cet angle d'attaquea en outre le mérite de réenvisager le statut de certains textes de Cendrars etde donner toute sa signifiance aux autres mises en scène de soi, comme parexemple les photographies.

De plus, la réflexion théorique sur la pseudonymie apparaîtstimulante pour tout lecteur intéressé par cette vaste question qui ne concernepas uniquement Cendrars. Elle apporte sa pierre à l'édifice des ouvragescritiques consacrés à la problématique de l'identité littéraire. La troisièmepartie passionnera davantage un public averti. Le déchiffrement des secrets dutexte donne parfois lieu à des explications très complexes, mais peut-il enêtre autrement lorsqu'on s'interroge sur l'hermétisme ? Les« allusions cryptées » auxquelles s'attache l'auteur de ce livretrouvent tout leur sens lorsqu'elles sont rapportées à une vue plus globale surl'oeuvre ou sur la construction de la posture d'auteur.

Cet ouvrage lève le voile, avec un enthousiasme communicatif,sur certaines ombres de l'oeuvre de Cendrars et révèle la complexité de lapoétique de cet auteur, laissant le lecteur rêver à toute la richesse de sesénigmes.

[1] DominiqueMaingueneau, Le Discours littéraire,Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Colin, coll. U-Lettres, 2004.