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Dans cet extrait d'une communication présentée au séminaire du CERC (Paris III), on se demande s'il est possible de penser la présence de la fiction dans un discours en apparence non-fictionnel, celui de la philolologie classique.

La représentation entre fiction et conjecture : le cas du discours philologique des Sciences de l'Antiquité, par Sophie Rabau.



La représentation entre fiction et conjecture : le cas du discours philologique des Sciences de l'Antiquité.

Il est bien des cas où le discours philologique semble aborder aux rives de la fiction, si l'on en juge par trois exemples que nous mentionnerons en guise d'ouverture. Dans un ouvrage consacré à l'Iliade et à l'Odyssée, Delebecque (1980) lance dans le cours d'un commentaire quelques phrases étranges. Il écrit ainsi, à propos de l'émotion d'Hélène devant le jeune Télémaque, au chant IV de l'Odyssée : " On pourrait croire qu'Homère a lui aussi des souvenirs et qu'il éprouve quelque plaisir à se rappeler l'effet qu'il pouvait produire sur les femmes " (Delebecque 1980:133-4), ou encore, à propos de la description de Nausicaa : " [Homère] nous montre Nausicaa vue par un homme mûr, sauvée des flots, telle qu'il la voit lui-même (encore une fois est-il aveugle ou l'est-il devenu dans sa vieillesse " (Delebecque 1980:119) . Quant à Mazon (1928:59-60), dans une édition de la Théogonie d'Hésiode publiée dans les années 20, il invente, pour expliquer un passage dont l'authenticité lui semble suspecte, une trame narrative où, de manière assez peu économique, il explique l'existence d'une trentaine de vers par l'intervention de trois, ou peut-être quatre interpolateurs :

— C'est l'expression “demeure de la Nuit” qui a amené l'interpolation suivante. On situe généralement cette demeure à l'extrême Occident. Un autre poète a donc placé ici une image d'Atlas portant le ciel sur ses épaules, et un tableau de genre : la rencontre de Lumière et de Nuit.
— La mention de Sommeil et de Trépas a provoqué ensuite un développement nouveau sur ces deux fils de la Nuit : ce ne sont plus maintenant des enfants qu'on porte sur les bras, mais des dieux actifs et puissants.
— Puis, comme le domaine de Nuit est aussi celui d'Hadès, un troisième interpolateur a cru bon de peindre là à son tour l'entrée des enfers, avec Cerbère sur le seuil.
— Et enfin, comme on ne conçoit pas l'Hadès sans Styx, un long morceau sur la déesse de ce nom est venu s'insérer ici.

Ces trois exemples présentent la spécificité d'être comme superflus au sein du discours savant : ils n'en constituent ni le centre ni le propos principal et viennent comme en surplus d'une analyse qui pourrait s'en dispenser. Surtout, tous trois possèdent manifestement un statut référentiel problématique. En effet, on est tenté intuitivement de les décrire en des termes qui renvoient davantage au jeu de la fiction qu'à la science. Nous avons dit, par exemple, que Mazon inventait une trame narrative et, de fait, c'est à une invention que se livre le savant : c'est de sa seule imagination — et de nulle autre source — que jaillissent ces interpolateurs soucieux de compléter le poème d'Hésiode. De même, les affirmations de Delebecque se lisent aisément comme les fragments d'un roman d'Homère, vaste fiction et pure invention ou libre fantaisie qui commencerait dès les Vies d'Homère écrites dans l'Antiquité . Quelle différence existe-t-il entre un énoncé tel que " Homère a sans doute séduit des femmes mûres " et, par exemple, " Le Petit Chaperon rouge a sans doute toujours été attiré par les loups."

