
Essai sur une fiction que la littérature, le cinéma, les arts plastiques ont donnée du temps, La Montre cassée se propose d'analyser une scène-clef peu remarquée jusqu'alors. Dans les arts qui en procèdent, en effet, le cours du temps souvent s'arrête, l'objet qui l'indique se dérègle. La scène de la montre cassée incarnerait ce paradoxe.
Partant de cette intuition, l'auteur parcourt les époques et les lieux pour en observer la récurrence. Comme ces fleurs japonaises qui, plongées dans l'eau, ouvrent tout un monde, le déploiement dumotif, des poètes baroques à Kôbô Abé, en passant par Orson Welles ou les manuels savants d'horlogerie, révèle alors beaucoup plus qu'un simple dysfonctionnement: tache aveugle, la scène de la montre cassée autorise la formulation de propositions neuves sur notre rapport à la temporalité.
Tout en créant la surprise de ces récits multiples pour la première fois rapprochés et du croisement des arts autour d'un même objet, La Montre cassée raconte aussi l'histoire récente, aux résonances intimes et collectives, des dérèglements du temps.
En quatre parties et soixante séquences qui rejouent le tour du cadran, le dispositif du livre rejoint son sujet pour nous conduire du temps des histoires au temps des horloges, du temps subjectif à l'arrêt de tout temps.
Réflexion théorique et esthétique, cet essai emprunte aussi aux principes de l'anthologie, de l'archive, de la collection, à ces figures de la multiplicité et de la totalisation qui traversent la modernité littéraire.
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Extrait :
"Casser sa montre ou la perdre consiste à s'écarter untemps du temps, à se séparer de lui ou de ce qui s'y attache, à perdrepar moments le continu du temps.
Les objets qui marquent les heures -pendules, horloges, réveils, montres (et autrefois cadrans solaires,clepsydres, sabliers) - sont très rarement jetés. Faute d'influer surle cours du temps ou de corriger le passé, on répare régulièrement lesoutils qui l'indiquent, on les conserve quand décidément ils nemarchent plus, on les garde comme témoins du temps qu'ils ont marqué.On se souvient qu'on a appris à lire l'heure, on se souvient de sapremière montre et de la personne qui l'a offerte, de l'occasion où onl'a reçue. Plus le temps manque, moins nous manquons aux objets dutemps qui sont là pour témoigner que le temps a passé et que, passant,il a changé.
Pourtant, casser sa montre, c'est moins se débarrasserdu temps que des heures. C'est s'écarter du temps compté pour entrerdans un autre - en faire l'hypothèse ou y croire d'emblée -, un tempspeut-être plus large et moins décomposé. La fatigue des heuresn'appartient pas toujours au temps. Elle n'en est que le rythme, lecontrôle, la fermeture. La liberté ou la fiction ne peuvent dès lorsqu'être élargissement ou ouverture du temps. La fiction permet-elled'échapper à la mécanique des heures que reflète la langue ? Hôra,en grec, désigne toute division du temps considéré dans son retourcyclique, un jour, une saison ou un moment du jour sont des heures, lerepas, le coucher, le mariage sont des heures. Et quand bien mêmel'imaginaire du temps comme chronologie a supplanté celui du cycle,quand bien même nous pensons le temps comme une ligne et non comme unerévolution, quand bien même l'heure n'est plus une déesse mais unevanité discrète, l'heure, c'est le moment et, en général, le bonmoment. Casser sa montre, c'est casser l'heure, et le moment.
C'est transformer l'instant entre ce qui était et ce qui sera, en stance ouen stèle, c'est suspendre le vol, arrêter le temps. La montre casséeindique l'instant absolu sans plus ni avant ni après : un instant quine sera plus jamais une seconde. Elle indique une simultanéité absolue,la fin de la durée.
Les langues tiennent à l'égard de la montre des différences d'attitude notables. Si la montre dit l'heure (ce qui est l'étymologie de l'horloge comme le souligne le poème de Baudelaire), que montre le dire qui dit la montre ? Dérivé de montrer, montre en français se distingue du watch anglais, dérivé de to watch, regarder, surveiller (étymologiquement relié à wake,la veille). Dans les deux cas, le sujet regarde quelque chose qui luiest montré mais, alors qu'en anglais l'objet est passif et que l'accentest mis sur le sujet regardant, en français l'objet est actif,indépendamment du regard que le sujet porte sur lui. Ce doublemouvement du langage enroule avec lui la raison de l'intensespéculation philosophique sur la montre ou l'horloge, à la fois moteurset cadrans : la fascination ne vient pas seulement de la présence d'unfonctionnement intelligible, elle tient aussi au regard qui le lit.
