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Fabula-LhT : Manuels et modes d’emploi. Comment la littérature dispose à l'action

Fabula-LhT : Manuels et modes d’emploi. Comment la littérature dispose à l'action

Publié le par Romain Bionda

Appel à contributions pour un prochain numéro de la revue Fabula-LhT

Direction : Adrien Chassain, Eléonore Devevey et Estelle Mouton-Rovira


Manuels et modes d’emploi : comment la littérature dispose à l’action

Ce numéro de Fabula-LhT a pour objectif d’éclairer les façons dont la littérature investit les genres du manuel et du mode d’emploi, s’approprie leurs dispositifs, parodie leurs formes, rejoue ou déjoue leurs présupposés idéologiques. En s’attachant à de tels objets, il s’agit d’interroger la manière dont la littérature se fait conseil, suggestion ou prescription : comment faire ? comment dire à autrui comment faire ? comment faire faire ? Que l’on songe au Code des gens honnêtes (1826) d’Honoré de Balzac, au Petit Manuel du parfait aventurier (1920) de Pierre Mac Orlan, aux Règles du savoir-vivre dans la société moderne (1995) de Jean-Luc Lagarce, ou encore aux textes consacrés à l’élaboration et au partage d’une « sagesse », de l’essai de Montaigne sur « l’expérience » (1588) au tout récent Yoga (2020) d’Emmanuel Carrère, en passant par Les Nourritures terrestres (1897) d’André Gide, on voit que nombre d’écrivain·e·s se sont prêté·e·s à ces discours de la pratique, éprouvant tout à la fois l’aptitude des œuvres littéraires à modeler des comportements, à façonner ou à fragiliser des normes, et les moyens formels propres à le faire. Tandis qu’est aujourd’hui mise à l’honneur une ambition accrue de la littérature à intervenir dans l’espace social, allant au rebours de l’idéal moderne du désintéressement esthétique ou de l’intransitivité, nous proposons de mettre ce diagnostic en perspective, en élargissant l’empan chronologique considéré et en envisageant l’incitation à l’action à partir de ses formes et de leurs conditions d’exercice — sans préjuger des valeurs et des usages ainsi que des conceptions du fait littéraire qui les sous-tendent. 

Un nuancier de formes et d’usages

Théorisés par Algirdas Julien Greimas dans son analyse d’une recette de la soupe au pistou[1], les « discours programmateurs » ont depuis lors fait l’objet de plusieurs travaux en sémiotique et en analyse textuelle, qui en ont interrogé les déclinaisons modales, les propriétés discursives et ont esquissé des typologies : de la suggestion à l’injonction en passant par le conseil, ou, plus spécifiquement, du texte de loi, de la consigne ou du règlement à l’horoscope, en passant par les guides de voyages, les manuels techniques, les notices de montages, etc. En littérature, l’étude synthétique de cette vaste classe de discours est largement devant nous. Peut-être est-ce parce que, selon Jean-Michel Adam, ces discours d’incitation à l’action souffrent d’une simplicité, voire d’une pauvreté structurelle qui les oppose au récit[2] ? Cela n’empêche pas le théoricien de commenter la présence de conseils agraires dans les Géorgiques de Virgile et d’examiner, dans tel art poétique de Raymond Queneau, un exemple de « littérarisation du genre de la recette » — dont « La soupe aux poireaux » (1975) de Marguerite Duras donnerait un autre exemple. Si cette simplicité formelle attribuée aux genres du conseil doit être mise en débat, ce numéro de Fabula-LhT invite à envisager les œuvres qui, par hybridation ou non avec d’autres formes (narratives, dialogales), en déplacent les coordonnées et les enjeux.

En prêtant attention aux instances énonciatives mises en jeu, les contributions pourront s’intéresser à l’ensemble des discours, qui, mettant en œuvre la fonction conative de la langue, suivant Roman Jakobson, sont destinés à déclencher et à réguler, du côté des destinataires, la possibilité d’une action. On pourra ainsi considérer les emplois littéraires des syntagmes « mode d’emploi » et « manuel », ainsi que les indices textuels de ces formes, qu’il s’agisse d’un emprunt ponctuel ou bien du principe de composition de l’œuvre. Il en va aussi d’une affaire de « titrologie » : comme en témoignent parmi tant d’autres Le Moyen de parvenir (1616) de Béroalde de Verville, Comment on paie ses dettes quand on a du génie (1845) de Baudelaire, La Vie mode d’emploi (1978) de Georges Perec ou encore Comment gagner sa vie honnêtement (2012) de Jean Rouaud, nombreuses sont les œuvres dont le titre, d’allure programmatrice (en commentl’art deleçon, etc.), introduit en fait une narration qui déçoit ou déporte la valeur illocutoire d’abord affichée.

