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Fabula-LhT : Penser queer en français. Littérature, politique, épistémologie

Fabula-LhT : Penser queer en français. Littérature, politique, épistémologie

Publié le par Romain Bionda

Appel à contributions pour un prochain numéro de la revue Fabula-LhT: littérature, histoire, théorie

Sous la direction de Nicolas Aude et Danielle Perrot-Corpet

 

Les ambiguïtés du terme « queer » sont indissociables des vicissitudes de sa circulation transatlantique. Rappelons que dans l’argot new yorkais des années 1920-1930, cet adjectif a perdu son sens général d’« étrange » pour devenir une injure. À la fin des années 1980, le terme réapparaît dans un sens bien différent, à mesure qu’il devient un outil d’auto-affirmation des minorités sexuelles au service d’une politique des identités LGBTQIA+. Sa promotion dans le champ académique américain s’est effectuée parallèlement, non sans conflictualité, à partir des travaux pionniers de Teresa de Lauretis, Judith Butler et Eve Kosovsky Sedgwick. Or, cette conflictualité se trouve déplacée quand on aborde le « queer » depuis une autre langue et une autre aire culturelle. Du point de vue des luttes en faveur des minorités LGBTQIA+, la fortune même du terme en France, dans les médias mainstream comme à l’université, par exemple, a pu être considérée avec suspicion ou inquiétude : « […] la force du geste queer, c’est-à-dire la réappropriation de ce stigmate, n’est-elle pas […] perdue ? Paradoxalement, et faute d’une “théorie de pédale” ou d’une “théorie des tordu/es”, il se pourrait bien qu’en France la “théorie queer” concoure à l’hégémonie de la norme majoritaire, confortée par l’exotisme de son anti-modèle. » (Bruno Perreau, 2012, § 6)

Ne pas traduire le terme « queer » mais l’intégrer, sans guillemets ni italiques, à la langue française, c’est, il est vrai, effacer dans une large mesure l’histoire du mot qui le cheville aux luttes passées et présentes. Toutefois, c’est peut-être aussi rendre plus audible, sous la disponibilité néologique du signifiant, tout ce qui, dans la pensée queer, déborde la stricte thématique des identités sexuelles et de genre et qui préexiste aux luttes LGBTQIA+ : contre une certaine réception du « geste queer » qui le réduirait à une performance d’identités, le même Bruno Perreau a rappelé que ce geste correspond dans son principe à une dynamique plus générale d’arrachement aux représentations admises : c’est « le statut même de ce qu’est le “réel” et de ce qu’est la “fiction” qu’interroge la problématique queer en s’y infiltrant par des stratégies de résistance » (2012, § 5).

La fortune croissante, dans le lexique militant francophone, de termes comme « transpédégouines », « torduEs », « déviant·e·s », « allosexuel·le·s », etc., permet aujourd’hui de penser avec une légitimité accrue un usage du terme « queer » qui ne lui fasse rien perdre de sa force politique, dans la mesure où l’on étendrait, avec son accueil dans la langue française, sa compréhension sémantique et son champ d’intervention épistémologique à toutes les formes de « devenir minoritaire ». De cette opération philologique pourrait alors bien naître en français un geste queer compris véritablement comme désidentification de toutes les formes d’assignations identitaires et révocation en doute de tout ce qu’on croyait savoir : un geste tout ensemble épistémique et politique, politique parce qu’épistémique, et consistant à jeter le trouble pour mieux ébranler la représentation.

Il se trouve que la littérature apparaît comme un champ privilégié pour penser une dynamique de queerisation qui inclurait la critique de l’hétéronormativité dans une remise en question plus générale des représentations majoritaires. Dès ses écrits fondateurs, la queer theory est d’ailleurs allée chercher ses arguments du côté des textes littéraires : Euripide, Sophocle ou Kafka chez Butler ; Melville, James ou Proust chez Sedgwick. Elle les a considérés comme les espaces les mieux à même de manifester l’articulation entre répression des sexualités « hors-normes » et cadrage épistémologique des discours sociaux. S’inscrivant dans le vaste mouvement de relecture critique des textes littéraires qui s’emploie, depuis plusieurs décennies, à baliser sous toutes ses formes « l’épistémologie de la domination » (Elsa Dorlin), la pensée queer s’est nourrie des études inspirées par le féminisme postcolonial, par les pensées de la (dé)colonialité et, plus récemment, par les disability studies.