Mais à cette première description qui conduit à voir dans ces exemples des îlots fictionnels isolés dans le discours sérieux, on peut opposer d'emblée des objections tout aussi fondées. D'abord, comme l'a rappelé Schaeffer (1999), une fiction n'est fiction que si elle annoncée comme telle par le biais d'un cadre pragmatique. Tel n'est pas le cas de nos exemples puisque aussi bien une couverture de la collection des Belles Lettres ne constitue pas exactement l'annonce d'un jeu fictionnel mais garantit bien plutôt l'absence de fiction et le sérieux de la science. Surtout, une catégorie permet de décrire ces exemples de manière sans doute plus économique : on a là des conjectures, autrement dit des inférences, en somme l'une des activités canoniques du raisonnement scientifique .

Que se passera-t-il cependant, si l'on accepte de ne pas clore aussi vite la discussion et de maintenir ouverte la possibilité d'une hésitation entre fiction et conjecture, si l'on examine les passage du type de ceux que nous venons de citer à la lumière de cette hésitation, de cette difficulté à différencier le travail de la conjecture et le jeu de la fiction, au moins dans le travail de la philologie ? Pour explorer les enjeux de cette interrogation, on se guidera d'une hypothèse sur le rapport entre référentialité littérale et validité cognitive. On posera, plus précisément que pour comprendre la nature des îlots peut-être fictionnels qui nous intéressent ici, il convient de séparer référentialité littérale — cela parle vraiment et directement d'un état de fait, et validité cognitive — cela nous apprend quelque chose, est un mode de connaissance, voire un mode de développement du savoir. Cette hypothèse nous permettra d'abord de préciser le rapport entre statut fictionnel et conjecture au sein du discours philologique et surtout, dans un deuxième temps, de formuler l'idée que la philologie peut accueillir et accepter une certaine dose de fictionnalité, précisément pour la valeur cognitive de la fiction, à condition toutefois de renoncer à tenir un discours littéralement exact.


1. Îlots fictionnels ou conjectures ?

Première approche

Tentons, tout d'abord, de mieux cerner les énoncés problématiques qui nous occupent. Ils apparaissent généralement au sein de discours sérieux dépourvus d'ambiguïtés référentielles, essentiellement dans des préfaces et commentaires à des éditions ou traductions de textes anciens, éventuellement dans des articles ou monographies consacrés à l'histoire littéraire de l'Antiquité. Ils portent principalement sur trois objets. Comme dans le cas de Delebecque, le philologue peut lancer des conjectures sur l'auteur, sa biographie, ses choix esthétiques, ses intentions. Il peut encore reconstruire l'histoire du texte, comme dans l'exemple de Mazon, c'est-à-dire faire des hypothèses sur l'intervention d'un interpolateur ou sur la manière de combler une lacune. On parle en effet d'interpolations quand l'éditeur d'un texte considère qu'un passage plus ou moins long ne peut avoir été écrit par l'auteur et suppose donc que ce passage a été rajouté par un tiers, l'interpolateur. Or si certaines interpolations sont des faits établis dont l'objectivité est avérée pour des raisons lexicales ou grammaticales, elles sont également bien souvent de pures hypothèses absolument invérifiables, liées au seul jugement — à la seule imagination ? — du commentateur. Il en va de même des lacunes, soit que l'on fasse l'hypothèse d'une lacune pour expliquer un passage difficile, soit que l'on tente de la combler, de manière évidemment hypothétique . Enfin, une troisième catégorie pourrait englober toutes les hypothèses portant sur le contexte du texte, qu'il s'agisse du contexte d'exécution et de composition, par exemple l'hypothèse d'une improvisation orale ou la dramaturgie d'une tragédie grecque , ou du contexte au sens du monde visé par le texte, par exemple les recherches de V. Bérard qui navigua sur la mer Méditerranée à la recherche des lieux que décrirait Homère dans l'Odyssée.

