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Utopies et dystopies végétales. Questionnements contemporains au regard des Lumières

Par Claire Jaquier (Université de Neuchâtel)


Ce texte constitue la version remaniée d'une conférence prononcée le 16 juin 2016 au Musée Voltaire de Genève, à l'occasion du lancement du Dictionnaire critique des utopies au siècle des Lumières (Georg, 2016), sous la direction de Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset, et dont on peut lire dans l'Atelier le texte introductif sous le titre Utopies des Lumières.


Dossiers Écopoétique, Utopie, Utopie et dystopie






Utopies et dystopies végétales.
Questionnements contemporains au regard des Lumières


Au plus fort de l'hostilité à l'égard des utopies, dans les années 1970 à 1980, Gilles Lapouge écrivait ceci, dans Utopie et civilisations: «l'utopie, qui abhorre l'organique», ne se range qu'au «modèle de l'organisation»[1]. De fait, la cité idéale de l'utopie est plus souvent associée à un paradigme architectural qu'à un paradigme naturel ou paysager. Comme le montre Przemyslaw Witkowski dans l'article «Jardins» du Dictionnaire critique de l'utopie au temps des Lumières[2], l'utopie classique impose à l'espace naturel dans lequel elle s'implante un ordre rationnel et géométrique qui la sauve de l'imperfection. Cependant le jardin, la nature cultivée ou paysagère sont présents dans l'utopie de Thomas More et dans la plupart des utopies du XVIIIe siècle. Les articles «Paradis» de François Rosset, «Nature» de Jean-Michel Racault, «Economie» de Catherine Larrère et «Paysage» de Claude Reichler[3] font le tour des différents modèles dont s'inspirent les jardins des utopies classiques: le paradis, où la Terre est la nourrice commune; l'Arcadie, cet âge d'or antique fondé sur l'agro-pastoralisme, comme dans la Bétique du Télémaque de Fénelon; la communauté rurale autarcique, enfin, où travail et plaisir s'équilibrent, comme à Clarens, dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau, où le domaine de M. de Wolmar et l'Elysée de Julie constituent les deux espaces d'une société idéale. On remarque aussi que les jardins formels, italiens ou français, à forte valeur esthétique mais économiquement stériles, sont plutôt rares dans les utopies du XVIIIe siècle. Ainsi l'architecte paysagiste anglais Lancelot «Capability» Brown, né en 1716, était mû dans son travail par une impulsion utopiste: transformant en paysages vallonnés et sinueux les jardins formels des demeures ancestrales de ses clients, Brown avait l'ambition d'embellir la nature, de l'imiter par la suppression des murets, haies et barrières, mais aussi d'assurer l'utilité économique des territoires aménagés: bois, chasse, pêche, pâture pour les daims, moutons ou bovins y offraient de substantielles ressources.


Les utopies littéraires du XVIIIe siècle, et plus généralement la pensée utopique des Lumières, accordent une grande place à la nature cultivée, à la nature spontanément productive, aux plantes, aux arbres et aux fleurs, dans tous leurs états — y compris à titre de métaphores. L'utopie des Lumières est très végétale, très végétarienne aussi: de nombreux romans illustrent cette pratique alimentaire, comme la Basiliade (1753) de Morelly, La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, Paul et Virginie (1788) de Bernardin de Saint-Pierre, Aline et Valcour (1793) de Sade, dans l'épisode utopique de Tamoé. L'utopie XVIIIe siècle est très «verte», dirions-nous aujourd'hui: la vie végétale, dans ses dimensions biologiques, économiques et esthétiques, constitue un aspect essentiel de la pensée utopiste des Lumières.


