
Colloque « Paysage et mémoire en partage »
Organisateurs et organisatrices :
Virginie Actis (Sorbonne Université- VALE) ; Luba Jurgenson (Sorbonne Université, Laboratoire EUR’ORBEM) ;
Olivia Lewi (Sorbonne-Université- STIH), Bertrand Pleven (Sorbonne-Université),
Les 26 et 27 septembre 2023
INSPE de Paris, 10 rue Molitor, 75016 Paris.
Voir le détail du programme ci-dessous
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Le lien entre paysage et mémoire est ancien dans la culture occidentale et s’est vu problématisé de manière féconde par différents champs du savoir au cours de ces trente dernières années. La réflexion a d’abord été ouverte par les sciences humaines. Elle a ainsi conduit des disciplines telles que la géographie et la philosophie à s’intéresser au paysage comme élaboration du sujet dans une perspective phénoménologique (Besse, 1988 ; Schama, 1995 ; Collot, 2011). Sur fond de débats autour de la « crise du paysage » (Cloarec, Collomb, Kaolara, 1989), ethnologues et géographes ont renouvelé les catégories de l’analyse paysagère classique de manière à repenser l’idée même de paysage en fonction des nouveaux environnements que la technique construit. Du côté de l’histoire, Pierre Nora a contribué à mettre au jour, par la problématique des « lieux de mémoire » (1985-1992) le débat autour des questions mémorielles. Mémoire et paysage deviennent dès lors des objets de la réflexion historique et l’entreprise de l’historien pour penser leur articulation complexe a trouvé un écho considérable auprès de démocraties soucieuses de faire « devoir de mémoire ». Dans le champ de l’histoire culturelle et littéraire, les « trauma studies » qui ont théorisé la présence du refoulé traumatique dans la littérature et les disciplines artistiques ont aussi conduit à faire de la valeur mémorielle un élément fondateur de notre société. Pour Michel Collot, l’expression « paysage mémoriel » qui découle de ces nouvelles configurations éthiques et épistémologiques serait le signe « d’une mutation profonde des mentalités » (2011) propre à la fin du XXème siècle.
Ce colloque se propose de contribuer à une réflexion pluridisciplinaire sur le regard paysager dans la manière dont il se construit et s’agence avec le mémoriel tout en prenant en compte la polysensorialité d’une appréhension (Besse, 2018) qui ne peut se limiter à la seule perception visuelle. Il s’agit de prolonger, du point de vue artistique, épistémologique, scientifique et didactique, l’investigation sur les modalités de « faire paysage », dans le temps plus ou moins long et les espaces plus ou moins profonds des construits mémoriels, et ce, au-delà de la dualité sujet/objet.
Riche des perspectives ouvertes par les travaux qui le précèdent, le colloque « paysage et mémoire en partage » souhaite explorer la dimension dynamique de la relation entre ces deux constructions subjectives. Comme le rappelle très justement Philippe Mesnard (2021) : « le paysage est à la nature ce que la mémoire est au passé ». Autrement dit, c’est la rencontre entre une symbolisation du perçu, de l’éprouvé et du remémoré ainsi que les limites de cette symbolisation que nous voulons interroger. De fait, il ne s’agira pas tant de considérer le paysage comme l’incarnation d’une mémoire individuelle ou collective que de mettre en tension ces deux construits subjectifs que sont le paysage et la mémoire à l’aune des vécus, des discours, des rapports de force et des conflits qui les structurent et dont ils sont l’expression.
En tant que perception sensorielle et matrice des imaginaires, le paysage est nécessairement traversé par les motions conscientes ou inconscientes de l’instance qui le perçoit et qui en organise le sens. Espace dynamique et mouvant, il ne peut figer une mémoire qui serait en attente de représentation (trouve-t-elle à s’incarner dans les empreintes, les traces, les ruines, ou le monument). Valoriser un rapport entre paysage et mémoire qui soit placé sous le signe de l’illusion référentielle, n’est-ce pas courir le risque de ne pas interroger la mémoire et les discours qui la sous-tendent ? Autrement dit, n’est-ce pas dissoudre le regard dans la contemplation esthétique et partant, faire écran – par le geste de la sidération – à toute possibilité d’un travail de/ sur la mémoire ? Car le paysage est une préférence sensible et à ce titre, il renvoie à des choix d’existence, des entrelacs de discours d’horizons divers ; il subit l’influence de stéréotypes esthétiques, culturels, de considérations d’ordre politique, sociologique, économique, éthique. L’on voit dès lors comment le paysage, « espace plastique », comme le définit Michel Collot peut être à la fois le lieu « d’une répétition infinie de stéréotypes » ou au contraire, « l’occasion d’une invention permanente des significations ».
