Édition
Nouvelle parution
Francis Lemuel, Les évincés

Francis Lemuel, Les évincés

Publié le par Marc Escola

Il est des textes inclassables. Au confluent de la littérature francophone et de l’art brut à ses balbutiements, Les évincés est de ceux-ci.

En 1905, Marc Christin, chroniqueur pour divers journaux en Suisse romande et à Paris, faussaire récidiviste, fréquent résident – par condamnation pénale – de l’asile de Cery à Lausanne, publie sous le pseudonyme de Francis Lemuel une autofiction sur son expérience en milieu asilaire : Les évincés.

Passionnant en lui-même, ce récit jamais réédité jusqu’à ce jour n’est pas seulement le témoignage d’un homme de lettres, mais également le résultat d’une approche alors nouvelle en psychiatrie : laisser s’exprimer les personnes internées pour mieux les comprendre, et mieux les traiter. L’art brut émerge peu à peu, et n’a pas encore de nom. Mais la rédaction des Évincés s’inscrit dans un contexte plus large encore : celui du combat pour une réforme des pratiques pénales, qui tiendrait compte de l’état psychique des accusés.

Littérature, psychiatrie, justice pénale, art brut… Marco Cicchini, docteur en histoire moderne à l’université de Genève, revient sur cette époque charnière qui a vu naître Les évincés, et sur le parcours rocambolesque de son auteur. Publiée en 2022 dans la revue Criminocorpus, l’étude qu’il a consacrée aux Évincés vient donner ici tout son relief aux « pages vécues » de Marc Christin.

Francis Lemuel est l’un des pseudonymes de Marc Christin. Né en 1861 dans le canton de Vaud, il étudie le droit durant trois ans avant de se consacrer à l’écriture. Écrivain au succès éphémère, il recourt à la fraude pour renflouer ses finances, à un rythme si régulier que les juges finissent par voir dans ses pratiques un signe de déséquilibre mental. Il décède à l’asile de Cery en 1916, à l’âge de 55 ans.

On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un billet de Ph. Artières sur cette édition :

"Les évincés est un livre très singulier écrit par un écrivain tout aussi singulier, Marc Christin (1861-1916), qui le publie en 1905 sous le pseudonyme de Francis Lemuel. C’est un récit fictif sur la vie quotidienne dans un asile psychiatrique suisse, l’asile de Trênes. Ce dernier est en tout point semblable à celui dans lequel Christin est lui-même interné, l’asile de Céry, inauguré en 1873, proche de Lausanne. Rien de très curieux, me direz-vous, mais là où l’objet est pour le moins étrange, c’est lorsqu’on apprend à la lecture de la présentation de Marco Cicchini, le ré-éditeur aux éditions Florides Helvètes, que si Marc Christin a été placé, au début du XXe siècle, pendant plusieurs années dans cet établissement de santé, c’est qu’il souffrait d’une « déséquilibration mentale » qui a fait de lui un escroc récidiviste, maitre dans l’art de la fraude, de la fabrication de faux papiers, de fausses lettres et de faux manuscrits. L’activité de faussaire est jugée « pathologique » par les experts et l’on cesse de le remettre en détention après chacun de ses délits, préférant l’interner.

Ce récit, qui met en scène tout un ensemble de personnages, les uns soignants, les autres patients, semble participer lui aussi de ce goût du faux. Un personnage est au centre de ce jeu, c’est M. Calmet, un des asilés, qui avait pris l’habitude, dès le début de son internement, d’écrire non pas un journal régulier de sa vie, travail que, malgré son amour du document – en tant que professeur d’histoire –, il ne prisait guère, mais de petits croquis, des impressions, des « choses vues » dont il comptait tirer parti plus tard. Et Christin de reproduire de longs passages de ce vrai-faux journal à la fin du volume. Le jeu de miroir brisé se complexifie encore avec, au sein du livre, la publication d’écrits de pensionnaires accompagnés de la reproduction en fac-similé de certains spécimens (un persécuté, un délirant…) ; cette petite clinique de l’écriture a un statut complexe car, en l’absence de conservation du manuscrit original, on peut très bien faire l’hypothèse que ces documents sont eux aussi des faux. Les archives du dossier médical qui ont été conservées, à savoir le discours du soignant, indiquent pourtant que la rédaction est jugée par le médecin-directeur de l’asile de Céry comme une activité des plus louables. Ainsi, tout se passe comme si Christin poursuivait son escroquerie générale avec l’accord de son psychiatre.

Le plus troublant dans cette drôle d’histoire est qu’aujourd’hui, pour les historien.ne.s de la psychiatrie, ce texte est une formidable source pour comprendre la réalité asilaire : une archive plus vraie que nature." — Philippe Artières