Cette rencontre de la nature végétale et de l'utopie trouve des échos multiples dans nos sociétés contemporaines. L'expression «utopie végétale» court les rues et les médias. Le dénominateur commun, explicite ou non, des innombrables projets, produits et formes artistiques répondant à ce véritable syntagme figé, se trouve formulé dans un propos de l'architecte belge Luc Schuiten, auteur notamment d'une plantation d'arbres destinée à une cité végétale: «Pour nous qui cherchons à construire un modèle de société durable, dans une symbiose avec notre environnement naturel, le mot utopie veut dire simplement un possible qui n'a pas encore été expérimenté»[4]. L'idée de coopération avec la nature est déterminante, dans tous les projets relevant de l'utopie végétale. Ces utopies relèvent aujourd'hui de pratiques et de productions sociales, culturelles, artistiques et intellectuelles extrêmement diverses. Elles vont du pur marketing vert à des projets urbanistiques visionnaires, en passant par des recherches novatrices et ambitieuses en écologie chimique et en philosophie des sciences. A titre d'exemples, voici quelques manifestations de ce phénomène[5]:


— Du côté de l'architecture et de l'urbanisme: des aménagements urbains accordent une place considérable au végétal, comme les parterres de Bercy à Paris, des projets de «cités végétales» à Lyon, Strasbourg, Berlin. Les concepts du paysagiste Gilles Clément — «jardin en mouvement», «Tiers paysage» — sont mis en œuvre dans le parc André-Citroën à Paris, ou le parc Matisse à Lille.

— Du côté des arts graphiques, arts décoratifs, arts du spectacle, land art, street art: le végétal est exploité comme thème ou motif, par exemple par Alain Huck, comme matériau, par Giuseppe Penone, comme modèle d'inspiration formelle, par François Cheng ou Cyprien Chabert.[6]

— Du côté de la philosophie: la fertilité des images végétales faisant office de modèles heuristiques. On pense au fameux rhizome de Deleuze et Gattuari, mais aussi à l'arbre, la racine, l'herbier, l'efflorescence.[7]

— Du côté de la philosophie des sciences: les travaux du philosophe de la biologie Jean Gayon et de l'un de ses élèves, Olivier Bodeau, sur la sensori-motricité végétale, remettent en cause la représentation traditionnelle de la plante comme «animal qui dort», passif et immobile — qu'on retrouve d'Aristote à Bergson —, en mettant en lumière les innombrables observations ou hypothèses sur les mouvements végétaux, notamment au XVIIIe siècle. La résistance de ce vieux préjugé est millénaire: traité comme un être vivant inférieur à l'animal, parce que dépourvu de sensibilité, de mobilité et de conscience, le végétal demeure incompris, dans la mesure où il est appréhendé par analogie avec les processus animaux. Cette résistance sera progressivement vaincue, depuis Darwin, par la science moderne.

— Du côté de l'écologie chimique[8]: cette discipline met en évidence chez les plantes des propriétés souvent désignées, faute de mieux et par réflexe analogique, par le terme d'intelligence — notamment la mémoire, la communication par émission et perception de signaux électriques et chimiques, les interactions avec d'autres espèces par le biais des parfums, les compétences métamorphiques en réponse aux agressions extérieures.

— Du côté des sciences appliquées: l'agroécologie exploite les découvertes de l'écologie chimique à des fins de productivité et de limitation des intrants phytosanitaires.


Les «utopies végétales» contemporaines se déclinent sur les modes les plus divers: certaines, non recensées ici, relèvent de l'ésotérisme le plus échevelé ou de l'effet de mode, d'autres de l'engagement citoyen ou politique, de l'engagement artistique, ou encore de la plus rigoureuse science fondamentale. Toutes flattent l'imaginaire contemporain d'une coopération de l'homme avec la nature, susceptible de faire surgir des alternatives aux logiques économiquement dominantes d'exploitation et de prédation des ressources. Les sollicitations du végétal semblent de nos jours extraordinairement suggestives et efficaces, pour nourrir une pensée utopique: en témoigne le documentaire Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent, composé de cinq séquences thématiques emmenées, significativement, par le thème végétal de la permaculture. On peut se demander quel crédit accorder à ce «réseau d'adhérences»[9], à ce phénomène touffu par lequel peut-être s'exprime un véritable potentiel utopique. Les utopies végétales constituent-elles une ouverture à prendre au sérieux, dans le concert présentiste contemporain? En guise de réponse, je proposerai un détour par les Lumières, où l'utopie végétale aussi a été foisonnante, riche en images, en concepts, en pratiques savantes et mondaines, et entraînée par la botanique, cette véritable science-pilote au sein de l'histoire naturelle du XVIIIe siècle.