En intitulant ce colloque « paysage et mémoire en partage », nous voulons reconsidérer l’articulation entre le paysage et la mémoire en plaçant cette ambivalence au cœur de notre réflexion. Puisque le paysage et la mémoire font signe et se font signes dans le cadre de systèmes représentationnels qui structurent leur organisation réciproque, c’est à l’aune de la variété de ces discours et des disciplines qui peuvent les penser que nous interrogerons leur relation.
Axe 1 : Lire la relation paysage-mémoire, « le paysage empreinte et matrice » (Sgard, 2018)
Cet axe s’intéressera à dresser une typologie possible des matérialités paysagères (paysage patrimonialisé, circuits touristiques, paysages du quotidien…) dans leur relation avec le mémoriel. En effet, « Les mémoires habitent les paysages de diverses manières : dans les tréfonds et les replis des sols, elles affleurent à la surface et tracent, plus ou moins vite et plus ou moins loin les contours de notre humanité » (Chevalier, 2016). Alors de quels paysages et de quelles mémoires parle-t-on ? Et surtout, quel degré de visibilité et lisibilité les paysages entretiennent-ils avec la mémoire ? Comme le suggère Anne Sgard, le paysage est « potentiellement partout, et les mémoires individuelles, familiales, collectives, à toutes les échelles, recherchent des points d’ancrage dans des paysages, banals ou exceptionnels selon leur intentionnalité ». C’est précisément cette intentionnalité dans une perspective dialogique avec le paysage que l’on cherche à investir par différents terrains, supports, expériences, points de vue disciplinaires ou transdisciplinaires mais en portant, également attention au champ notionnel susceptible de traduire les relations paysage-mémoire.
Axe 2 : Dire le paysage, dire la mémoire : paysage et mémoire en tensions
Cet axe se propose de réfléchir à la production des paysages de mémoire et aux enjeux sous-jacents qui lui sont associées afin de faire l’expérience d’un partage du sensible tel qu’il est envisagé par J. Rancière (2000). Par quel procédés un paysage devient-il investi de mémoire ? Quelles sont les mécanismes sociologiques, politiques et esthétiques concourant à l’invention et l’investissement mémoriel du paysage traversé lui-même de multiples possibles ? L’objectif est de prendre en compte les dimensions poétiques, politiques et conflictuelles de la relation mémoire/paysage.
Axe 3 : Faire paysage/ faire mémoire : Pour une appréhension dynamique du paysage mémoriel.
Ce troisième axe vise à saisir sur le vif la manière dont on habite conjointement paysage et mémoire, notamment à travers les corps, dans une perspective non-représentationnelle ou « transhumante » pour reprendre l’expression d’H. Lefèvre (1974). Quelles places/espaces les paysages mémoriels ménagent-ils pour ceux qui les contemplent ? Dans quelle mesure est-il possible d’introduire, dans l’espace vacant de l’interaction entre paysage et mémoire, des interstices de liberté, de jeu, qui sont autant d’indices d’une appropriation par le sujet, par la communauté, de sa mémoire ? Comment échapper, par l’appréhension polysensorielle du paysage à l’effet de sidération que produit la contemplation du paysage, dans l’après-coup de la catastrophe ?
Axe 4 : Enseigner paysages/mémoires
Cet axe cherche à valoriser l’approche sensible en formation et dans l’enseignement, approche qui permet de construire de nouveaux regards sur la relation entre paysage et mémoire.
Edmond Cros (2005) propose de définir le « sujet culturel » comme une notion recouvrant sans s’y superposer exactement le sujet idéologique et le sujet transindividuel. L’intérêt de la notion est qu’elle permet de prendre en compte la dimension individuelle et collective. Le sujet culturel est à la fois au croisement de la formation de la subjectivité et des processus de socialisation.