Pour replacer cette histoire dans la longue durée des formes littéraires et des pratiques artistiques, les propositions pourront porter sur des corpus monographiques ou comparatistes, francophones ou allophones, des siècles récents ou plus anciens. Les propositions à caractère métacritique seront également les bienvenues. La remise en cause des catégories de pensée et des frontières de toute nature (physiques, esthétiques, conceptuelles, métaphysiques…) étant au principe d’un regard queer porté sur la littérature, un accent fort sera mis sur la discussion des choix théoriques et méthodologiques engagés dans l’analyse littéraire (la question même d’une définition du « littéraire » pouvant faire l’objet de la discussion). Les contributions pourront s’inspirer en particulier d’une ou de plusieurs des pistes suivantes :

  • Traduction culturelle et archéologie
    Comment tracer, comme Carlo Ginzburg l’a fait pour le straniamento (dont il suit la veine littéraire de Marc-Aurèle à Proust, en passant par Montaigne et La Bruyère), la « préhistoire » d’une notion qui « n’existe que comme traduction » (Preciado, 2003, p. 79) ? En deçà de la réception anglo-américaine des corpus de la French Theory, quels concepts peuvent orienter cet effort de traduction culturelle ? Faut-il penser le queer en rapport avec l’« ostranenie » repéré naguère par Chklovski chez Tolstoï – selon les traductions : « défamiliarisation », « représentation insolite », « estrangement »… –, ou avec l’unheimlich que Freud analysait chez Hoffmann ? Peut-on aller chercher dans n’importe quel corpus littéraire les éléments d’une queerité inattendue qui serait davantage comprise, à travers tout cet héritage de la pensée esthétique, comme une opération de dépaysement de la perception, aux multiples effets poétiques et politiques ?

  •  Qui est « nous »
    « We’re here, we’re queer, get used to it ! » scandaient les activistes de Queer Nation en 1990, fondant leur communauté par cet acte de réappropriation. Mais dès lors que la politique des identités sexuelles et de la transidentité cesse d’occuper avec évidence la première place dans ce cadrage épistémologique plus vaste, quelle part faut-il encore faire à l’érotique, au genre et au corps dans une telle pensée du trouble jeté sur l’ensemble des savoirs ? Doit-on appréhender la queerité comme la promesse utopique de ce qui n’existe « pas encore » (Muñoz, [2009] 2021, p. 19) et relire à la lumière de ces concepts la longue histoire des utopies littéraires, de Thomas More à Ursula Le Guin ? Le geste queer serait-il le dénominateur commun des fictions politiques qui se donnent pour tâche d’inventer les voix d’« un peuple qui manque » (Deleuze, 1985, p. 281-290), à la manière d’un Edouard Glissant ?

  •  Une pensée du trans
    « Queer » est étymologiquement un mot scots dérivé de l’allemand « quer » (« à travers ») ou du vieux haut-allemand « twerh » (« oblique »). Conserver le signifiant en français revient-il à mettre l’accent sur son sens étymologique ? Si la pensée queer traverse les binarismes du système sexe/genre pour troubler les autres systèmes de domination, notamment de classe et de race, comment le geste queer traverse-t-il également les frontières qui séparent les genres littéraires, les pratiques artistiques, les champs disciplinaires, les territoires linguistiques et/ou nationaux, les espèces et les règnes du vivant ? En deçà de la période contemporaine, y a-t-il des époques et des corpus littéraires privilégiés – à l’instar des « textes troublés » (Terence Cave) de Rabelais, Montaigne ou Béroalde de Verville – pour tenter d’articuler ces différentes transitions/transgressions entre les catégories, les textes et les corps ?


