Hommage à André Miquel, in memoriam, par Amel Aït-Hamouda
André Miquel (1929-2022), l’un des plus éminents connaisseurs et défenseurs français de la civilisation arabo-musulmane nous a quittés en décembre 2022 à l’âge de 93 ans.
Son amour pour l’Autre était au centre de ses activités scientifiques, administratives et littéraires. Professeur honoraire du Collège de France, ancien administrateur général de la Bibliothèque nationale de France, commandeur de l’ordre des Art et des Lettres, André Miquel s’est éteint le 27 décembre 2022 à l’âge de 93 ans.
Homme d'érudition, Miquel a tissé des cultures et bâti avec bravoure et bienveillance pendant plus d’un demi-siècle des ponts de lumière et de savoir entre l’Orient et l’Occident.
Prodigieux administrateur, il a su rénover avec grâce deux hautes institutions françaises de culture, le Collège de France et la Bibliothèque nationale de France (BnF).
Fabula rend hommage à la vie plurielle de ce fin spécialiste de langue et de littérature arabes.
Langue arabe : rencontre hasardeuse et boussole d’un itinéraire de vie
Rien ne prédestine un latiniste à rencontrer la langue arabe au point d’en faire une vocation. Pourtant, André Miquel fera de cette dernière sa raison et sa passion.
Baigné dans un village languedocien à Mèze (Hérault), sur les rives de l’étang de Thau, auprès de parents instituteurs résolument laïcs, sa première fenêtre sur le monde s’ouvre grâce au concours général de géographie qu’il remporte. Primé en 1946 d’un séjour méditerranéen de la Corse au Maghreb, l’adolescent est ébloui par les nouveaux paysages contemplés dont la curiosité précoce l'abîme dans la lecture du Coran.
Mais c’est particulièrement en arpentant la rue d’Ulm que sa passion pour la langue d’Al-Mutanabbi se dessine.
En effet, après une khâgne en lettres classiques et l'agrégation de grammaire (française) en 1953, le normalien souhaite se tourner vers la langue persane. Cependant, son professeur aux Langues orientales, l’iranologue Henri Massé (1886 – 1969 ) le conseille de s’inscrire en lettres arabes pour un débouché professionnel plus propice. Miquel s’oriente ainsi vers celui qui deviendra son maître, l’islamologue et l’arabisant, Régis Blachère (1900-1973). Vint depuis, la genèse de son projet de vie.
La même année, l’étudiant obtient une bourse d’un an (1953-1954) à l’Institut français d’études arabes de Damas pour réaliser son mémoire sur l’étude des textes de géographes arabes du Xe siècle tout en assurant des cours de philologie française, à Beyrouth au Liban.
De retour en France et après avoir achevé son service militaire en 1955, Miquel pense pertinent d’entamer une carrière au Quai d’Orsay. D’abord en Éthiopie où il est nommé secrétaire général de la Mission culturelle et archéologique française (1955-1956), à Addis-Abeba.
Puis revient au corps enseignant dans le secondaire au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. Il n’y reste qu’un an, car appeler à enfiler le costume de diplomate au secteur Afrique-Asie à la direction générale des relations culturelles et techniques (1957-1961). Après, direction Égypte pour diriger la mission universitaire et culturelle française en République arabe unie (1961-1962).
Au Caire, l’intellectuel se voit emprisonné injustement de novembre 1961 à avril 1962, pour accusation d'espionnage et d’atteinte à la sécurité de l’État.
Torturé pendant cinq mois dans les geôles de Nasser (1918-1970) et libéré après les accords d’Évian sans aucune explication, Miquel est convaincu des finalités humanistes de la recherche académique et décide dès lors de dédier sa vie à la littérature arabe et au savoir. Dorénavant, l’Orient se transforme entièrement en une boussole d’écriture et de recherche.
« Je voulais d'ailleurs revenir à l'enseignement et à l'écriture. Dans quelle spécialité ? L'arabe ? Je pensais en avoir perdu le goût. Le latin et l'allemand me tentaient. Et puis non ! Pour prouver que je n'étais pas un comploteur, j'ai maintenu l'arabe. Et, puisque l'arabe contemporain m'était fermé, j'ai repris l'arabe classique et retrouvé cette bonne vieille thèse d'État, toujours en chantier. »
Revitaliser le Collège de France et la BnF
Après avoir mis un terme à sa carrière de diplomate, l’historien reprend aussitôt sa thèse initiale qu’il soutient en 1967 et dont le travail donne naissance à quatre tomes de La Géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIe siècle.
Après mai 1968, le maître de conférences enseigne à Paris VIII (1968-1970) où il espère redynamiser les sciences sociales, en vain. Après quoi, il rejoint Paris III (1970-1976).
Élu professeur au Collège de France, l’illustre établissement d'enseignement et de recherche institué par François 1er, Miquel occupe la chaire de Langue et littérature arabe classiques jusqu’à sa retraite, en 1997.
Lors de sa leçon inaugurale en 1976, l’érudit dresse un tableau de l’état des connaissances du Coran, de la langue arabe et de sa littérature classique, une conférence qui promet d’impulser un nouvel élan à la langue et littérature arabe en Occident.
Par ailleurs, le spécialiste possède une autre corde à son arche : un sens méticuleux pour l’administration. Cette qualité conduit l’ancien président français François Mitterrand (1916-1996) à lui confier les clefs la Bibliothèque nationale de France, en plein effervescence et sera administrateur général de la BnF de 1984 à 1987.