Comment dès lors permettre aux élèves ou aux étudiants de se former comme sujet culturel en abordant les questions mémorielles et paysagères dans une tension dynamique entre parcours individuel et réception collective ? Quels dispositifs proposer en formation ou dans les classes du 1er et 2nd degré pour permettre aux étudiants, aux élèves de se confronter à l’altérité en travaillant sur les problématiques du paysage et de la mémoire par une approche sensible ? Travailler avec les ressentis en accueillant une parole sensible et en provoquant des échanges afin d’inviter les apprenants à mener une réflexion sur leur propre trajectoire, la confronter aux autres et se former comme sujet culturel.
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Programme :
Mardi 26 septembre 2023
9h-9h30 : Accueil des participants
9h30-9h45 : Ouverture de la journée par les organisateurs et par Alain Frugière, directeur de l’INSPE de Paris.
Modératrice : Virginie Brinker
· 9h45- 10h30 : · Svetlana Gorshenina, directrice de recherches CNRS, Cultures et société d'Europe orientale, balkanique et médiane (Eur'ORBEM), Luba Jurgenson, professeur, Sorbonne Université/Eur'ORBEM, Irina Tcherneva, chargée de recherche CNRS, Eur'ORBEM:
« Paysage-témoin. Montrer la mémoire des violences extrêmes dans le paysage »
· 10h30-11h15 : Geneviève Di Rosa, INSPE Paris, Sorbonne-Université : « De l’émergence de paysages picturaux et littéraires à l’invention de rapports mémoriels au paysage dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau ».
· 11h15-12h : Virginie Actis, INSPE Paris, Sorbonne-Université : « Mémoire de paysages melvilliens dans l’œuvre de Yannick Haenel ».
Modérateur : Eric Hoppenot
· 14h- 14h45 : Virginie Brinker, MCF, Université de Bourgogne : « Paysages rwandais du génocide, stratégie analogique et esthétique de la suggestion »
· 14h45-15h30 : Bertrand Pleven, INSPE Paris, Sorbonne-Université : « Paysage et mémoire en passage : ciné-géographie de Tariq Teguia ».
· 15h30-16h15 : Géraud Létang, Professeur agrégé et docteur en histoire, chargé de recherche et d’enseignement au Service Historique de la Défense (Vincennes) : « La mémoire des guerres comme fabrique des paysages : l'exemple de l'Ile-de-France »
- Mémoire en partage : Entretien avec le journaliste américain Makana Eyre au sujet de la récente parution de son livre Sing Memory, The Remarkable Story of The Man Who Saved The Music of the Nazi Camps.
Mercredi 27 septembre 2023
9h30-10h15 : Fabrice Delsahut, MCF, INSPE Paris, Sorbonne-Université : « Corps, territoire et paysage dans les cultures amérindiennes »
Paysage et mémoire en transmission
Table ronde présidée par Anne-Sophie Molinié, Directrice adjointe de l'INSPE de Paris.
10h30-12h30 : Présentation des différents projets et discussion.
· Olivia Bihouis, formatrice en arts plastiques, chargée de mission pour l’action culturelle, INSPE Paris- Sorbonne Université : « Lorsque le paysage et la mémoire sont étroitement compressés : autour du projet de création de valises-musées »
· Bertrand Pleven et Olivia Lewi, INSPE Paris – Sorbonne Université : « Autour du projet artistique et culturel, Paysage et mémoire en partage »
· Thomas Tully, formateur en SVT, INSPE Paris – Sorbonne Université : « Enseigner à partir de paysages porteurs de mémoires en SVT »
· Carine Ramella, directrice de l’enseignement du centre pénitentiaire de Toulon La Farlède : « Paysage et mémoire : récit d’une expérimentation en milieu carcéral ».
Modératrice : Olivia Bihouis
Regards d’artistes
· 13h30-14h15 : Eric Hoppenot, INSPE de Paris- Sorbonne Université- Collège International de Philosophie : « Fragments, paysage et mémoire. Empreintes et restes de catastrophes dans l'œuvre de Pascal Convert »
· 14h15-15h : Dana Arieli, Professeure, Photographe, « Lieu de mémoire dans The Phantoms project »
· 15h30- 16h : Emmanuel Gatti à propos de son œuvre, Fragile Memories, Graveur.
