Essai
Nouvelle parution
Patrick Chamoiseau, Que peut Littérature quand elle ne peut ?

Patrick Chamoiseau, Que peut Littérature quand elle ne peut ?

Publié le par Marc Escola

Aujourd’hui, pour questionner les littératures dans leur rapport au monde, donc à chaque être vivant, il serait indécent de ne pas considérer toutes les oppressions : Palestiniens, Tibétains, Ouïghours, Rohingyas, Tutsis, Kurdes, Ukrainiens, Haïtiens, Syriens, peuples-nations effacés dans l’Outremer français...

Je les vois et les nomme un à un au cœur en apparence bien impuissant de nos littératures !...

Extrait : "Aujourd’hui, puisqu’il nous faut questionner les littératures dans leur rapport au monde, donc à chaque être vivant, il serait indécent de parler d’autre chose que de l’irruption de l’extrême droite au pays de Montaigne, ou du génocide à ciel ouvert perpétré à Gaza. Il serait tout aussi bien honteux de ne pas affirmer l’irréductible intégrité de l’Ukraine pour la santé de l’Europe, et pour celle de cet autre monde que nous devons imaginer.

Je parlerai donc, ici, des littératures, mais en présence de la situation française ; et en ample proximité avec les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie, de ceux d’ici, de ceux d’ailleurs, qui peuplent des refuges, qui endurent des exils. Rien de leurs désarrois, de leurs cris, de leurs enfants broyés, aucune de ces outrances dont ils furent victimes ou qu’ils supportent encore, ne sera oublié. Du monde que nous avons à faire, je les vois en blason. 

Auprès d’eux – restitués à leur terre, institués en un État laïque – je garde l’idée d’une nation d’Israël qui, avec ses morts et ses souffrances, et au nom de sa mémoire elle-même, et donc plus que toute autre nation, s’inscrirait, en saine laïcité, dans la légitimité juridique mondiale et le couperet de ses sanctions ; et qui se montrerait soucieuse des autres peuples, soucieuse du respect de la vie et de sa dignité ; et qui fonderait sa nécessaire sécurité sur les vivre-ensemble inédits, complexes, généreux, à mettre en œuvre dans ce monde autre, cet autre monde, qu’il nous faut désirer.

Mais il serait inadmissible, sous cette arche offerte aux littératures, de ne pas se maintenir en présence des Tibétains et des Ouïghours en Chine, des Rohingyas en Birmanie, des Tutsis au Burundi et au Rwanda, des Kurdes en Syrie, en Irak, en Turquie, des Peuples originels dans les Amériques et dans leurs archipels… tous ceux-là, en souffrance, en danger, et tant d’autres !

Haïtiens abandonnés, Syriens oubliés, Libanais délaissés, musulmans stigmatisés, Africains exploités, Kanaks dépouillés, Mahorais emportés dans une dés-archipélisation morbide, Antillais et Guyanais noyés dans l’étouffoir d’un « outre-mer » français où les vestiges coloniaux insultent ce qui subsiste de la vieille République… Même les ultimes forces progressistes de l’Hexagone trouvent normal que la France possède encore des « outre-mers », admettant ainsi que des peuples-nations différents, surgis de la jonction des expériences humaines, soient niés dans leurs singularités propres, et réduits par là même à ne pas mobiliser, dans la matière du monde, leurs inédites ressources. Je les nomme un à un, les appelle tous, en ce qu’ils sont, ici, là même, avec moi, parmi nous ! 

Et, puisque notre affaire sont les littératures, il serait indécent, devant vous, dans cette ville de Strasbourg devenue à son tour capitale du sensible1, de ne pas être habité des devenirs qui appartiennent au monde que nous avons à inventer : je parle des devenirs empêchés de la situation-nègre, de ceux de la situation-femme, de la situation-LGBT avec ses fluidités, de ceux de ces minorités, de ces minorations, dont nous avons, chacun précisément, charge d’émancipation vers l’aurore des devenirs du monde, cet en-commun de nos devenirs-monde. L’accomplissement de ces devenirs est une urgence commune, un « nous » très large auquel nous – artistes du langage – avons charge d’assurer le renfort des plus libres propulsions esthétiques. 

Enfin, puisque nous sommes en Europe, si près du cimetière qu’est devenue la Méditerranée – et qui rejoint pour moi cet autre cimetière, celui de l’Atlantique, cimetière oublié qui se souvient encore des déchirures de la Traite négrière –, il serait indécent de ne pas convoquer un vaste désir-imaginant du monde, sans doute du monde que nous avons à faire, ouvert, mobile, un monde relationnel vers lequel nous avons tous à cheminer, à l’instar de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui, jour après jour, se noient dans la honte de vos indifférences, se fracassent au vif de vos frontières, s’écrasant sur vos murs, défiant vos barbelés, épelant les alphabets de l’opprobre, de l’offense, de la mort, dans des eaux soudainement barbares, sur des rives inhospitalières qu’on ne dirait pas civilisées mais que régentent pourtant des lois de la conscience commune. La Méditerranée est un immense sépulcre. On y meurt, on y laisse mourir, on y regarde mourir, on tolère un océan de déchéances imposé à des hommes, des femmes, des enfants, et dans lequel, où que l’on soit, où que l’on aille, on se retrouve à patauger sans aucune innocence. Rien de notre actuel niveau de conscience, de nos connexions démultipliées ou de nos transcendances concernant les questions de l’Humain ne parvient à échapper à cela, ni à s’y opposer. Ces migrants nous fixent. Ils nous ordonnent un autre monde que nul ne saurait refuser. […]"