D'un point de vue formel, ces passages sont, la plupart du temps, assez brefs, dans la limite d'une page. Ils sont parfois porteurs de marqueurs de probabilités, adverbes modaux ou emploi du conditionnel. Mais ils peuvent également être présentés comme des énoncés factuels, soit que la supposition prenne la forme d'une affirmation, soit que le savant lance une série d'affirmations qu'il désigne ensuite comme des légendes ou des suppositions. Toujours d'un point de vue formel, on distinguera deux types d'énoncés au statut référentiel incertain. Dans un premier cas, le philologue reprend à son compte ce qu'il considère lui-même comme une légende : ainsi de l'opération qui consiste à séparer le bon grain de l'ivraie, le vrai et le faux d'un ensemble de traditions qui ont été auparavant présentées comme pures fantaisies . Dans un deuxième cas, le savant forge lui-même un discours invérifiable sans se fonder sur des sources explicites ou en inférant ses hypothèses du texte étudié.

Enfin, la fonction de ces énoncés se laisse décrire assez facilement : ils interviennent quand un auteur est doté d'une autorité exceptionnelle, pour son ancienneté ou le caractère fondateur de son œuvre. Cette autorité accroît la nécessité d'un discours informatif et véridique alors que précisément l'ancienneté même de l'auteur entraîne la rareté des faits certains. C'est généralement dans ce cas que les philologues préfèrent l'hypothèse au silence et c'est pour cette raison que des auteurs antiques dotés d'une forte autorité et en même temps très peu connus sont les objets privilégiés de ce type de discours. On pense entre autres à Homère, Hésiode ou Sappho ou encore à Esope : Cette figure mythique de l'invention des fables (Schaeffer 1985) est pourtant l'objet d'un discours philologique sérieux qui reprend en partie le mythe .

Abduction

Nous sommes donc en présence d'un discours sérieux qui, pour parler de faits passés plus ou moins inconnus, emploie des catégories comme le probable ou le vraisemblable. On est tenté en première analyse de parler non de fiction mais de conjecture. La plupart des énoncés auxquels nous nous intéresserons pourraient même se ramener à ce qu'Eco (1993:253-281) a nommé dans la lignée de Pierce des " abductions créatrices. " On appelle abduction une hypothèse qui, si elle était vraie, expliquerait un état de fait problématique. Ainsi de l'hypothèse de Mazon selon laquelle trois interpolateurs sont successivement intervenus : si cette hypothèse était vraie, elle expliquerait le manque d'unité, problématique pour le philologue, de ce passage de la Théogonie. Or toute abduction appelle autant que possible un travail ultérieur de vérification par un retour à l'encyclopédie ou au monde du savoir. Il existe toutefois une catégorie d'abduction, nommée par Eco " abduction créatrice ", dont on ne peut vérifier la vérité par un retour au monde ou à l'encyclopédie mais seulement la plausibilité ou le vraisemblable. Tel est manifestement le cas d'hypothèses sur la cécité d'Homère ou sur l'intervention d'un interpolateur qui ne peuvent en aucun cas être vérifiées par un retour au monde. En revanche les catégories du vraisemblable ou du plausible sont souvent convoquées pour justifier la validité des conjectures philologiques. On lira en ce sens une phrase de Mazon (1928) qui entend montrer qu'Hésiode parle bien de lui-même dans un passage de la Théogonie et mêle pour ce faire argument d'autorité et appel au vraisemblable:

Est-il vraisemblable en outre que l'Antiquité tout entière se soit méprise pendant plus de vingt siècles sur le sens de ces vers et que tous les poètes, orateurs et grammairiens de la Grèce et de Rome qui ont représenté Hésiode — et non son imitateur — recevant des Muses le laurier aient unanimement commis un contresens ridicule ? Il y aurait quelque impudence à faire la leçon à Callimaque ou à Virgile