Pour contribuer au numéro :

Les propositions – deux pages rédigées, suivies d'une courte ébauche de plan de l’article projeté et d’une bibliographie sélective – devront être adressées avant le 2 octobre 2023 à romain.bionda@fabula.org.

Ce faisant, merci de :

  • préciser l’intitulé du numéro de Fabula-LhT concerné dans l’objet du message ;
  • transmettre votre proposition dans un format éditable (par exemple .doc ou .docx, mais pas au format .pdf) ;
  • ne pas mettre les directeur·rice·s du numéro en copie du message, afin de garantir votre anonymat.

Les propositions seront en effet évaluées de manière anonyme, en double aveugle (peer review), conformément aux usages de la revue. Les auteurs et autrices seront informées des résultats le 30 octobre 2023.

Les premières versions des articles seront à rendre le 29 avril 2024 au plus tard. Avant la reddition des articles dans leur version finale, fixée au 4 novembre 2024, plusieurs navettes sont à prévoir avec les directeur·rice·s de ce numéro (Nicolas Aude et Danielle Perrot-Corpet). À l’issue de ce processus, les textes respectant nos consignes de rédaction et répondant aux critères de qualité de la revue paraîtront au printemps 2025.


Éléments indicatifs de bibliographie

BOURCIER Marie-Hélène (dir.), Q comme Queer : les séminaires Q, 1996-1997, Cahiers Gay-Kitsch-Camp, n° 42, Lille, 1998.

BOURCIER Sam, Queer zones. La trilogie, Paris, Amsterdam, 2021.

BUTLER Judith, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif (1997), trad. Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2004. Titre original : Excitable Speech: A Politics of the Performative.

BUTLER Judith, Humain, inhumain. Le travail critique des normes, trad. Jérôme Vidal et Christine Vivier, Paris, Amsterdam, 2005.

CAVE Terence, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999.

CHAMBERS Samuel A. et O’rourke Michael (dir.), « Jacques Rancière on the Shores of Queer Theory », Borderlands. Journal. Culture, Politics, Law and Earth, vol. 8, n° 2, en ligne, 2009 : https://webarchive.nla.gov.au/awa/20100728213718/http://pandora.nla.gov.au/pan/30280/20100729-0057/www.borderlands.net.au/issues/vol8no2.html

CHAUNCEY George, Gay New York. 1890-1940 (1994), trad. Didier Eribon, Paris, Fayard, 2003. Titre original : Gay New York : Gender, Urban Culture, and the Makings of the Gay Male World, 1890-1940.

CHKLOVSKI Victor, « L’art comme procédé » (1917), Sur la théorie de la prose, trad. Guy Verret, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 9-28. Titre original : « Искусство как прием ».

CUSSET François, Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homolecteurs, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2002.

DELEUZE Gilles, L’Image-Temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985.

DE TOLEDO Camille, IMHOFF Aliocha et QUIROS Kantuta, Les Potentiels du temps. Art et politique, Paris, Manuella, 2016.

DORLIN Elsa (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2009.

FREUD Sigmund, « L’inquiétante étrangeté » (1919), L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985, p. 209-265. Titre original : « Das Unheimliche ».

GANDY Matthew, Écologie queer. Nature, sexualité et hétérotopies (2012), trad. Olivier Piona, Paris, Eterotopia, 2015. Titre original : Queer Ecology: Nature, Sexuality and Heterotopic Alliances.

GINZBURG Carlo, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire (1998), trad. Pierre-Antoine Fabre, Paris, Gallimard, 2001. En particulier : « L’estrangement [straniamento]. Préhistoire d’un procédé littéraire », p. 15-36. Titre original : Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza.

