Nouvelle
Actualités
Portrait d’Alain Pons (19 août 1929 – 22 mars 2022), par Baldine Saint Girons

Portrait d’Alain Pons (19 août 1929 – 22 mars 2022), par Baldine Saint Girons

Publié le par Marc Escola

Portrait d’Alain Pons (19 août 1929 – 22 mars 2022) 

par Baldine Saint Girons

On doit à Alain Pons d’avoir fondé l’enseignement de la philosophie politique à l’Université de Paris X-Nanterre, juste avant le grand mouvement de contestation de mai 1968, et de l’avoir développé durant une trentaine d’années, de concert avec Georges Labica, son exact contemporain. Alain Pons plaçait, certes, ses intérêts davantage dans la philosophie et dans le monde antique, renaissant et dix-huitiémiste, alors que Georges Labica, marxiste anti-stalinien, privilégiait davantage le monde contemporain et la politique. Mais tous deux s’élevaient contre la philosophie solitaire, monastique et abstraite, et consacraient leurs efforts à réhabiliter, par des voies différentes, « la vie politique », c’est-à-dire pas seulement la vie sociale – celle que nous partageons avec « les autres animaux », pour reprendre cette expression de Voltaire – mais la vie proprement humaine, celle menée dans la cité (polis) et selon ses lois.

Alain Pons était particulièrement sensible à la sorte de scission subjective qu’implique pour l’être humain, le fait d’être à la fois membre d’une cité et membre d’une famille, d’appartenir à la fois à la sphère privée (celle de la nécessité, de la contrainte et du travail) et à la sphère publique (celle de la liberté et du « bien-vivre » dont elle est la manifestation par excellence). Le maître de maison (despotès) n’est pas libre chez lui : il n’est libre que dans la cité, une fois délivré des contraintes matérielles.

Un de mes plus vifs sujets de réflexion avec Alain Pons après mon arrivée à Nanterre en 1970 portait sur un aspect indéniablement paradoxal du sublime (hupsos) chez Longin qui le place du côté d’une certaine forme de violence (bia) et non du côté de la persuasion (peithô) (Voir Peri hupsous, I, 4 et XII, 4). Pourquoi, scandale des scandales, Socrate ne réussit-il pas à « persuader » les Athéniens de ne pas le condamner à mort? Peut-on assigner a priori des limites à la persuasion ?

La question principale que je voudrais aborder est celle du rôle central que donne à Vico Alain Pons. Rencontre propice offerte par le dieu Kairos (une bourse d’études à Naples par l’ENS après l’agrégation) ? Pôle idéal d’identification ? Manière de se gagner une colonne vertébrale d’une nouvelle sorte ? Revanche sur le destin d’un Vico mécompris ? La question touche assurément au mystère de l’être humain, soucieux de réaliser et de fixer ce à partir de quoi il se constitue.

 Je voudrais procéder en trois temps en rappelant d’abord la vastitude exceptionnelle du champ d’investigation d’Alain Pons, en insistant ensuite sur l’ordre très concerté dans lequel apparaissent ses traductions et commentaires de Vico durant plus d’un demi-siècle, et, enfin, en m’interrogeant sur la dédicace énigmatique de son dernier livre, Vie et mort des nations (Gallimard, 2015). « À la mémoire du Caporal », lit-on simplement. Voilà qui nous ramènera à la jeunesse d’Alain Pons, à sa nature d’homme « certain », déterminé et inspiré par sa constellation familiale et ses premières fréquentations, s’affirmant déjà dans de percutants articles, publié à l’âge de trente et un ans et de trente-huit ans dans Les études philosophiques : « Nature et histoire chez Vico » et « Tyrannie, politique et philosophie ». On les retrouve facilement aujourd’hui, traduits en italien par Paola Cattani, sous le titre de Da Vico a Michelet, ETS, 2004. Nous terminerons par un recommencement, essayant de comprendre quel sens pouvait prendre un certain retrait de la vie publique, étant donnés la profondeur et la constance de ses intérêts, comme aussi son sens aigu de l’amitié, du service et du partage.

Alain Pons n’était pas seulement un pédagogue inlassable. C’était un savant, un historien des idées politiques et un fin connaisseur de la littérature française et italienne qu’il ne se lassait pas d’éditer, de traduire, de préfacer. On l’oublie trop facilement, fasciné à juste titre par son imposante image de traducteur de Vico. La Science nouvelle dont il ne cessa, sa vie durant, de reprendre et améliorer le texte français, était réputée intraduisible : sa traduction aurait pu suffire à sa gloire.