En somme, les passages que l'on a isolés dans le discours philologique peuvent être traités comme des représentations sérieuses dont la fonction cognitive est réelle et qui doivent être distingués de jeux fictionnels. Dans les termes de Schaeffer (1999:216-217), un modèle mimétique non fictionnel suppose qu'entre le modèle et son objet, il existe une relation causale : le modèle possède des propriétés parce que l'objet les possède. À l'inverse, un modèle mimétique a valeur de modélisation fictionnelle quand ses propriétés locales ne sont pas forcément dues au fait que, dans le monde, il existe un état de fait possédant ces propriétés. Or l'abduction, même si elle est créative, relève du premier cas de figure et elle prétend avoir les propriétés d'un état de fait existant dans le monde. Plus précisément, et toujours dans les termes de Schaeffer (1999), on pourrait parler d'un modèle mimétique projectif d'un type un peu particulier. Le modèle mimétique projectif préexiste d'ordinaire à l'objet imité. C'est bien le cas ici si ce n'est que l'objet imité se situe dans le passé. Rétroprojection donc plus que projection ou encore modèle qui préexiste non pas tant à l'objet qu'à la découverte, bien souvent improbable, de cet objet.

Si cette description est correcte, il n'est pas pertinent d'utiliser la catégorie de la fiction pour décrire ce qui se traite aisément comme une conjecture philologique. Pourtant, nous l'avons vu, la tentation est grande d'employer intuitivement pour décrire ces conjectures des termes telles que " fiction ", " fantaisie ", " invention ". Il se trouve qu'à cette intuition répondent un certain nombre d'indices de fictionnalité.

Indices de fictionnalité

Avant d'entreprendre la quête de ces indices, on notera le caractère paradoxal de l'opération dès lors qu'on admet que toute fiction s'annonce comme fiction à travers la mise en place d'un cadre pragmatique qui délimite un espace de jeu et permet par là d'entrer dans ce que Schaeffer (1999) nomme " feintise ludique partagée ". Tel n'est pas le cas, à quelques exceptions près sur lesquelles nous allons revenir, des textes dont il est question ici. Il nous faut donc admettre, au moins à titre conservatoire, que nous cherchons des indices de fictionnalité dans des textes qui ne se donnent pas comme fictionnels, ou de manière exceptionnelle.

Il peut arriver en effet que la fiction soit annoncée comme telle. Ainsi Leduc (1976), au terme d'une étude sur le pseudo-Xénophon, possible auteur d'une constitution d'Athènes, note que nous ne savons pas qui était ce pseudo-Xénophon. Elle lance alors, comme une prière qui pourrait être aussi l'annonce d'un changement du régime référentiel de son discours : " Est-il possible de faire une petite place, après l'analyse méthodique, à l'imagination ? ". Puis elle explique effectivement comment elle imagine le pseudo-Xénophon. On notera dans cette phrase l'opposition clairement dressée entre analyse méthodique et imagination. On remarquera surtout que le terme " imagination " est assumé et préféré à celui d'hypothèse, comme s'il était signalé au lecteur que le cadre pragmatique était pour un instant modifié et que l'on est du côté de la feintise ludique partagée.

De telles annonces, qui modifient effectivement le cadre pragmatique, restent toutefois exceptionnelles et, dans l'ensemble, les indices de fictionnalité sont beaucoup plus ténus.

De manière mineure, on relèvera d'abord des indices d'une attitude plus ludique que scientifique. Du côté de l'élaboration des hypothèses, on note ainsi une certaine tendance à la gratuité. Ainsi Irigoin (1994:50-52), dans un article sur la transmission des textes antiques, s'interroge sur le destin de la bibliothèque d'Aristote, après la mort du philosophe, en 322. Il relève deux versions différentes de l'histoire de cette bibliothèque, puis choisit la version qu'il qualifie de plus romanesque, non pas parce qu'elle est romanesque mais — et l'on retrouve ici l'abduction, parce qu'elle permettrait, si elle était vraie de " fournir l'explication la plus simple de toute une série de faits ". À ce point du raisonnement, le travail de la conjecture est donc parfaitement justifié par sa fonction explicative. C'est alors qu'Irigoin entreprend de " concilier " la version qu'il a choisie avec celle qu'il vient de rejeter et forge dans ce dessein une troisième version du destin de la bibliothèque d'Aristote. Cette troisième version, outre un certain degré de complexité et d'élaboration, se caractérise surtout par sa gratuité totale. Elle n'explique pas davantage que la version des faits précédemment choisie mais se signale, en revanche, par des qualités d'harmonie et d'invention ; elle semble être là surtout pour le plaisir de la forgerie, ou en vertu d'un désir esthético-économique de ne rien laisser perdre et de tout concilier, mais non pour sa valeur heuristique ou scientifique. Cette gratuité n'est en rien une preuve de mise en fiction, mais elle invite à s'interroger sur le statut d'une hypothèse qui se signale par sa gratuité et son ingéniosité, qui semble être comme un supplément ludique au travail scientifique.

