"Genèse d’un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu ‘roman inédit’ de Louis-Ferdinand Céline", par Giulia Mela et Pierluigi Pellini
Genèse d’un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu ‘roman inédit’ de Louis-Ferdinand Céline[1]
par Giulia Mela et Pierluigi Pellini
1. Les raisons de la philologie ne font pas toujours bon ménage avec celles des maisons d’édition, des ayants droit, bref du commerce. Il était impératif de transformer en série de best-sellers les manuscrits céliniens, confisqués en 1944 dans l’appartement de l’écrivain à Montmartre, longtemps disparus et finalement conservés pendant quinze ans par Jean-Pierre Thibaudat, qui en a révélé l’existence en août 2021. L’ébauche d’un épisode du Voyage – même surprenante, et par endroits magnifique – ne faisait pas l’affaire ; il fallait bien un roman autonome et inédit (ou, mieux encore, plusieurs romans autonomes et inédits), afin que Gallimard puisse en épuiser en peu de jours les 80.000 exemplaires du premier tirage, et en écouler en deux mois près de 150.000 volumes.
C’est fait, désormais, avec Guerre[2] : François Gibault, qui signe l’Avant-propos, et Pascal Fouché, qui a édité assez hâtivement le texte (sans tenir compte des variantes, sans établir d’apparat critique, et sans même se servir de la transcription de Jean-Pierre Thibaudat)[3], n’hésitent pas à trancher : Guerre est un roman inédit et autonome, dont la rédaction se situe entre la publication de Voyage au bout de la nuit (1932) et celle de Mort à crédit (1936), plus précisément en 1934. Or, il est évident que la question du titre, celle de la datation et celle du statut même du texte (œuvre autonome, ou brouillon écarté du Voyage ?) ont partie liée avec la stratégie de son exploitation commerciale ; il est également évident que celle-ci pose de nombreuses questions d’ordre aussi bien éthique (et politique) que littéraire – des questions que nous n’aborderons pas ici[4].
C’est pourquoi il nous semble qu’une philologie du best-seller est urgente[5]. Malheureusement, très peu de personnes ont eu accès à l’ensemble des manuscrits retrouvés, ce qui rend toute conclusion quelque peu hasardeuse. Nous prenons le risque d’affirmer que l’hypothèse la plus vraisemblable, en l’état actuel des connaissances, est la suivante : les six séquences composant Guerre appartiennent à l’avant-texte de Voyage au bout de la nuit ; elles ont été écrites avant juillet 1931, probablement entre le printemps 1930 et le début de 1931, et sont restées à l’état de brouillon, de premier jet, car l’écrivain les a retranchées du plan définitif de son roman, sans doute à cause de leur nature scandaleuse (la pornographie y donne la main à une critique très violente de tout héroïsme militaire, de toute bienséance petite-bourgeoise). Selon les méthodes de la philologie et de l’édition scientifique « à l’allemande » (ou « à l’italienne »), ces pages trouveraient donc leur place, en annexe, dans une nouvelle édition du Voyage ; selon les méthodes de la critique génétique, elles seraient considérées comme une étape dans l’écriture du texte et trouveraient leur place dans l’édition complète du dossier génétique du Voyage. En aucun cas, elles ne pourraient faire l’objet d’une édition autonome.
Les indices appuyant cette hypothèse nous semblent solides ; nous ne saurions pourtant exclure que parmi les manuscrits encore inédits, auxquels nous n’avons pas accès, on puisse trouver de nouveaux documents contredisant nos conclusions. Si néanmoins nous prenons le risque de présenter notre hypothèse, c’est pour dénoncer le fait que les manuscrits d’un des plus grands écrivains du XXe siècle sont exploités à des fins purement commerciales avant l’établissement d’une édition critique ou génétique rigoureuse[6], et sans que la communauté des chercheurs puisse en prendre connaissance. […]