Le potentiel utopiste du végétal au XVIIIe siècle


C'est à la suite d'un discours prononcé le 10 juin 1717 par Sébastien Vaillant, au Jardin du Roi à Paris, devant des étudiants en botanique et en médecine, que la reproduction des plantes par voie sexuelle est exposée, démontrée et nommée[10]. La démonstration est faite sur un pistachier dont les graines avaient été importées de Chine par le botaniste Joseph Pitton de Tournefort, et qu'on peut veut voir aujourd'hui encore au Jardin des plantes à Paris. Publié en latin l'année suivante, puis traduit et largement diffusé en Europe, le Discours sur la structure des fleurs, leurs différences et l'usage de leurs parties (1718) de Vaillant impose à la communauté savante la notion de sexualité des plantes, qui était connue mais dont la preuve expérimentale n'avait pas été établie. Il décrit les organes sexuels des plantes par leurs fonctions, dans un langage anthropomorphique qui ouvre la voie aux analogies imaginaires les plus libres entre sexualité végétale et sexualité humaine. Cet anthropomorphisme — qui est une manifestation de plus de l'incapacité millénaire de notre culture à comprendre la vie végétale autrement que par analogie avec la vie animale — a pour effet, secondaire et mondain, de décentrer les comportements sexuels humains. De fait, le vocabulaire utilisé par Vaillant donne l'impression que la sexualité des plantes est tirée «de quelque utopie libertine»[11]: les portes d'un monde possible s'ouvrent, où les fleurs offrent le spectacle de leurs noces polygames et le plus souvent publiques. Distinguant fleurs mâles, fleurs femelles, fleurs androgynes et hermaphrodites, Vaillant identifie les parties de la structure florale et leur correspondance fonctionnelle avec les organes génitaux — ovaires, pénis, testicules, vaisseaux spermatiques, trompes, etc. Le naturaliste suédois Carl von Linné adopte dès 1735 la terminologie de Vaillant, et va plus loin encore que Vaillant dans l'usage de l'analogie en faisant jouer les organes sexuels végétaux sur la scène de la sexualité humaine. La diversité et l'ingéniosité des modes de reproduction sexuée dans le règne végétal vont scandaliser ou amuser tout le siècle. Particulièrement fréquente chez les fleurs, la polyandrie, qui voit des processions de maris-étamines se soumettre aux exigences sexuelles d'une épouse-pistil, frappe les esprits. Dispendieuse autant qu'efficace dans ses fins reproductrices, la sexualité des plantes tend aux humains un miroir fascinant, et génère une multitude de textes — exposé scientifique, conte libertin, poème scientifique, traité de théologie naturelle — qui tous diffusent le même message: les plantes ont une sexualité polymorphe, ludique et collaborative. De fait, des botanistes allemands, dès les années 1760, mettent au jour les ruses et manipulations dont sont capables les fleurs pour attirer les insectes, véritables assistants sexuels qui assurent la pollinisation. Cette inventivité biologique stupéfie d'autant plus que le règne végétal est réputé insensible, passif et innocent. Pour le naturaliste Charles Bonnet, ce n'est qu'en utopie — située sur la lune, dans sa Contemplation de la nature (1764) — qu'on peut imaginer des plantes capables non seulement de sentir, mais aussi de s'adapter aux circonstances extérieures, ou de parer aux obstacles qui gênent la mécanique de la fécondation. À l'utopie lunaire de Bonnet, les poètes scientifiques préfèrent le lyrisme pour dire la sexualité des plantes. Delille chante ainsi la jouissance — fluide et ardente, aérienne et durable — de l'étamine et du pistil:

Le couple est éveillé, l'amant brûle, et soudain
Les esprits créateurs s'échappent de son sein.
Dans l'organe secret dont l'ardeur les seconde
Son amante attendait cette vapeur féconde;
Elle entre, et le pistil avec avidité
Ouvre sa trompe humide à la fécondité.
La graine en se gonflant boit le suc qui l'arrose;
C'est un œillet naissant, c'est un lis, une rose;
Et l'organe qui verse ou reçoit ce trésor,
D'un doux tressaillement frémit long-temps encor.[12]