Or du côté de la réception, une observation très empirique mais sans doute significative, fait écho à l'idée de jeu et doit être signalée pour mémoire : autant que j'ai pu l'observer, de telles hypothèses philologiques provoquent bien souvent le rire ou tout au moins le sourire, comme si l'abduction était, tout simplement, amusante. Outre qu'on ne peut en faire une règle universelle, ce rire ne fait pas preuve en soi de fictionnalité ; il s'explique en partie par notre appartenance à une modernité où Borges, Nabokov et d'autres nous ont appris à rire du travail érudit, toujours proche de la folie douce ou, en tout cas, de l'excentricité. Pourtant, on ne rit pas, d'ordinaire, d'une hypothèse scientifique et ce rire est peut-être comme le signe indirect d'une fantaisie telle qu'elle ne peut être reçue que comme un jeu partagé. Aussi bien Delebecque imaginant Homère en séducteur n'est pas si éloigné du Charles Kinbote de Pale Fire et des commentaires délirants ou paranoïaques que lui prête Nabokov.

À cette première série d'indices qui tirent la science vers la gratuité du jeu, on peut ajouter un deuxième ensemble de signes que l'on tirera de la description des énoncés fictionnels proposés par K. Hamburger (1986). Hamburger décrit un certain nombre d'indices linguistiques qui sont selon elle caractéristiques de tout récit fictionnel hétérodiégiétique. Genette (1991) et plus récemment Schaeffer (1999) ont montré, dans la lignée de Searle, que ces lignes linguistiques pouvaient parfaitement se rencontrer dans des textes référentiels. Cependant il n'en reste pas moins que Hamburger a globalement raison et que ses indices de fictionnalité sont au moins une indication non négligeable de fictionnalité. Or le fait est que certaines des hypothèses savantes présentent certains de ces indices de fictionnalité. Le premier de ces indices est l'application à des personnes autres que l'énonciateur du récit de verbes décrivant des processus intérieurs. Or ce phénomène est assez massif dans les conjectures portant sur les circonstances de composition de textes littéraires ou plus généralement sur la biographie des auteurs antiques. On relève ainsi dans les phrases suivantes de Mazon (1928) qui tente de retracer les circonstances de la composition de la Théogonie, des verbes de volonté ou de perception, ou encore un complément circonstanciel (avec soin) qui tous retracent bien des processus intérieurs :

1) Hésiode, en composant son poème, voulut empêcher son frère de s'adresser encore aux juges de Thespies
2) Hésiode s'était écarté avec soin de la route du Péloponnèse
3) Hésiode s'est appliqué à poser très franchement le thème au début, se souvenant qu'il s'agit d'une œuvre à réciter.

À propos d'une interpolation, Mazon (1928) en vient même à retracer les processus intérieurs d'un hypothétique interpolateur :

L'image est saisissante. Elle a frappé un autre aède qui a voulu prolonger la description (…) Mais il est clair que ce nouveau poète ne songeait plus aux titans.

Plus frappant encore, et plus centré encore sur les processus intérieurs, ce portrait de Sappho dressé par T. Reinach:

De belle humeur et de franc parler, tressaillant à toutes les émotions de la nature et du cœur.

