Fables du trauma
Appel à contributions pour la revue Itinéraires
Si le récit occupe une place centrale dans l’appréhension du trauma aujourd’hui, quelle place pouvons-nous offrir à la fable et au processus de fabulation ?
Depuis la fin du XXe siècle, les travaux issus des trauma studies et des études littéraires ont pu faire état du rapport paradoxal que la notion de trauma entretient avec le récit. Ils ont insisté, d’une part, sur les implications narratives de la représentation problématique du trauma, et d’autre part, sur les fonctions éthiques, réparatrices et thérapeutiques de la mise en récit. Si fable et récit ne s’opposent pas nécessairement, aborder la question du trauma par le prisme de la fable et de la fabulation permet, en revanche, d’accorder une place plus importante au rôle et au fonctionnement de la fiction, à sa mise en scène en tant que telle, au travail d’étrangéification du réel, à l’imagination et à l’hybridation générique. Dans le sillage des travaux récents qui renouvellent l’étude des pouvoirs de la fiction, le présent dossier a pour perspective d’explorer les liens entre fable, fabulation et trauma.
« Fable » et « fabulation » comprennent une ambiguïté fructueuse liée à une triple acception : la fable comme activité d’imagination et d’invention (ou comme résultat de cette invention) ; la fable comme récit faux, mensonger, ou construction mythique ; ou encore la fable comme fabulation dans sa dimension clinique, invention de faits imaginaires que le sujet présente comme réels. En outre, la « fabulation » a été mobilisée par différents penseurs qui, chacun dans leur domaine, ont cherché à mettre en relief sa dimension positive et sa portée politique.
Reprenant à Henri Bergson le terme de fabulation mais lui donnant une nouvelle orientation, Gilles Deleuze met en relief la dimension productrice de la fabulation. Celle-ci est susceptible de constituer une force d’opposition aux récits dominants qui façonnent le monde mais aussi d’inventer ce « qui manque » en se dégageant d’un « actuel vécu » apparaissant dès lors comme « l’invivable », « l’intolérable ». Parce qu’elle perturbe les relations entre réalité et fiction, la fabulation engage un nouveau rapport possible au monde. Cette question intéresse de nombreux théoriciens et penseurs. Par exemple, Ronald Bogue s’empare de la fabulation deleuzienne pour aborder un corpus littéraire contemporain. Saidiya Hartman, en passant par ce qu’elle appelle la critical fabulation donne sa part de fiction aux archives photographiques. De son côté, Donna Haraway mobilise l’expression de speculative fabulation pour penser la portée critique et créatrice de récits. Lionel Ruffel, quant à lui, utilise le terme de fabulation pour analyser en littérature ces fictions « à effet de fiction » qui font de la fabulation et de la « dérive référentielle » des modes d’accès privilégié à la réalité.
Si l’on entend « fable » dans la plus grande extension du terme – du récit mensonger à l’élaboration de fictions ou de « contre-fictions », en passant par la production d’une lecture orientée, voire idéologique, des événements – apparaissent un certain nombre d’interrogations. Le trauma étant souvent considéré comme ce qui met en crise la dimension référentielle du langage (Caruth), ce qui engendre une déréalisation du monde ou ce qui est lié à des événements occultés, comment la fable et la fabulation en permettent-elles l’expression et l’accès ? À l’inverse, comment certaines fables participent-elles de ce phénomène d’occultation ? Quelles sont les modalités narratives, énonciatives et/ou discursives de ces récits et de ces discours ? Comment ces derniers concourent-ils à restaurer ou à construire une lisibilité du monde et des événements ou, au contraire, comment cherchent-ils à la déstabiliser, voire à engendrer de nouveaux possibles ? Quelle puissance inventive, diagnostique et critique peut être contenue dans les fables ou dans l’acte de fabulation appelés par le trauma ?
Enfin, un pas supplémentaire peut être fait dans la compréhension de l’expression « fables du trauma » : si l’on envisage le trauma comme une catégorie de pensée historique, un discours de savoir et un « régime de véridiction » particulier (Fassin et Rechtman), peut-on alors considérer qu’il constitue aujourd’hui un nouveau « grand récit » (Lyotard) occidental ? De ce point de vue, il s’agirait de s’intéresser aux productions littéraires et artistiques qui cherchent à mettre en scène, à troubler, voire réfuter cette « fable ».
Les propositions de contribution attendues pour ce dossier prendront en compte une ou plusieurs de ces questions qui ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles porteront sur des œuvres littéraires/artistiques ou critiques de toutes aires géographiques qui explorent les liens entre trauma, fable et fabulation et s’intéressent aux implications, aux formes ou encore aux modes de circulation de ces dernières.
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Merci de faire parvenir vos propositions (500 mots) ainsi qu’une bio-bibliographie à
Alice Laumier (alicelaumier@gmail.com) et Rym Khene (rymkhene@gmail.com) d’ici le 1er juin 2021
Réponse : 15 juillet 2021
Remise des articles : 15 novembre 2021
Date de publication : 2022
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Bibliographie indicative :
BALAEV Michelle, « Trends in Literay Trauma Theory », in Mosaic: An Interdisciplinary
Critical Journal, vol. 41, n° 2, juin 2008.
BERGSON Henri, Les Deux sources de la morale et de la religion [1932], Paris, PUF, 2013.
BOGUE Ronald, Deleuzian Fabulation and the Scars of History, Edinburgh, Edinburgh
University Press, 2010.
CARUTH Cathy, Unclaimed Experience: Trauma, Narrative and History, Baltimore, Johns
Hopkins University Press, 1996.
COQUIO Catherine, Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2015.
CRAPS Stef, Postcolonial Witnessing Trauma Out of Bounds, Palgrave Macmillan, 2013.
DELEUZE Gilles, L’Image-temps. Cinéma 2, Paris, Les Éditions de Minuit, coll.
« Paradoxe », 1985.
FASSIN Didier et RECHTMAN Richard, L’Empire du traumatisme [2007]. Enquête sur la
condition de victime, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2011.
HARAWAY Donna, Staying with the Trouble, Durham, North Carolina, Duke University
Press, 2016.
HARTMAN Saidiya, Wayward Lives, Beautiful Experiments, New York, WW. Norton &
Company, 2019.
LAZALI Karima, Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques
contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, La Découverte, 2019.
LEYS Ruth, Trauma: A Genealogy, Chicago, University of Chicago Press, 2000.
LUCKHURST Roger, The Trauma Question, London, Routledge, 2008.
LYOTARD Jean-François, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, coll.
« Critique », 1979.
RUFFEL Lionel, Volodine post-exotique, Nantes, Cécile Defaut, 2007.
WHITEHEAD Anne, Trauma Fiction, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004.