Un je-ne-sais-quoi de « poétique » : l’idée de poésie hors du champ littéraire
Fabula-LHT, numéro dirigé par Nadja Cohen & Anne Reverseau
Un spectacle « plein de poésie et d’humour », un tableau qualifié de « poème visuel », un film « tendre et poétique » ou même une « promenade poétique buissonnière »[1] : le terme « poésie » et ses dérivés abondent aujourd’hui dans les usages même les plus triviaux. Que faire de ce « je-ne-sais-quoi » qui peut, selon les cas, servir à exalter une œuvre ou à en souligner l’hermétisme (« Mais ça ne veut rien dire ! C’est poétique ! ») ?
Si les références empruntées à d’autres arts pour qualifier la poésie sont aujourd’hui amplement étudiées, la réciproque est loin d’être vraie. Une réflexion sur les usages du terme « poétique » hors du champ littéraire reste à faire. Que signifie en effet un tel adjectif lorsqu’il s’applique aux domaines de la peinture, du cinéma, de la danse, aux mass media ou même à la publicité ? Ces usages s’expliqueraient-ils uniquement par l’extension du terme poiesis à l’ensemble de la création ou par la large acception que les romantiques ont conférée à la poésie ? Cet héritage historique suffit-il à rendre compte de l’extraordinaire essor du terme « poétique » hors du domaine littéraire ? Depuis qu’à la lumière du mythe rimbaldien, la poésie se fait « au besoin sans poèmes »[2] selon la formule de Breton, le terme, en abordant d’autres territoires, semble avoir gagné en complexité.
De la « poésie de journalisme » de Cocteau aux nombreux blogs « poétiques et décalés », l’histoire de l’idée de poésie à travers ses usages linguistiques est encore à écrire. Cette réflexion s’inscrit à la fois dans le cadre des recherches sur l’histoire des idées de littérature et dans celui des études intermédiales. Le détour par les utilisations du terme « poétique » dans les arts et les médias permet en effet de penser l’histoire des idées de poésie. Ce numéro invite à des approches inductives et pragmatiques : il s’agira de partir non des théories fondatrices de la poésie, mais plutôt d’usages concrets pour mettre au jour les valeurs attribuées au « poétique ».
Si la référence à la poésie est en général un impensé dans le discours journalistique contemporain, pour les créateurs, la poésie peut être un modèle explicite et réfléchi. L’usage du terme mobilise alors différentes traditions critiques, différents imaginaires. Ce qui est dit « poétique », est-ce ce qui n’est pas narratif (dans la tradition issue de Mallarmé) ? Ce qui s’écarte d’une norme (dans la lignée formaliste et celle de Jakobson) ? Ce qui est tu ? Ce qui touche les sens et non l’intellect ? Ce qui est lyrique (dans la lignée romantique) ? Ce qui rend compte d’une expérience existentielle et en suscite une à son tour (comme chez Hölderlin) ? Ce qui est surprenant, mystérieux, onirique (à la suite des surréalistes) ? Ce qui change notre regard sur le monde et les objets (Cocteau) ? Ce qui est gratuit (Valéry, Sartre) ? Ce qui crée chez le spectateur l’état poétique (Reverdy) ? Ce qui relève d’un « état d’esprit » (comme l’affirme Soupault), ou ce qui révèle, plus largement encore, une façon d’être au monde (dans la lignée, là aussi de la poésie des surréalistes se voulant plus vécue qu’écrite) ?
On privilégiera les usages du qualificatif « poétique » hors du domaine littéraire, qu’il émane des créateurs ou des commentateurs. En effet, si les questions relatives au roman et au théâtre dits « poétiques » participent assurément de l’histoire des idées de poésie, elle relèvent de problématiques déjà bien balisées par la critique et, restant dans le domaine strictement textuel (à moins, bien sûr, qu’on ne parle de la mise en scène d’une pièce), elles ne permettent pas de rendre compte du transfert de cette notion à un autre medium qui se manifeste tout particulièrement aux xxe et xxie siècles, et qui constitue le cœur de notre réflexion. Les propositions pourront ainsi porter sur un medium, un artiste, une période donnée ou faire l’objet d’approches plus générales, lexicologiques, linguistiques ou encore esthétiques.