Hamburger définit un deuxième indice de fictionnalité dont on trouve au moins un exemple, au moins chez Mazon (1928) : il s'agit de l'utilisation de verbes de situation dans des énoncés portant sur des événements éloignés dans le temps ou situés dans le temps avec une certaine indétermination. Or Mazon, alors qu'il formule une hypothèse sur le destin subi par la sépulture d'Hésiode, écrit que " plus tard, quand le bourg eut été détruit, les habitants qui avaient survécu à sa ruine furent recueillis à Orchomène. " L'indétermination temporelle marquée par la locution " plus tard " est bien associée à un verbe indiquant une situation " eut été détruit " ; de plus, un contraste s'établit entre l'apparente précision de la subordonnée temporelle (quand le bourg etc.) et le vague de l'indication temporelle. Le livre de Patier (2000) sur Horace abonde en exemples de ces deux types et son auteur va jusqu'à adopter la forme du dialogue, autre critère de fictionnalité, après avoir d'ailleurs modifié le cadre pragmatique par l'emploi du verbe " imaginer " et la référence au romanesque :

On peut imaginer Horace recevant un jour, comme dans un roman de Pierre Loti, un suppliant message : " Père au plus mal, rentrez par le premier bateau. " (…) Il vacille. Enfin, il replie le message et le met dans sa poche. Cicéron l'interroge :
- Tu en fais une tête, Horace ! Une mauvaise nouvelle ?
- Non, non rien de grave…
- Tu es sûr ?
- Mais oui !

Ces indices ne sont pas des critères absolus de fictionnalité, mais ils sont d'autant plus troublants si on les met en rapport avec une troisième série d'indices que l'on pourrait subsumer sous l'idée de continuité de la conjecture avec le discours fictionnel. En effet, le discours savant emprunte constamment au discours fictionnel, suivant un mécanisme qui prend bien souvent la forme suivante. Dans un premier temps, le philologue brise la stipulation d'indifférence au vrai et au faux qui caractérise le discours fictionnel et il lui donne, plus ou moins explicitement, le statut d'un discours historique. Dans un deuxième temps, le contenu du discours fictionnel ainsi historicisé est intégré dans le cadre d'un discours présenté comme non fictionnel et scientifique. Ce mécanisme se réalise sous trois grandes formes.

Dans un premier cas, le plus courant, l'œuvre d'un auteur est comprise comme porteuse d'informations fiables sur la biographie de l'auteur. Ainsi de cette phrase de Mazon (1928) sur Hésiode : " Nous ne savons rien d'Hésiode, si ce n'est pas lui-même " où il faut comprendre que des textes aussi peu référentiels que la Théogonie ou les Travaux et les jours doivent être lus comme des autobiographies, ce que confirme d'ailleurs Mazon (1928) en un curieux énoncé : " il est donc strictement vrai que n'avons sur Hésiode d'autre témoignage véridique que le sien ". Il reste alors au philologue à attribuer à Hésiode les faits et gestes rapportés par ses textes, dont le statut référentiel est certes fort complexe, mais dont Mazon admettrait très certainement qu'il s'agit de mythes.

Deuxième forme de la continuité de la fiction au discours savant, on peut observer une curieuse migration des légendes dans le discours savant. Ainsi Puech (1937) peut-il fonder une affirmation sur Sappho sur le " témoignage d'Ovide dans les Héroïdes. " Dans les Héroïdes, Ovide forge des lettres fictives qui auraient été écrites par des héroïnes mythiques. C'est pourtant à propos de ce texte que Puech parle de témoignage, comme d'ailleurs Mazon à propos des textes d'Hésiode, et l'emploi d'un tel terme est caractéristique de la rupture du contrat fictionnel qui est comme imposée au texte dont le philologue veut faire une source fiable.

