Essai
Nouvelle parution
Matilde Manara, L’Intelligence du poème. Lyrisme et pensée chez Valéry, Rilke, Stevens et Montale

Matilde Manara, L’Intelligence du poème. Lyrisme et pensée chez Valéry, Rilke, Stevens et Montale

Publié le par Université de Genève

À travers un corpus de quatre auteurs en quatre langues différentes (Paul Valéry, Rainer Maria Rilke, Wallace Stevens, et Eugenio Montale), ce livre explore la relation entre modes d’écriture et modes de pensée dans la poésie moderniste.

Extrait de l'Introduction :

Le titre L’Intelligence du poème, choisi pour ce livre, reprend et modifie le titre d’un texte de Christophe Tarkos, La poésie est une intelligence. Cette affirmation péremptoire est placée en ouverture d’un poème décrivant une scène de préparation à l’écriture :

La poésie est la pensée humaine. 
Le poète est intelligent. Il prépare la pensée difficile. La pensée est engoncée, dure et pâteuse, le poète la masse, l’amollit, la réchauffe. Il entraîne l’intelligence à sortir de son engourdissement, il entraîne sa tête, les membres de sa cervelle, sa nuque et ses dix doigts à sortir. Il veut se désincruster. Il décortique la bouche et rogne le bras droit de son maître. Il s’entraîne à bouger la tête à l’intérieur de la pensée.
Le poète prépare sa pensée.
L’intelligence ne sort pas d’elle-même. Il masse le crâne, il entraîne sa vision de voir au-delà de ce qui, tari, se colle, séché, dans les plis de la pensée, il déchire son ventre. Il ne se lance pas sans préparation, le poète est intelligent, le poète va entrer dans la pensée difficile. Le poète, mouvant, se déplace dans l’espace, il s’entraîne d’être, pensant, il se pare à translater les images.
Le poète se prépare pour penser.
Il se laisse tomber dans les escaliers, il laisser tomber un filet de sable, un filet de riz fin, un filet de poudre de biscottes écrasées à la masse, il tombe de haut, il laisse échapper les kilos des sacs, il tombe des chaises, tombe des tables, tombe des arbres, il s’abandonne à tomber. La poésie est l’intelligence même, en train de naître[1].


À la fois ironiques et sérieuses, ces règles de conduite nous encouragent à réfléchir au rapport que la pensée, notion « dure et pâteuse », difficile à manipuler sans l’enfermer dans des définitions abstraites, entretient avec le poème, objet concret, doté d’une forme et d’une consistance propres. La médiation entre les deux est assurée par le poète : un sujet individué, qui s’efforce de mettre le langage lyrique en situation (« le poète, mouvant, se déplace dans l’espace ») et, par là, de le rendre actuel (« il veut se désincruster »). L’intelligence, nous avertit cependant Tarkos, « ne sort pas d’elle-même » du poème, mais émerge au bout d’un long processus qui demande à la fois de la maîtrise (l’accès à la « pensée difficile ») et de l’abandon (les chutes du poète et de ses objets). Pour bien réussir dans cette entreprise, il lui est donc nécessaire de suivre un entraînement spécifique et potentiellement dangereux : la pensée dont il doit s’apprêter à « déchire[r] le ventre » n’est rien que la sienne.

Ce livre étudie la manière dont Paul Valéry, Rainer Maria Rilke, Wallace Stevens et Eugenio Montale poursuivent un tel entraînement. Chez ces auteurs, éloignés dans le temps de Tarkos mais précédant ses préoccupations, le poème est conçu comme un moyen de soustraire la pensée au tarissement auquel l’exposent les schémas fixes et les raisonnements préétablis en vigueur dans d’autres domaines de l’expérience. Comme le suggère le texte que nous venons de lire, cette opération relève moins de la connaissance que de l’intelligence, moins de la théorie que de la pratique. Ce n’est qu’en agissant à la fois à l’intérieur et en marge du poème que Valéry, Rilke, Stevens et Montale peuvent réfléchir à la relation que ce dernier entretient avec la pensée. Un tel choix les écarte tout autant des visions offertes par les savoirs positifs comme la linguistique ou la psychologie (mais aussi, dans une certaine mesure, par la philosophie), que de celles préconisées par les savoirs « négatifs » et notamment par cette branche de la critique qui signe le divorce entre littérature et vérité, fût-ce cette vérité d’une toute autre espèce que celle des sciences. Étant donné que les stratégies mises en place par nos auteurs se déploient à la fois à l’intérieur et en dehors de l’espace littéraire – et que cette frontière, nous le verrons, est particulièrement brouillée à l’époque qui fait l’objet de notre analyse –, s’y intéresser implique de s’interroger sur les conditions qui ont fait que le poème a fini par entretenir un rapport aussi privilégié que conflictuel avec la pensée. Cela permet de montrer que le découpage de ses frontières et son inscription dans un classement hiérarchisé des savoirs ne sont intemporels qu’en apparence. L’histoire du poème est marquée par les mêmes effets de rupture et de réagencement que ceux auxquels sont soumis, souvent a posteriori, tous les discours, et qui les conduisent tantôt à revendiquer leur autonomie, tantôt leur dépendance les uns vis-à-vis des autres.

[1] Christophe Tarkos, ≪ La poesie est une intelligence ≫, Écrits poétiques, Paris, P.O.L., 2008, p. 57.