Servie par la fantaisie verbale des poètes et des naturalistes, la sexualité des plantes ouvre la voie à l'imagination. Elle est douée en outre d'un incontestable pouvoir de subversion: la pauvreté des amours humaines, monogames, hétérosexuelles et conjugales, imposée par la culture chrétienne, saute aux yeux, face à la luxuriante et luxurieuse sexualité végétale. Par ailleurs, naturalistes et philosophes développent une curiosité intense pour les organismes «mitoyens» qui semblent transgresser les bornes séparant les trois règnes vivants — notamment les zoophytes, nommés aussi hybrides ou amphibies végétaux — le polype, la truffe, la sensitive[13] , la dionée carnivore, l'ophrys mouche. Ces plantes ébranlent le dogme fixiste, que l'Église ne conçoit pas de réviser, et laissent imaginer des proximités entre les formes et processus des trois règnes.


Depuis l'«Apologie de Raimond Sebond» de Montaigne (Essais, II, 12), des voix dissidentes n'ont cessé de s'élever contre l'autorité d'une épistémologie qui distingue l'entendement humain de toutes les autres formes de vie sensible, et consacre la supériorité de l'homme au sein de la nature. Ainsi, même s'ils préservent le plus souvent la position de l'homme au sommet de la chaîne des êtres, les naturalistes du XVIIIe siècle reprennent, mais par l'expérimentation cette fois, les spéculations sur l'âme des plantes qu'a suscitées la sensitive au XVIIe siècle.


Les textes utopiques illustrent à leur manière les investigations que l'histoire naturelle entreprend sur les hybrides: c'est ce qu'on observe dans La Découverte australe (1781) de Rétif de la Bretonne, où les voyageurs découvrent dans les îles australes une quinzaine de cas de races hybrides — hommes-singes, hommes-ours, hommes-chiens, hommes-ânes, etc. Spécimens du grand laboratoire de la nature, ces êtres ambigus — corps animal et tête humaine — franchissent la barrière des espèces et des règnes. On trouve même des hommes-plantesdans un roman utopique du Norvégien Ludvig Holberg, traduit par Éléazar de Mauvillon, Voyage de Nicolas Klimius dans le monde souterrain (1741).


La découverte de la sexualité des plantes par Vaillant et les entreprises de taxinomie naturaliste qui voient le jour au XVIIIe siècle mobilisent une imagination qui défait les catégories fixes et découvre les infinies fantaisies du vivant. Ce grand souffle naturaliste ébranle l'édifice de la cosmogonie chrétienne, créationniste et fixiste, il touche de son énergie subversive la morale sexuelle imposée par l'Église, le finalisme anthropocentrique de la théologie naturelle, et jusqu'à la société d'ordres, verticale et hiérarchisée, dans laquelle chaque membre a sa fonction et sa place assignées. Telle une véritable lame de fond, le polymorphisme sexuel des plantes met en branle l'imagination transformiste, qui demeure totalement utopiste jusqu'à Lamarck — comme on le voit par exemple dans Le Rêve de d'Alembert de Diderot (1769). Il touche de proche en proche tous les bastions de l'Eglise et du Trône, et permet d'inventer des mondes possibles.


L'un d'eux, ce sera le Muséum d'histoire naturelle: par décret de la Convention, en juin 1793, le Jardin du Roi devient Muséum et sera, au cours des trois premières décennies du XIXe siècle, l'une des institutions scientifiques majeures en Europe. La mutation du Jardin du Roi en Muséum est décrite par Emma C. Spary dans son livre Le jardin d'utopie. L'histoire naturelle en France de l'Ancien Régime à la Révolution[14]. L'auteur montre que le Muséum, pour bon nombre de députés jacobins, représentait un microcosme, une terre régénérée où l'amour fraternel et l'harmonie sociale pouvaient se développer à l'image de l'ordre naturel. Les naturalistes eux-mêmes pensaient changer la société française grâce à leur pratique scientifique, postulant que «l'ordre social idéal devrait refléter l'ordre de la nature»[15]. Ils conçoivent des programmes de fermes et de jardins conçus comme des espaces sociaux idéaux, où les réformes de la vie politique et morale et l'amélioration de la nature physique convergeraient. Les spécialistes d'économie politique, Condorcet notamment, leur emboîtent le pas, imaginant une société meilleure en s'inspirant des travaux sur les conditions d'amélioration des espèces par l'agronomie.