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Revue de presse :
Livres hebdo, le 6 mars 2004, par Jean-Maurice de Montremy
Lire l’article (ou ci-dessous).
La Croix, 15 avril 2004, par Nathlie Crom
La Quinzaine littéraire, 16 mai 2004, par Lucette Finas
Le Temps, 22 mai 2014, par Luc Debraine
Le Magazine littéraire, août 2004, par Marie-Laure Delorme
Le Figaro, 12 août 2004, par Sebastien Lapaque
Compte rendu :
"Le tour du temps en soixante phrases", par Jean-Maurice de Montremy, Livres hebdo, le 6 mars 2004,
Quand une montre se casse, le temps se dérègle. Tiphaine Samoyault suit les aventures de La montre cassée à travers soixante phrases et deux fois plus d’auteurs ou d’artistes. Une captivante réflexion sur l’esthétique et la fiction.
« C’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule », affirmait La Bruyère. Partant de la même expérience, Tiphaine Samoyault – à qui l’on doit récemment Météorologie du rêve et Les indulgences (Le Seuil, 2000 et 2002) – s’interroge sur une « scène-clef » relevée au fil de ses lectures mais aussi de ses recherches dans le cinéma ou les arts plastiques : la scène de la montre cassée, perdue, arrêtée, déréglée. Voire molle, quadrangulaire, sans aiguilles ou sans cadran pour peu qu’on s’aventure chez Dali ou Lewis Carroll.
« Casser sa montre, observe-t-elle, c’est moins se débarrasser du temps que des heures. C’est s’écarter du temps compté pour entrer dans un autre […], un temps peut-être plus large et moins décomposé[…]. La fiction permet-elle ainsi d’échapper à la mécanique des heures que reflète la langue ? » Car si langue aime à se régler comme une pendule, ou nous faire croire qu’elle se règle de la sorte, l’être humain se sait pourvu d’un corps aux rouages moins idéalement ordonnés. Certes, on parle d’« horloge biologique », mais c’est une image. Aussi la fiction permet-elle, selon Tiphaine Samoyault, d’explorer un autre espace – c’est-à-dire un autre temps – et de nous poser des questions qu’explore également la philosophie lorsqu’elle s’intéresse à la logique, au langage et à la vérité.
Son essai, très original et captivant (malgré quelques aridités passagères), se présente d’ailleurs lui-même comme un « tour de cadran ». Il compte soixante brèves séquences qui sont, chacune, le commentaire d’une phrase d’auteurs aussi divers que Laurence Sterne, Agatha Christie, Claude Simon, Charlie Chaplin, John McGahern, Jules Verne, Alain Robbe-Grillet, Julien Gracq… Sans oublier, bien sûr, l’indispensable Lewis Carroll et son fameux Chapelier Toqué.
Contrainte supplémentaire, les soixante séquences s’ordonnent évidemment en quatre parties : les quatre quarts d’heure. Chacun de ces quarts d’heure regroupe, comme il se doit, quinze séquences. Avec un certain humour, non dénué de mélancolie, le dernier quart d’heure s’appelle ici le « Mauvais quart d’heure » puisqu’il arrive toujours qu’une heure soit dernière….
Tiphaine Samoyault confie cependant la soixantième et ultime séquence au fabuleux youpketcha du Japonais Kobo Abé, qui est un insecte montre. L’insecte vit sur place, dévorant ses propres excréments. Ceux-ci dessinent un parfait demi-cercle qu’il commence à manger dès l’aube, ne s’arrêtant qu’au coucher du soleil. « Le temps de la fiction est un temps de youpketcha : il est et il n’est pas, tout comme l’univers dans lequel il se déploie. » A la soixantième minute, tout s’annule. Mais déjà, ça recommence.
Ce bel essai permet une réflexion sur l’esthétique et la théorie devenue trop rare en littérature depuis le naufrage de grandes écoles critiques. Tiphaine Samoyault ne s’y limite pas, en effet, à ses soixante phrases. Celles-ci suscitent, à l’intérieur de chaque séquence, bien d’autres rapprochements. On visite ainsi près de cent vingt auteurs ou artistes qu’on a bien envie de découvrir ou redécouvrir avec la curiosité d’une trotteuse."