Historicité et discours social

Ce dossier voudrait inviter à réviser ou à nuancer un récit conduisant de l’inscription évidente et heureuse des discours incitateurs dans l’activité lettrée des siècles anciens (réputée associée à une transitivité morale, édifiante ou didactique) à leur éviction ou mise en soupçon par une littérature moderne autonomisée, jusqu’à leur retour en grâce contemporain, sous le signe d’un « tournant pragmatique » marquant le regain d’intérêt des écrivain·e·s pour les affaires mondaines. De fait, sous des modalités diverses dont il faudra faire cas, la circulation des genres prescripteurs est aussi vieille que l’activité lettrée, et donne l’occasion d’apprécier contextuellement la distance ou les chevauchements entre le discours des lettres et les autres formes du discours social. Des corpus considérés, on gagnera à interroger les degrés de mise à distance, les formes d’ironie, leurs points d’application et leurs mobiles : chez Rabelais, « l’invention d’un torchecul » par Gargantua, les prescriptions tout à la fois culinaires, médicales et morales qui entourent l’usage du Pantagruélion, montrent déjà comment ces formes se déclinent, de la reprise au détournement. Une logique analogue se retrouve plus tard dans le Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation (1919) de Pierre Louÿs, subversion érotique du manuel de bonne conduite, ou dans le Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis (1981) de Pierre Desproges.

L’incitation à l’action est portée par des genres déjà bien documentés. Outre les discours religieux et techniques — grands pourvoyeurs en la matière —, on pense aux protreptiques[3] et autres manuels de philosophie antiques, aux miroirs du prince médiévaux et, depuis la Renaissance, aux traités de civilité dont Norbert Elias a montré l’incidence dans ce qu’il appelle le « processus de civilisation[4] ». De tous ces genres, il ne s’agit pas de refaire l’histoire, mais d’observer comment les écrivain·e·s se saisissent de leurs canevas et de leur puissance illocutoire pour les mettre au service de leur démarche singulière. Les évolutions littéraires mentionnées plus haut font par exemple écho aux mutations historiques des « littératures normatives » ou des ouvrages sur la civilité. Et l’on peut à cet égard faire l’hypothèse d’un arc historique, qui irait du traité de « savoir-vivre », tourné vers les formes collectives de la vie en société, au manuel de « développement personnel », centré sur le sujet et sur l’individualité. Barthes fournit ici un important point de repère avec son séminaire intitulé Comment vivre ensemble (1976-1977), où il s’attache à la pensée littéraire de la sociabilité, mais en interrogeant surtout les façons dont l’individu peut se préserver des contraintes du collectif. Pour ce qui est du versant technique des discours programmateurs, on notera que la spécialisation disciplinaire et la vulgarisation conjointes dont ils font plus particulièrement l’objet depuis le XVIIIe siècle ont trouvé leur pendant dans la figure de l’amateur, dont la littérature raille ou célèbre les gestes : de la satire des manuels Roret et de leur mésemploi dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert aux tutoriels numériques contemporains, dont s’empare par exemple François Bon. 

Enjeux éthiques et politiques

Qu’il soit « sérieux », ironique ou subversif, le réinvestissement littéraire du manuel explore la possibilité d’un partage d’expérience, modélise un « usage du monde », même précaire ou expérimental, y compris depuis la fiction. Dans cette perspective, on pourra s’attacher à la pensée critique dont les écritures incitatrices peuvent être le vecteur. En empruntant leurs motifs aux manuels de civilité ou de développement personnel, certaines œuvres dénoncent les soubassements idéologiques de discours plus aliénants qu’émancipateurs[5]. Elles tournent en dérision, par le détournement, la recherche d’un rapport volontariste et épanoui à soi-même, et mettent en évidence sa normativité insidieuse, comme le fait par exemple Emmanuelle Pireyre dans Comment faire disparaître la terre ? (2006). En ce sens, la forme du manuel fait du texte littéraire un espace où mettre au point une pensée politique ou infra-politique — pensons à La Nouvelle Manière de faire son profit dans les lettres et au Poète courtisan (1559) de Joachim du Bellay, à l’Essai sur l’art de ramper, à l’usage des courtisans (1790) du Baron d’Holbach, à L’Art et la Manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation (1973) de Georges Perec, et, plus récemment encore, à Que faire des classes moyennes ? (2016), de Nathalie Quintane. 

