Édition
Nouvelle parution
Chr. Dotremont, Abrupte fable 

Chr. Dotremont, Abrupte fable

Publié le par Université de Lausanne

Édition établie et présentée par Stéphane Massonet.

Préface de Georges A. Bertrand.

Du surréalisme sous l’occupation allemande à l’aventure expérimentale de Cobra initiée en 1948, Christian Dotremont a traversé son temps en poète qui s’émerveille et s’inquiète à chaque fois du mystère consistant à « aller et venir ainsi dans la réalité ». Ses incessantes allées et venues, dont témoigne l’anthologie Abrupte fable qu’il avait ébauchée sans pouvoir l’achever, le menèrent de Tervuren en Belgique, où il est né, à Zandvoort et à Bruxelles, à Paris et à Copenhague, jusqu’aux confins de la Finlande, dans les villages reculés d’Inari, d’Ivalo, de Sevettijärvi, où il connut « la peur salvatrice de heurter du réel ». 

Au sortir des pensionnats jésuites belges où il avait reçu son éducation, qui avaient été pour lui des bagnes, il se mit à écrire des vers inspirés par la poésie d’André Breton et de Paul Éluard. Mais surtout, il vouait une admiration fervente à Arthur Rimbaud, dont les poèmes l’accompagneront toujours, même si l’« ancienne éternité » qu’il invoque tient plus d’une éternité perdue que d’une éternité retrouvée. Dans un de ses premiers poèmes, il s’adressait d’ailleurs à tous les poètes de seize ans qui vivent et écrivent dans l’obscurité : « La poésie est votre forêt, votre chaumière, votre capitale. » La poésie fut en effet, pour Christian Dotremont, tout au long de sa trajectoire, un lieu où à la fois on se perd et on se retrouve ; un lieu par-delà les oppositions entre étrange au familier, vie et mort, visible et invisible, présence et absence. Ce sont des figures féminines entrevues dans ses rêveries qui l’initièrent d’abord à ces paradoxes, telle Oleossoonne, son « soleil d’obscurité », ou la Reine des murs, personnage qu’il invente pour revoir « le petit peu d’invisible qui reste » de son amour incandescent pour la poétesse Régine Raufast.

Après la guerre, une rupture a lieu cependant avec le surréalisme moribond. Sa volonté d’explorer les étendues du rêve se double d’une volonté d’explorer les territoires de la réalité. La découverte des contrées lapones, qui apparaissent sous sa plume aussi envoûtantes qu’hostiles, est alors déterminante. Il éprouve là-bas « la peur salvatrice de heurter du réel » ; à force de froid mordant, de neiges aveuglantes, de nuits qui durent des mois, « à force de tant de réel et de route », il en vient à une lucidité nouvelle qui ébranle ses anciens repères. Les grandes étendues qu’il contemple brouillent peu à peu la frontière entre le lisible et l’illisible, ce dont il cherche à témoigner dans ses logogrammes, à la croisée de l’écriture et du dessin, comme dans ses poèmes à thèses, disloqués, qu’il détraque moins pour défigurer ses expériences que pour rendre à son évidence énigmatique ce à quoi elles se heurtent. Sur un autre mode, certains fragments de prose poétique racontent aussi les tourments et les émerveillements de ses voyages, en mêlant notations quotidiennes et étincelles d’inconnu.

Au contraire de Rimbaud, qui s’était aventuré toujours plus au sud, jusqu’en Abyssinie, Dotremont s’engage quant à lui toujours plus au nord, jusque dans les climats glacés de Laponie. Il fait preuve cependant d’une volonté semblable à celle du poète revenu des enfers, volonté d’affronter et d’étreindre la « réalité rugueuse ». Apprenant à affronter et à aimer l’hiver absolu, il accumule brouillons, poèmes, dessins, pour approcher l’énigme illisible des étendues blanches, et tenter « de faire un peu de feu pour quelques autres ».

*

Extraits

C’est une nuit d’été que j’ai pour la première fois entendu la forêt parler, je me suis arrêté pour que le bruit de mes pas, — j’ai dominé mon émotion pour que le battement de mon cœur — ne se mêlent pas à cette voix tumultueuse de feuilles, — craquante de branches et glissante de mousse, — et palpitante d’odeurs et d’oiseaux, — claire d’été mais sourde de nuit. Je n’ai pourtant pas compris, — je n’ai rien compris, — je n’étais pas habitué, — et de mon côté je n’ai rien dit.

Tu étais avec moi lorsqu’une autre forêt, — une autre nuit — d’un autre été, m’a parlé, — elle parlait à toi premièrement, — elle nous parlait, — mais c’était la même voix, je l’ai tout de suite reconnue. Toi, tu aurais pu la comprendre, facilement, — tu connais les forêts par cœur, — et moi j’aurais pu, puisque tu étais là, — comprendre quelque chose, — juste assez pour deviner grand’chose. Mais voilà, nous n’avons l’un et l’autre entendu que la voix, tant notre amour nous occupait de son silence — et de sa chanson à lui.

J’étais seul l’autre nuit, — à regarder la forêt, — par la fenêtre, — puisque nous ne vivons plus que deux et je me disais que tu étais à un bout de la forêt, — et que moi j’étais à l’autre bout, — et qu’il n’y avait au fond qu’une forêt — dans le monde, — entre nous, — et j’espérais que d’arbre en arbre allait capricieusement voler ta voix, — mon amour, — jusqu’à mon amour. La forêt, tant je la regardais, a parlé, mais voilà je ne l’ai pas comprise, — tant je t’écoutais.

(« Les trois forêts »)

*

Il faut voler le feu sans perdre les braises ni les cendres, ni le froid pour lequel on l’allume ni le froid vers lequel il disparaît. Nous prîmes le feu et les braises et les cendres, mais eûmes tendance à échapper aux froids, c’est-à-dire aux quelques marges que cependant nous faisions quelquefois, et aux marges qui quoi qu’il en soit sont parmi et aux marges qui quoi qu’il en soit sont dehors. Sevettijärvi, c’est la marge du dehors, qui a son parmi, le formidable parmi du rien qui je le disais. Je vais partir pour Sevettijärvi, avec un peu de mon parmi dans une valise, elle contient un mot de Laila, la fourrure du glouton, des rectangles pleins de brouillons de Bachelard, de Bove, de Beckett, un deuxième chandail, un appareil photographique, les poussières que je ramasse sans fatigue, et les brouillons que je fais moi-même dans des rectangles de papier avion, de papier machine ; le savon glissa, il y a une heure, dans le seau, et tomba dans la rigole de glace où je versais l’eau, et du coup fut repurifié, par cette mort, et je le ramassai, il est là aussi, rectangle fondu, chargé encore d’un peu de gel. Est-ce que ce peu de gel tiendra jusqu’à Sevettijärvi ? C’est presque toujours la même chose. Je me demande si ma cigarette tiendra jusqu’à la pierre runique, si mes lacets tiendront jusqu’à ce soir, si mon souffle tiendra jusqu’à demain, et si rien ne cède tout de suite, rien ne tient tout à fait, et je ramasse, je me ramasse, et de cet amas de brouillons, j’essaie de faire un peu de feu pour quelques autres. Moi, j’ai de quelques autres un peu de feu, et quelquefois des mêmes, plus celui qui me pousse dans la vue quand je suis contraint de me la froisser, dont j’ai prédit qu’à Sevettijärvi.

(« Pour Sevettijärvi »)