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Georges Banu (1943-2023)
Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne

L’essayiste et universitaire d’origine roumaine, mémoire vive des scènes théâtrales et de leurs metteurs en scène, de Peter Brook à Wajdi Mouawad en passant par Antoine Vitez, Ariane Mnouchkine, Luc Bondy ou Patrice Chéreau, s’est éteint, le 21 janvier, à l’âge de 79 ans.

Lire la notice publiée par Le Monde

Hommage à Georges Banu par Jean-Marie Pradier - Société Française d'Ethnoscénologie (SOFETH)

« Ces lignes mettent un terme aux…. Voyages. »

Les guillemets sont aujourd’hui inutiles, bien que la phrase ne m’appartienne pas. Je la dérobe à son auteur pour saluer son envol, le dernier. Georges concluait ainsi un « livre, où des amis se sont réunis pour saluer mon départ… ». L’ouvrage, initiative heureuse prise par Catherine Naugrette, est un recueil d’essais et de témoignages réunis en hommage à celui qui, conformément à la loi, quittait L’Institut d’Études Théâtrales de l’université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 après quarante ans d’enseignement. Le titre rassemble les sagesses du monde : Les voyages ou l’ailleurs du théâtre[1]. «Départ » prend aujourd’hui un tout autre sens.

Lors d’une promenade corrézienne, Georges avait formulé sa profession de foi en paraphrasant La vie est ailleurs, de Milan Kundera, pour l’affecter au théâtre. Elle retourne aujourd’hui à l’original par ce que les cavaliers appellent une volte. Non pas l’ouroboros des Grecs anciens –  οὐροϐόρος – représenté parfois par un serpent qui se mord la queue, mais plutôt un cyclone en marche, à la base inconnue. Ailleurs.

Ces lignes aujourd’hui – qui deviennent miennes – ne visent pas à rassembler dans une notice l’existence d’un ami, d’une « personnalité du monde académique et artistique », d’un critique de théâtre lettré, sensible à la sensualité des lieux, des gens et des objets, à la voix musicalement roumaine ma non troppo, mais à éparpiller affects, souvenirs, gratitude et leçons reçues. J’ai rencontré Georges autour de l’Odin Teatret pour les premières et dernières fois. La première ce fut à Bonn en 1980, où il était venu avec Monique Borie participer au final de la première session de l’International School of Anthropology que venait de fonder un an plus tôt Eugenio Barba. Vivant à l’étranger je ne connaissais rien ni personne des études théâtrales françaises. La dernière, il y a très peu, l’Odin présentait Thèbes au temps de la fièvre jaune au Théâtre du Soleil. Je devais remettre à Georges un exemplaire d’une thèse (excellente) dont il devait être membre du jury. Des problèmes de santé empêchèrent sa présence qui fut compensée par la lecture de son commentaire. À la Cartoucherie, il était inquiet, et quand je l’appelai Président, pour plaisanter, il eut un hochement de tête : – « C’est loin… c’est le passé. »

Il m’étonnait par son océanique connaissance du théâtre contemporain, et l’attention qu’il portait à ceux et celles qui lui donnent vie. Lui, qui mangeait le temps sans un soupir, écrivant, publiant, conférant, participant, voyageant de spectacle en spectacle me surprenait parfois lorsqu’il portait un regard ironique sur la boulimie de travail des autres. Fuite de la maison, comme il l’a raconté ? Il m’avait confié que son père ne lui prédisait rien de glorieux. Une certaine candeur pudique me surprenait également. Lors du colloque en l’honneur de Jerzy Grotowski tenu douze ans après sa mort, il était arrivé en retard à un morceau de table ronde, après un cours. Invité à prendre la parole, il s’était excusé :- « Je ne sais pas quoi dire… ». J’avais sursauté, tancé et invité à poursuivre sa réflexion sur « la langue ou l’autre du corps » qui introduit magnifiquement le Travailler avec Grotowski sur les actions physiques[2]. Ce fut alors un bon moment. L’écriture ! L’œil, puis l’énonciation, le goût du tracé qui est à la fois maîtrise des ressources logiques et du vocabulaire : érotisme d’esthète voyageur. Barthes fut son guide et L’empire des signes, l’invitation au voyage.

De retour d’un séjour à Tokyo et Kyoto, rendu possible par une bourse d’études accordée par la Fondation du Japon, Georges avait publié en 1986 un lumineux feuilleté de notes et d’états. Une simple scolie avait introduit le lecteur dans l’esprit du texte : « Ce livre se veut un livre de spectateur lettré. Ni exposé de spécialiste ni journal de voyageur. »[3] En quelques phrases, il avait posé l’aporie commune qui hante les anthropologues aussi bien que les artistes en quête de déambulations nourricières :

« Le spectateur lettré ne se présente pas démuni devant le théâtre de l’Autre, comme celui du Japon. Il en connaît les principes et les données, mais il ignore sa vérité matérielle, ses expressions particulières, son contexte, et seul le voyage lui permet de les saisir. De les voir. Il conjugue alors un savoir limité et une expérience passagère, mais, c’est précisément, leur inachèvement qui facilite leur alliance. En allant au Japon je voulais voir ce que je n’avais pu lire et la scène devait prolonger ce que l’écrit avait tu. Prolonger ou nourrir ? Le concret au théâtre participe à l’avancée du savoir par son enracinement. »[4]

Sans doute l’étranger qui était en lui répugnait à succomber aux attraits d’une anthropologie autocentrée. Il lui préférait le pluriel des gens. Les nuances, les petits riens, la luminosité des ombres. Aussi avait-il choisi de s’arrêter dans sa description devant les séquences de l’excès qui pour le voyageur « seules, portent son regard à un tel degré d’intensité qu’il éprouve alors le sentiment de voir ce qu’il avait lu, mais élevé à son maximum de présence. » Son mérite était là, dans l’aptitude à percevoir le « détail cadré» tout en se refusant de proposer une perspective, « d’organiser un ensemble », selon la fâcheuse tendance à substantialiser le subtil et ne voir dans l’ailleurs que la répétition du même.

Son dernier ouvrage est une figure du discours érudit : Les objets blessés, paru chez Cohen & Cohen en octobre. De même que l’imaginaire ne quitte la banalité de la rêverie que par la collection des mots et des sensations, des langues et des déambulations, Georges révèle la puissance génésique des musées intimes. La brocante est mémoire, ego-histoire qui lorsqu’elle quitte les étagères pour devenir livres chiffonnés par l’usage sur les rayons d’une bibliothèque devient source commune, offerte. Alors, bon voyage vers l’ailleurs, Georges. Nous gardons tes bagages.

Jean-Marie Pradier

[1] Catherine Naugrette (Essais et témoignages réunis par), Les voyages ou l’ailleurs du théâtre, Bruxelles, Alernatives théâtrales, 2013, p. 316

[2] Actes Sud, 1995

[3] Georges Banu : L’acteur qui ne revient pas – journées de théâtre au Japon, Aubier, 1986, p. 9

[4] Ibid.