On pourra aussi s’interroger sur les façons dont la littérature prescriptive réfléchit et figure les modes de subjectivation, non seulement en opposant à la recherche d’un rapport « pacifié » à soi-même et au monde des scénarios plus complexes et plus erratiques, mais aussi en suggérant ou en inventant de nouvelles façons de mettre en action et en relation les « usagers » du livre. Les « exercices pratiques » mis au point par Georges Perec dans Espèces d’espaces (1974), ceux qu’Olivia Rosenthal déploie dans On n’est pas là pour disparaître (2007), relevant des arts de mémoire, en sont autant d’exemples.

Littérature modes d’emploi

Parmi les domaines auxquels s’attachent les discours d’incitation, l’activité littéraire n’est bien sûr pas en reste. Il n’est que de penser aux arts poétiques et aux manifestes modernes qui en orientent et programment la pratique. Plutôt que de s’attacher à ces grandes formes déjà bien connues, ce dossier de Fabula-LhT voudrait faire droit à une profusion de discours programmateurs qui, depuis l’Ancien Régime sous la forme de manuels ou d’arts, et plus récemment sous celle de tutoriels ou d’ateliers d’écriture, soumettent l’écriture à des règles ou à des procédés communicables, ou en révèlent les protocoles a posteriori, à l’instar de Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935) de Raymond Roussel — discours dont les déclinaisons, au XXe siècle, ont été répertoriées par Gérard Genette dans Seuils (1987). Une autre variété de ces formes prescriptives peut être reconnue dans les œuvres qui exhibent leurs propres consignes, revendiquent le statut de didascalies ou de « partition » programmant une performance[6], ou qui, provisoirement ou non, se réduisent à leur énoncé, comme c’est le cas dans Œuvres (2002) de l’artiste conceptuel et écrivain Édouard Levé. Par un pli réflexif, l’incitation à l’action est alors redirigée vers l’auteur·ice. De tels textes appellent une réflexion sur leur régime d’adresse et de partage, sur l’usage auquel ils se destinent et se prêtent une fois passés dans les mains de lecteur·ice·s. Le questionnement pourra enfin être élargi aux essais critiques (on songe à ceux de Pierre Bayard, notamment) qui se présentent comme des discours à visée pratique : de quoi la critique littéraire peut-elle au juste rendre capable ?

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Modalités de participation

Les propositions — deux pages rédigées, accompagnées d'une bibliographie sélective et d'une courte ébauche de plan — devront être adressées avant le 15 septembre 2021 aux adresses suivantes : romain.bionda@fabula.org et jeannelle@fabula.org.

Merci de respecter les consignes de notre Note aux rédacteurs : https://www.fabula.org/lht/index.php?id=530.

Les propositions seront évaluées ensuite de manière anonyme, en double aveugle (peer review), conformément aux usages de la revue. Les auteurs et autrices seront informées des résultats mi-octobre 2021. Au printemps 2022, une journée d’étude sera organisée à l’Université Bordeaux-Montaigne, où les contributeur·ice·s pourront présenter et discuter leurs travaux. La version définitive des articles sera à rendre pour septembre 2022.

 

Notes

[1] Algirdas Julien Greimas, La Soupe au pistou ou la Construction d’un objet de valeur, Paris, Groupe de recherches sémio-linguistiques, 1979, repris dans id.Du sens. Essais sémiotiques, II, Paris, Seuil, 1987, p. 157‑169.

[2] « Alors que les récits produisent un sens qui reste toujours à interpréter, les textes d’incitation à l’action doivent seulement être compris. Ils assistent, facilitent et guident la réalisation d’une tâche déproblématisée par la notice et les instructions procédurales, le tout se déroulant dans une temporalité linéaire, simplifiée. » (Jean-Michel Adam, Les Textes : types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2017, p. 264.)

[3] Voir notamment Sophie Van der Meeren, « Le protreptique en philosophie : essai de définition d’un genre », dans Revue des études grecques, vol. 115, n° 2, 2002, p. 591-621.

[4] Norbert Elias, La Civilisation des mœurs (1939), trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1969.

[5] Voir à ce sujet Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Paris, Seuil, 2012, et id. et Edgar Cabanas, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018.

[6] Voir à ce sujet la récente journée d’études intitulée « Partition, scripts, énoncés performatifs. La consigne dans l’art : quand l’œuvre est une instruction », organisée à Rennes 2 par Garance Dor et Damien Dion : https://www.fabula.org/actualites/journees-d-etudes-partitions-scripts-enonces-performatifs-la-consigne-dans-l-art-quand-l-oeuvre_94253.php.