
Sabina Loriga, Jacques Revel, Une histoire inquiète. Les historiens et le tournant linguistique
L’histoire est une discipline traditionnellement confiante. Depuis le XIXe siècle au moins, les historiens se sont accordés sur un ensemble de règles et de conventions qui garantissaient tout à la fois la production de connaissances objectives et vérifiables, l’affirmation d’une communauté de métier et l’élaboration d’un récit partagé. Ce sont ces convictions essentielles qu’est venu ébranler le tournant linguistique, qui pose que le langage, loin d’être un medium neutre, participe de la construction du monde dans lequel nous vivons et que nous étudions.
Il s’agit d’un moment relativement bref – deux décennies à partir des années 1970 – mais intense, qui, depuis les États-Unis, a été à l’origine de fortes turbulences au sein de l’historiographie et, au-delà, dans toute une part des sciences sociales et des humanités. Dans ses versions les plus radicales, il a pu aboutir à une rupture entre les mots et les choses, au déni de tout rapport à la réalité et à la mise en cause de la possibilité même d’une connaissance du passé. Des questions ont été posées, dont certaines restent ouvertes. L’histoire est aujourd’hui moins assurée de ses certitudes qu’elle ne l’était. Elle est sans nul doute plus inquiète.
Les auteurs se proposent de reconstruire à travers cet ouvrage la dynamique d’un mouvement, le patchwork théorique qu’il a mobilisé, pour comprendre l’attraction qu’il a exercée, les polémiques et les rejets qu’il a suscités, en replaçant le tournant linguistique dans le cadre plus large du moment postmoderne qui, dans les mêmes années, traduit le sentiment d’un épuisement des valeurs et des formes sociales, politiques, culturelles, associées à la modernité.
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On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un article sur cet ouvrage :
"Comment on a écrit l’histoire depuis soixante ans", par Maïté Bouyssy (en ligne le 17 janvier 2023).
Le livre de Jacques Revel et Sabina Loriga constitue moins une synthèse sur le « tournant linguistique » que le futur manuel de qui entend se repérer dans les liaisons et ramifications qui ont gouverné la mutation épistémologique de l’histoire au cours des cinquante dernières années. La volonté de la discipline de s’en rapporter aux faits et aux choses, à ce qui s’est réellement passé, selon l’adage tiré de Ranke et structurant toute la philologie, avait été attaquée – ce qui est de bonne guerre – comme présentant une image réductrice, surtout celle d’un marxisme positiviste. On passa d’une histoire d’abord sociale à la constellation des « cultural studies », au gré d’un moment épistémologique de « gloire de la théorie » qui en constitua aussi les fourches caudines.
Et sur nonfiction.fr :
"L’histoire aux prises avec les déconstructions postmodernistes", par Jean-Pascal Daloz (en ligne le 6 février 2023).