Puis, nommé par l’ancien ministre de la culture et actuel président de l’IMA, Jack Lang pour une mission auprès du ministère de l’Éducation nationale sous le ministre, Lionel Jospin afin de mettre en lumière la situation des bibliothèques universitaires françaises. Elle se conclut par la publication en 1989 du Rapport Miquel ainsi que la création du Conseil supérieur des bibliothèques.
Plus tard, de 1991 à sa retraite, Miquel prend la fonction d’administrateur général du Collège de France. Pendant ses deux mandants, l’érudit innove et redonne toutes ses lettres de noblesse à l’institution et contribue à numériser ses bibliothèques.
« Je voyais enfin les lieux. J'avais déjà compris non seulement que l'orientalisme était une notion dénuée de sens depuis des décennies, mais aussi que ces pays, loin de m'éloigner de l'actualité, m'y jetaient au plus haut point. Et tant mieux ! L'histoire existait, mêlée à des lieux, à des cultures, à des paysages. Pendant que je préparais mon premier livre consacré à des fables classiques, je visitais la Syrie, le Liban, le Sud de la Turquie, l'Irak... Je découvrais aussi à tâtons quelque chose qui sera essentiel pour la suite de mon travail : je me sentais plus arabisant qu'islamologue. Je veux dire que la culture arabe, toute imprégnée qu'elle soit par l'Islam qui s'y est développé, est à la fois plus ancienne et plus vaste. On y découvre, en particulier dans la vaste geste amoureuse de Majnûn et Laylâ, une protestation poétique des bédouins, du désert, d'une tradition contre laquelle luttent les centres urbains.»
Écrire et traduire pour une réinvention du génie arabe
Outre le fait d’être un exceptionnel administrateur et un chercheur hors pair, André Miquel est notamment un homme de lettre.
Son érudition et son amour pour la langue et la civilisation arabe engendreront plus de quatre-vingt livres dont les voies d’écriture varient entre études scientifiques et fictions. Essais, mémoires, romans, poésies ou encore traductions, la plume de Miquel s’adapte à tous les styles et à tous les genre. Ses livres ont vu traverser diverses époques et cités : de Kalîla et Dimna jusqu’aux Mille et une Nuits et de Bagdad à Al-Andalous.
Pour épouser la langue arabe, c’est dans le cœur de la traduction des Fables d’ibn al-Muqaffa (date de naissance inconnue – 759) qu’il faut se précipiter, expliquer Réagis Blanchère à son jeune étudiant. Miquel prend la tâche au sérieux et consacre à ces histoires animalières pas moins de dix heures par jour pour les traduire brillement et les publier sous le titre : Le livre de Kalila et Dimna, ( Klincksieck, 1957).
Mais sa plus grande aventure traductive n’est autre que celle des contes de Shéhérazade. Avec son ami de route Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005), Miquel offrent, et comme il aimait plaisamment dire, la première vraie version française des Mille et Une Nuits.
Car, la particularité de cette version est la richesse de son corpus. Basée sur l’édition de Boulaq, faubourg du Caire où le manuscrit arabe fut imprimé pour la première fois en 1835, les deux traducteurs incluront la totalité des 1205 poèmes et feront entrer la princesse d’Orient à l’aube de ce siècle chez Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade. Suite au décès de Ben Cheikh, Miquel achève seul le troisième et dernier volume des Nuits.
Outre Shéhérazade, une seconde figure arabe chemine ses pensées et alimente sa plume. C’est, Majnûn « fou en arabe », un poète bédouin du nom de Qays ibn al-Moullawwah dont l’amour pour sa cousine, Laylâ al-Amiriyya se développe en un entichement, en point d’en perdre la raison. L’historien traduit les poèmes de Qays dans un recueil intitulé, Le fou de Laylâ : Le dîwân de Majnûn, (Paris, Actes Sud, 2016).
Miquel le romancier chante la cousine aimée dans : Laylâ, ma raison (Seuil, 1984). L’amour populaire en terre d’Arabie fait écho à l’amour courtois en terre d’Occident, celle de Tristan et de Iseut. Le spécialiste compare ces deux sentiments dans Deux histoires d’amour. De Majnûn à Tristan (Odile Jacob, 1996).
À force de côtoyer les classiques arabes, l’érudit devient poète. La beauté de sa musicalité raisonne dans Poèmes réciproques (2020), un recueil écrits et auto-traduit dans son constant aller-retour entre les deux langues et les deux mondes.
Enfin, Miquel le sage rêve d’un islam éclairé et éclairant qu’il présente dans Les Entretiens de Bagdad (Bayard, 2012).
Humaniste engagé, le penseur est décoré par de multiples titres honorifiques : il est officier de la Légion d’honneur, officier de l’ordre du Mérite, officier de l’ordre des Palmes académiques et commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.
Traducteur prolifique, Miquel est distingué par le prestigieux prix international de la traduction, décerné par, le roi Abdallah Ibn Abdelaziz du royaume d'Arabie Saoudite.
À l'annonce de sa mort, le président français Emmanuel Macron salut, dans un communiqué officiel, « le parcours d’un artisan de dialogue qui fut le plus occidental de nos orientaux, le plus oriental de nos occidentaux, et qui fit connaître et aimer les beautés de la culture arabe. »
Sa disparition laisse à jamais un grand vide dans l’univers de la littérature orientale, car il y a des êtres dans le passage sur Terre est un hymne à altruisme, à la réciprocité et à la sagesse ou tout simplement à aimer l’Autre, tel fut le parcours singulier d’André Miquel.
—
Illustr. : André Miquel en février 1988 à Paris © Bruno de Monès / Roger-Viollet