L'utopie végétale est au XVIIIe siècle une puissante machine subversive, comme le souligne Emma Spary dans son introduction: «la nature devient au cours du XVIIIe s. une nouvelle source d'autorité, supérieure à tous les pouvoirs temporels et spirituels. Ainsi envisagée, elle allait servir d'abord, en France, à la critique du clergé et de la monarchie, puis par la suite à leur renversement.»[16] On peut noter par ailleurs que l'intérêt des botanistes pour des formes de sensibilité inattendues chez les plantes et zoophytes s'accompagne d'une attitude respectueuse envers les végétaux: l'approche gradualiste, et non plus fixiste, du règne végétal conduit l'homme à s'inclure dans le monde vivant, à s'en sentir partenaire et non pas extérieur ou supérieur.


Revenons pour conclure à la question des utopies végétales contemporaines: peuvent-elles être lues comme les manifestations d'une confiance dans notre capacité à imaginer, voire forger, des mondes possibles ou alternatifs ? Plutôt qu'une réponse forfaitaire, risquons quelques considérations modérément optimistes: certaines «solutions locales» (Coline Serreau) permettent aujourd'hui de résoudre des problèmes de productivité agricole, notamment en Afrique, en s'articulant aux connaissances scientifiques les plus pointues en écologie chimique. Or les utopies sont par définition des «solutions locales», qui s'exceptent du «désordre global». Elles tournent le dos, en particulier, à la vaste catastrophe mondiale induite par ce qu'on a, très improprement, appelé la «Révolution verte». Notons qu'on trouve en littérature des dystopies végétales avant que le «désordre global» ne les fasse pulluler: ainsi J.-H. Rosny aîné, l'un des initiateurs de la science-fiction, publie en 1922 un roman intitulé L'Étonnant voyage de Hareton Ironcastle. Dans ce roman d'exploration, rien ne résiste à l'appétit de découverte des voyageurs, rien sauf une flore locale — des mimosées, naines ou colossales, douées de sensibilité et de pouvoirs surprenants —, dont le contact provoque un engourdissement et fait obstacle à l'avancée des explorateurs, aussi bien qu'à la leur insatiable curiosité. Depuis les années 50, de nombreux romans dystopiques mettent en scène des végétaux intelligents et agressifs qui s'attaquent aux hommes, se vengent de l'exploitation subie en détruisant ou en étouffant les collectivités humaines[17]. Mentionnons par exemple Le Jour des triffides[18]de John Wyndham, L'Invasion des profanateurs[19] de Jack Finney, Rivières de la nuit[20] de Xavier Boissel, Ruines-de-Rome[21] de Pierre Senges. Dans ce dernier roman, on voit un jardinier suscitant une prise de pouvoir des végétaux, qui conduira à sa fin une civilisation mégalomane menacée par l'idéologie du profit. Mettant en scène la subversion politique par le végétal, ces textes dystopiques me paraissent donner du crédit, a contrario, aux utopies végétales contemporaines, en révélant les démons contre lesquels elles élèvent un possible rempart.



Claire Jaquier
Université de Neuchâtel
Juin 2016


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[1] Gilles Lapouge, Utopie et civilisations, Paris, Albin Michel, 1990, p.192. Première édition: Paris, Librairie Weber, 1973.

[2] Przemyslaw Witkowski, «Jardins», in Bronislaw Baczko, Michel Porret, François Rosset dir., Dictionnaire critique de l'utopie au temps des Lumières, Genève, Georg éditeur, 2016, p.601-628.

[3] Dictionnaire critique de l'utopie au temps des Lumières, op. cit., p.889-904 («Paradis»); p.864-884 («Nature»); p.349-370 («Economie»); p.951-977 («Paysage»).