 Une première grande série de traductions paraît chez Grasset en 1981 : Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même (1728), première véritable autobiographie d’un philosophe ; Extraits de la Correspondance de Vico entre 1725 et 1729, marquant sa réaction de Vico à ce qu’il estimait l’échec de sa Scienza nuova dans sa version de 1725 ; et, surtout La méthode des études de notre temps (Grasset, 1981) qui constitue un discours de la méthode moins « anti-cartésien » que « non cartésien », Le texte n’avait pas encore été traduit en français. Il fut repris, de façon séparée, en édition bilingue (Les Belles Lettres, 2010).

Rarement mentionnée est la traduction du poème du jeune Vico, Sentiments d’un désespéré (1692) qu’Alain Pons publia dans la revue Poésie en 1983, et dont  le lyrisme contraste avec le  caractère épique qu’il donne à l’évocation des premiers développements de l’humanité. Un  radical pessimisme s’y oppose à la confiance dont Vico témoignera plus tard en la Providence. Vico dit lui-même avoir hésité entre trois vocations : celles de poète, de juriste et de philosophe.

La Science nouvelle – Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations n’a été publiée qu’en 2001, chez Fayard, alors qu’Alain Pons avait pris sa retraite depuis sept ans.

Mais il ne faut pas oublier toute une série d’ouvrages traduits et commentés :

Baldassare Castiglione, Le livre du Courtisan (1528), Gérard Lebovici, 1987. Rappelons qu’Alain Pons en écrivit un scénario qui fut monté au Grand Auditorium du Louvre, avec l’ensemble Doulce Mémoire, puis à Urbino même.

Giovanni della Casa, Galatée (1558), Quai Voltaire, 1988.

François Guichardin (1463-1540), Ricordi, conseils et avertissements en matière politique et privée, traduction en collaboration avec Françoise Bouillot, Ivrea, 1998. La préface d’Alain porte pour titre « L’action ou le poids des choses » et se donne pour objet d’élucider ce qu’il en est d’« être aux affaires ».

À quoi il faut ajouter les recueils d’extraits choisis de l’Encyclopédie et d’importants articles ou préfaces sur Francis Bacon, Condorcet, Louis-Sébastien Mercier, Jules Michelet, Charles Renouvier, Ernesto Grassi, Ernst Cassirer, Hannah Arendt, etc. Citons aussi le travail éditorial autour du Quai Voltaire, dans la collection « La République des Lettres » avec la publication d’un collectif sur l’utopie, de La métaphore inouïe d’Ernesto Grassi ou celle de mon Fiat lux –Une philosophie du sublime.

Revenons donc au dernier ouvrage d’Alain Pons : Vie et mort des nations sous-titré Lecture de la science nouvelle de Giambattista Vico. Qui est donc ce Caporal - écrit avec une majuscule – auquel Alain Pons dédie son livre ultime ? Et pourquoi cet appel à un militaire et à un homme de grade modeste, bien que le plus haut des hommes du rang ? Alain était le fils – longtemps unique, avant la naissance de sa sœur– d’une professeure de français et d’un personnage délicieux, fantaisiste et hors normes, ami de Giraudoux et tout droit sorti de son monde. Âgé de dix-huit ans en 1914, ce père refusa de suivre l’école des officiers et s’engagea comme simple soldat. Blessé à Verdun, soigné et renvoyé au front, pour être blessé de nouveau, il termina comme Caporal – titre dont Alain m’avait raconté qu’il avait coutume de l’arborer avec fierté.

Quelle profession choisit-il ? une profession toute giralducienne : celle de receveur d’enregistrement. Il exerça à Châteauroux, où naquit notre Alain, puis s’installa à Cognac, patrie de Jean Monnet, où l’enfant grandit en européen convaincu, pendant que son père continuait à écrire, suivant son imagination, articles, scenarii, pièces de théâtre dont l’une au moins fut lue par Louis Jouvet.

Louis Jouvet fut tout naturellement le correspondant d’Alain, quand il monta à Paris préparer Normale Sup à Henri IV. Dès la deuxième année il fut inscrit comme pensionnaire au 104. Le 104, c’est le prestigieux 104 de la rue de Vaugirard, où séjournèrent Mauriac et Mitterrand, et où Alain côtoya Édouard Balladur, Pierre Juquin, Claude Humbert (le journaliste), mais aussi le musicien Jean-Louis Bayard ou l’architecte Michel Marot. Alain Pons, passionné de théâtre et de jazz, fréquente de jour Henri IV et, de nuit, Saint Germain des Prés, ce qui ne l’empêche pas d’intégrer la rue d’Ulm ni d’obtenir l’agrégation de philosophie. Bref, une brillante jeunesse dans les cercles branchés de la capitale, plus ou moins guidée par « le Caporal ».