· 16h- 16h30 : Discussion
17h : Vernissage de l’exposition « Paysage-témoin »
C’est à la mémoire des violences de masse et des grandes catastrophes telle qu’elle s’est déposée dans les forêts, les fleuves, les pierres, la mer ou les murs et les pavés des villes, que sera dédiée cette exposition. Les traces en sont disséminées à travers la planète, dans les paysages amé nagés, ruraux et urbains, ou sauvages : la mémoire des violences façonne l’expérience quotidienne de l’espace au présent dans son rapport complexe à un passé souvent enfoui, et elle questionne ce qu’il en adviendra.
Aux œuvres d’artistes feront face, en dialogue ou en écho, les réalisations des étudiants de M1 MEEF de l’APAC Paysage et mémoire en partage mené en 2022-2023.
Commissaires : · Svetlana Gorshenina, directrice de recherches CNRS, Cultures et société d'Europe orientale, balkanique et médiane (Eur'ORBEM), Luba Jurgenson, professeur, Sorbonne Université/Eur'ORBEM, Irina Tcherneva, chargée de recherche CNRS, Eur'ORBEM.
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Bibliographie
Bailly, Jean-Christophe, 2015, Le Paysage-mouvement Paris, Ed. La Villette.
Besse, Jean-Marc (dir.), 1988, « Écrire le paysage », Revue des Sciences humaines.
Besse, Jean-Marc, 2010, « Le paysage, espace sensible, espace public », META : Research in hermeneutics, phenomenology, and practical philosophy, vol. II, n°2, p. 259-286.
Chevalier, Dominique, 2016/2, « Patrimonialisation des mémoires douloureuses : ancrages et mobilités, racines et rhizomes », Autrepart n° 78-79, p. 235-255
Chevalier, Dominique, 2017, Géographie du souvenir. Ancrages spaciaux des mémoires de la Shoah, préface de Denis Peschanski, Paris, L’Harmattan.
Cloarec, Jacques, Collomb Gérard, Kalaora Bernard, 1989, « Crise du paysage ? », Ethnologie française, n°3, T.19, Presses Universitaires de France.
Collot, Michel, 2011, La Pensée paysage, Paris, Actes Sud.
Collot, Michel, 2014, Pour une géographie littéraire, Paris, Corti.
Cros, Edmond, 2005, Le sujet culturel, sociocritique et psychanalyse, Paris, L’Harmattan.
Halbwachs, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF, 1925.
Didi-Huberman, Georges, 2002, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg. Paris, Éd. de Minuit
Jurgenson, Luba (dir.), « La mémoire se fond-elle dans le paysage ? », Mémoires en jeu, n° 7, Été-Automne 2018, 146 p., Paris, Kimé
Jurgenson, Luba, Mesnard, Philippe (dir.), « Paysages de mémoire », Mémoires en jeu, n° 11, Été 2020, 146 p., Paris, Kimé.
Lazzarotti, Olivier, 2015, Des lieux pour mémoires, Paris, Armand Colin.
Lefebvre, Henri (2005, 1ère éd. 1974), La production de l’espace, Paris, Economica
Lussault, Michel (2007), L’homme spatial : la construction sociale de l’espace humain, Paris, Seuil
Nora Pierre (dir.), 1997, Les Lieux de mémoire, [1984-1992], Paris, Gallimard, 3. Vol.
Piveteau, Jean-Luc, 1995, « Le territoire est-il un lieu de mémoire ? », L’Espace géographique, vol. 24, n°2, p. 113-123.
Rancière, Jacques, 2000, Le partage du sensible, Esthétique et politique, Paris, La Fabrique.
Rancière, Jacques, 2020, Le temps du paysage : Aux origines de la révolution esthétique, Paris, La Fabrique.
Ricoeur, Paul, 2014, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil.
Roger, Alain, 1997, Court traité du paysage, Paris, Gallimard.
Schama, Simon, 1995, Le Paysage et la mémoire, Paris, Le Seuil.
Sgard, Anne, 2007, « Mémoires, lieux et territoires », in Dodier R., Rouyer A. et Séchet R. (dir.), Territoires en action et dans l’action, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 105-117.
Revue Mémoires en jeu, n° 7 (2018), Dossier « La mémoire se fond-elle dans le paysage ? », Éditions Kimé
Revue Mémoires en jeu n°11 (2020), Dossier « Paysages de mémoire », Éditions Mémoire des signes.
Revue Mémoires en jeu n°18 (2023), Dossier « Mémoires in situ », Éditions Mémoire des signes.