HARAWAY Donna J., Vivre avec le trouble (2016), trad. Vivien Garcia, Vaulx-en-Velin, Mondes à faire, 2020. Titre original : Staying with the Trouble. Making Kin in the Chtulucene

LECERF MAULPOIX Cy, Écologies déviantes. Voyage en terres queer, Paris, Cambourakis, 2021.

LORENZ Renate, Art Queer. Une Théorie Freak (2012), trad. Marie-Mathilde Bortolotti, Paris, B42, 2018. Titre original : Queer Art. A Freak Theory.

LORENZI Marie-Émilie, « “Queer”, “transpédégouine”, “torduEs”, entre adaptation et réappropriation, les dynamiques de traduction au cœur des créations langagières de l’activisme féministe queer », GLAD! Revue sur le langage, le genre, les sexualités, n° 2, en ligne, 2017. DOI : https://doi.org/10.4000/glad.462.

MANIGLIER Patrice, « Du mode d’existence des objets littéraires : enjeux philosophiques du formalisme », Les Temps Modernes, n° 676, 2013, p. 48-80. DOI : https://doi.org/10.3917/ltm.676.0048

MCRUER Robert, Crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability, New York, New York UP, 2006.

MOINEAU Jean-Claude, Queeriser l’art, Dijon, Les Presses du réel, 2016.

MUÑOZ José Esteban, Cruiser l’utopie. L’après et ailleurs de l’advenir queer (2009), trad. Alice Wambergue, Dijon, Les Presses du réel, 2021. Titre original : Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity.

PERREAU Bruno, « La réception du geste queer en France. Performativité, subjectivation et “devenir minoritaire” », dans Natacha Chetcuti et Luca Greco (dir.), La Face cachée du genre : langage et pouvoir des normes, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2012, p. 123-142. Disponible en ligne : http://books.openedition.org/psn/3122.

PERREAU Bruno, Qui a peur de la théorie queer ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.

PERROT-CORPET Danielle, « Affinité de la littérature et du comparatisme au prisme de la théorie queer : à propos de la “vertu” foucaldienne selon Judith Butler », TRANS–, Revue de Littérature Générale et Comparée, n° spécial, « Littérature comparée et Gender », dir. Anne-Isabelle François et Pierre Zoberman, 2018. DOI : https://doi.org/10.4000/trans.1818.

PERROT-CORPET Danielle, « Politique de la littérature et comparatisme au prisme de la pensée queer : pour une discipline du trouble », Literary Resarch/Recherche Littéraire, n°37, Automne/Fall 2021, p. 109-135. Consultable à l’adresse :  https://www.ailc-icla.org/wp-content/uploads/2023/02/RL-LR-2021.pdf.

PLANA Muriel, Fictions queer. Esthétique et politique de l'imagination dans la littérature et les arts du spectacle, Dijon, EUD, 2018.

PRECIADO Beatriz, « Il faut queeriser l’université », Rue Descartes, « Queer : repenser les identités », dir. Robert Harvey et Pascal Le Brun-Cordier, n° 40, 2003, p. 79-83.

PRECIADO Paul B., Dysphoria Mundi (2022), Paris, Grasset, coll. « Essais et documents », 2022.

PUSTIANAZ Marco, « A Queer Whatever: Political Figures of Non-Identity », Whatever. A Transdisciplinary Journal of Queer Theories and Studies, n° 1, 2018, p. 1-33. Également disponible en ligne. DOI : https://doi.org/10.13131/2611-657X.whatever.v1i1.4.

ROSELLO Mireille, « Peut-être bien queer : Transnationaux en décalage dans Dirty Pretty Things », dans Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et Identités sexuelles, Paris, SFLGC, « Poétiques comparatistes », 2007, p. 123-144.

TURBIAU Aurore, COHEN Judith et LAGRANGE Samy, Esthétiques du désordre. Vers une autre pensée de l’utopie, Paris, Le Cavalier bleu, 2022. 

ZOBERMAN Pierre (dir.), Queer : Écritures de la différence ?, 2 vol., Paris, L’Harmattan, coll. « Identités, genres, sexualités », 2008.