Que présageaient ces commencements ? Non pas, en tout cas, une vie sous les feux de la rampe, mise au service d’un moi avide de reconnaissance, en quête des satisfactions de vanité. Fidèle à son père et au totem de « héron réservé » qu’il s’était choisi en devenant scout, Alain Pons se méfiait des à-côtés des honneurs et n’en sollicita que bien peu ; je me rappelle, cependant, qu’il marqua une vraie satisfaction lorsqu’il fut élu en 2004 Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques. Ni commander, ni obéir, était-ce sa devise ? Plutôt, je crois, commander et obéir le moins possible ; autrement dit, cultiver sa part de liberté, en se rappelant qu’elle est toujours vulnérable, parce que dépendante de celle d’autrui et de celle de sa nation.

Dans le premier article qu’Alain Pons publia, « Nature et histoire chez Vico », il écrivait ces lignes qui attestent sa capacité de résistance et son sens de l’incompatibilité : qui dit maître dit aussi maître négatif ou adversaire.

Le grand philosophe se reconnaît à ce qu’il sait infailliblement choisir ses maîtres, mais aussi ses adversaires. Ce n’est pas par hasard si c’est contre Descartes que Vico a découvert l’objet et la méthode de sa Scienza nuova. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple opposition, mais d’une contradiction. Pour Vico, si la « méthode » cartésienne est la seule bonne, la science du « monde civil », de l’histoire est impossible. […]. L’histoire, c’est le domaine du fait, et le fait n’est connu que par les sens, auxquels aucune confiance ne peut être accordée.

Sur les avantages comparés qu’il y a à se trouver un maître qu’on suit ou qu’on fuit, Montaigne avait pris position :

Je m’instruis mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline regardait le vieux Caton, quand il dit que les sages ont plus à apprendre des fols que les fols des sages, […]. Ce qui point touche et éveille davantage que ce qui plaît.

Le plaisir importe moins que la résistance ; et l’essentiel, c’est d’être touché et de sentir sa pensée en mouvement. Alain Pons, lui, insiste avec Vico sur le fait que « l’histoire, c’est l’homme qui parle » et qu’on ne saurait refuser de l’écouter sans dommage. « La nature » que nous pouvons connaître par ses causes, n’est pas la nature physique, celle du monde naturel, mais la nature humaine, celle que nous faisons, la nature non pas privée, mais commune des nations, telle qu’elle se révèle dans et par l’histoire. Le vrai et le fait, loin alors de se montrer incompatibles, se convertissent l’un dans l’autre.

C’est donc une réorientation totale des intérêts gnoséologiques qui est ici entreprise et une tentative de fondation des sciences de l’homme. Disons qu’Alain Pons nous lègue une œuvre profondément philosophique, imbriquée de façon étrange et magnifique à celle de Vico, touchant aux points les plus sensibles de nos croyances et de nos modes d’existence, ne reculant pas devant l’exposé des différents types de contradictions auxquelles nous sommes exposés. Car nous avons besoin non seulement de vérités claires et distinctes, mais de certitudes et de probabilités, fixées par l’histoire.

Ajoutons, pour conclure, que par un de ces tours imprévus de l’histoire, il a fallu qu’Alain Pons disparaisse au moment même où l’agression russe de l’Ukraine, dissimulée dans le mensonge-mère qui l’inversait en agression de la Russie, fasse entrer la violence de l’histoire sur notre continent et sur notre planète. Le « brouillard de la guerre » enveloppe les faits, noie les narratifs et occulte les évidences. Pourquoi la guerre se mondialise-t-elle ? Comment arriver à la rendre justiciable du droit international ? Même si la puissance du renseignement et la sophistication des armes les plus récentes introduisent des donnes vraiment nouvelles, les réflexions de Vico et de Pons sur les différents types de gouvernement et sur la parenté ente tyrannie et monarchie sont plus que jamais d’actualité."

Baldine Saint Girons, 31 janvier 2023.

Les 23 & 24 février se tiendra à Naples un colloque en l'honneur d'Alain Pons :

A proposito di Vico: giornate di studio in onore di Alain Pons (Naples)…