Des propositions développées (1000-1500 mots) devront être adressées avant le 1er mai 2016 aux adresses suivantes : laure.depretto@gmail.com et jeannelle@fabula.org. Elles seront évaluées de manière anonyme, conformément aux usages de la revue. La version définitive des textes sélectionnés sera à remettre à l’automne 2016.
Pistes bibliographiques :
Barthes, Roland, « Le message publicitaire, rêve et poésie », Les Cahiers de la publicité, n° 7, 1963, p. 91-96.
Cocteau, Jean, Du Cinématographe, Éditions du Rocher, 2003.
Cohen, Nadja & Reverseau, Anne, « Qu’est-ce qui est “poétique” ? Excursion dans les discours contemporains sur le cinéma », Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 7, 2013, p. 173-186. En ligne: http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx07.19/744.
Debaene, Vincent, Jeannelle, Jean-Louis, Macé, Marielle & Murat, Michel, L’Histoire littéraire des écrivains, PUPS, coll. « Lettres françaises », 2013.
Delorme, Stéphane, « Poétique ? », Cahiers du cinéma, n° 682, octobre 2012 (p. 5).
Galard, Jean, La Beauté du geste, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 1986.
Jakobson, Roman, Huit questions de poétique, Seuil, « Points », 1977.
Marx, William, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle, Minuit, coll. « Paradoxe », 2005 (en part. chap. 5 et 6).
Maury, Corinne, Habiter le monde. Eloge du poétique dans le cinéma du réel, Yellow now – Côté cinéma, 2011.
Pardo, Céline, La Poésie hors du livre, PUPS, coll. « Lettres françaises », 2015 (en part. p. 155-172).
Pinson, Jean-Claude, « Lançons donc du blé à travers l’éther », Littérature, n°156, « Effacement de la poésie », décembre 2009, Larousse, p. 16-35.
Reverdy, Pierre « La fonction poétique » (1950), dans Cette émotion appelée poésie, Écrits sur la poésie, 1932-1960, Flammarion, 1974.
Sartre, Jean-Paul, « Qu’est-ce qu’écrire ? », Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, coll. « Folio », p. 13-44.
Scarpa, Carlo, « L’architecture peut-elle être poésie », Les Cahiers de la recherche architecturale, n° 19, 1986, p. 12-17.
Soupault, Philippe, « Vers une poésie du cinéma et de la radio », Fontaine, n° 16, 1941.
Turquety, Benoît, « L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie cinéma », dans « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n° 2, 1 décembre 2006, en ligne : http://www.fabula.org/lht/2/Turquety.html.
Vaillant, Alain (dir.), La Poésie hors le livre, Presses de Paris Ouest, coll. « Orbis litterarum », à paraître en 2015.
Valéry, Paul, « Poésie et pensée abstraite », Variété, Œuvres I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957.
Vouilloux, Bernard, « Langage et arts visuels. Réflexions intempestives sur un champ de recherches », Lieux littéraires / La Revue (Université Paul-Valéry), 1, juin 2000, p. 203-223.
[1] Parmi de très nombreux exemples, on peut évoquer la chorégraphe Maud Le Pladec pour sa pièce Poetry, l’exposition Habiter poétiquement le monde, au LAM (Lille), des critiques de film (http://www.critikat.com/panorama/analyse/sauvage-innocence ou http://www.cadrage.net/films/elephant/elephant.html) ou encore cette publicité pour un « week-end récréation poétique en famille, au cœur de la Lozère » (uk.ot-mende.fr/stays/220070-week-end-recreation-poetique-en-famille) !
[2] André Breton, « La confession dédaigneuse », Les Pas perdus [1924], repris dans Œuvres complètes I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 194.