[4] Voir la présentation des «utopies illustrées» de Luc Schuiten, novembre 2015: https://mrmondialisation.org/les-utopies-illustrees-de-luc-schuiten/

Page consultée le 30 septembre 2016.

[5] Ce phénomène est documenté pour la philosophie, la poésie, les arts visuels, le roman et la musique dans le livre d'Inès Cazalas et Marik Froidefond, dir., Le Modèle végétal dans l'imaginaire contemporain, Presses universitaires de Strasbourg, 2014.

[6] On trouvera une présentation de diverses expressions contemporaines de l'art écologique et de l'art environnemental dans l'article de Tim Collins, «Expression lyrique, engagement critique, action transformatrice: une introduction à l'art et l'environnement», Ecologie & politique, 2/2008, n°36, p. 127-153. Url: https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2008-2-page-127.htm Consulté le 30 septembre 2016.

[7] Voir à ce sujet le collectif Le modèle végétal dans l'imaginaire contemporain, op. cit.

[8] Voir l'ouvrage de vulgarisation publié par des chercheurs du CNRS: Anne-Geneviève Bagnères-Urbany, Martine Hossaert-McKey dir., Ecologie chimie. Le langage de la nature, Paris, Cherche Midi éditeur, 2012.

[9] Alain Corbin, dans ses Entretiens avec Gilles Heuré (Paris, La Découverte, 2000), définit sa pratique d'historien comme l'élaboration de réseaux de sens, organisant un ensemble de réalités éparses et transversales qui tiennent ensemble dans un espace social donné. Les utopies végétales contemporaines sont de fait des concepts philosophiques, des concepts urbanistiques, des projets artistiques de tous types, des avancées scientifiques et techniques, des pratiques citoyennes qui tiennent ensemble grâce au pouvoir «adhésif» de la notion de durabilité des ressources naturelles.

[10] Voir mon article «Sexualité», in Dictionnaire critique du temps des Lumières, op. cit., p.1237-1260.

[11] Jean-Marc Drouin, L'Herbier des philosophes, Paris, Seuil, 2008, p.188.

[12] Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature, Paris, 1808, t.2, Chant VI, p. 77-78.

[13] Cette plante, Mimosa pudica, intrigue les savants depuis longtemps: elle a été introduite au Jardin du Roi dès 1630 et les savants du XVIIe siècle expliquent ses mouvements — elle se rétracte en effet lorsqu'on la touche — par des explications mécanistes. La Mothe Le Vayer résiste à ce paradigme cartésien et déclare par ailleurs son hostilité au dogme aristotélicien, qui assigne les plantes à la nature végétative et les exclut de la nature sensitive. Sur ce sujet, on consultera le beau livre de Dominique Brancher: Quand l'esprit vient aux plantes. Botanique sensible et subversion libertine (XVIe-XVIIe siècles), Genève, Droz, 2015.

[14] Emma C. Spary, Le jardin d'utopie. L'histoire naturelle en France de l'Ancien Régime à la Révolution, trad. Claude Dabbak, Paris, Muséum national d'Histoire naturelle, 2005 [2000].

[15] Ibid., p.308.

[16] Ibid., p.14.

[17] Voir à ce sujet Thierry Jandrok, «Les végétaux dans la littérature de science-fiction: angoisse et fascination», in Le modèle végétal dans l'imaginaire contemporain, op. cit. p.241-252. D'autres utopies et romans de science-fiction exploitant les thèmes écologiques sont présentés dans l'article de Jean-Paul Deléage, «Utopies et dystopies écologiques», Écologie & politique, 3/2008, n°37, p.33-43. Url: www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2008-3-page-33.htm.

[18] John Wyndham, Le Jour des triffides, trad. M. Battin révisée par S. Guillot, Paris, Gallimard, Folio SF, 2007 [1951].

[19] Jack Finney, L'Invasion des profanateurs, trad. M. Lebrun, Paris, Gallimard, Folio SF, 2000 [1955].

[20] Xavier Boissel, Rivières de la nuit, Paris, édition inculte, 2014.

[21] Pierre Senges, Ruines-de-Rome, Paris, Verticales, 2002.



Claire Jaquier

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Octobre 2016 à 22h33.