Il existe, enfin, un troisième cas, d'utilisation du discours fictionnel par rupture du cadre pragmatique de fictionnalité : il s'agit de ce que l'on pourrait nommer une " épuration de légendes ". Dans ce cas, le philologue commence par constater que toutes les traditions légendaires dont il dispose dont de pures sornettes, de fictions auxquelles on ne peut ajouter foi. Mais dans un deuxième temps, il assume pourtant tout ou partie de ces légendes qu'il vient de rejeter dans leur globalité parce qu'elles ne sont pas utiles à l'enquête historique, soit qu'il entreprenne d'en dégager un noyau de vérité, soit qu'il procède par croisements de légendes jusqu'à obtenir un schéma narratif qui le satisfasse. En somme, cette dernière attitude se caractérise conjointement par un rejet de la légende en tant qu'elle est légende et par un discours véridictionnel qui pourtant reprend à son compte la légende. C'est bien cela que traduit Westermann (1845), dans la préface à son édition de vies légendaires des auteurs antiques. Il commence par noter que " ce livre est plein de sornettes " (plenus est sordium liber), mais dans la phrase suivante il introduit une hiérarchie au sein de ces sornettes car " toutes ne sont pas des sornettes à un degré égal " (nec sordet pariter omnia). Car elles peuvent même être utiles à celui qui sait les utiliser correctement (qui recte uti sciat). Utiliser ici ne signifie pas déchiffrer ou interpréter les légendes, comme si elles étaient des fables ou des allégories, mais bien reprendre à son compte en brisant le cadre fictionnel. Or cet établissement d'une continuité par rupture du cadre se double d'une autre continuité avec des discours fictionnels : bien des discours philologiques ont le même contenu et le même propos que des récits fictionnels. L'exemple le plus caractéristique en est sans doute le discours qui s'est tenu pendant des siècles sur la figure de Sappho. Sappho est depuis l'Antiquité l'objet de récits mythiques dont le statut fictionnel est clair — ainsi, par exemple des Héroïdes d'Ovide ; depuis au moins le XVIIe siècle, la même Sappho est l'objet d'un discours savant qui porte et sur sa biographie et sur l'édition de ses œuvres. Parallèlement, et comme l'a montré De Jean (1994), Sappho est également l'objet de textes littéraires, poétiques ou romanesques, dont le statut fictionnel est clair. Or entre la phrase d'un savant, écrite dans un cadre pragmatique référentiel, donnant des indications sur Sappho et une phrase d'un romancier inventant Sappho, il n'existe pas de différence cognitive : les informations sont les mêmes et selon le même degré de probabilité ou plutôt d'improbabilité.

Certes il existe une différence entre ces deux discours, le premier entend viser un état de fait et le second ne s'engage pas à une telle visée. Cette différence de visée explique que tous les indices de fictionnalité que nous avons évoqués restent seulement des indices qui, pour être troublants, ne permettent pas d'affirmer que le discours philologique possède un statut fictionnel. Mais si l'on s'apercevait que le mode de référence des conjectures savantes est plus complexe qu'il ne semble, nous pourrions préciser l'intuition d'une fiction philologique.

Mode de référence des énoncés conjecturaux.

Une question se pose alors. Que se passe-t-il si la relation de causalité entre l'état de fait et le modèle mimétique projectif est rompu ? Autrement dit, on fait ici l'hypothèse que les conjectures n'ont pas pour cause les états de fait qu'elles semblent représenter.

Selon Hirsch (1967), une tentative pour combler la lacune d'un texte, dans le cadre d'une édition textuelle, peut se décrire comme un jugement de probabilité. Or, toujours selon Hirsch, mieux on connaît le contexte du texte et plus le jugement permettant de combler la lacune sera probable. Il est donc important de bien connaître un certain nombre de faits comme l'auteur, son époque, ses intentions. Le jugement de probabilité s'appuie donc sur des éléments connus. Dans les cas qui nous occupent, c'est cette possibilité de s'appuyer sur des éléments connus qui pose problème. Soit par exemple la conjecture que tel passage d'Homère est une interpolation. On a là un premier jugement de probabilité. Or ce premier jugement de probabilité se fonde non sur un état de fait, mais sur un deuxième jugement de probabilité : Homère n'a sans doute pas pu écrire ces vers. Et ce deuxième jugement de probabilité ne repose pas non plus sur un fait, mais constitue une inférence réalisée à partir du texte homérique, ou plutôt à partir d'un certain type d'interprétation du texte, en l'occurrence sur le vieux principe alexandrin qu'Homère ressemble à Homère et que tout passage singulier ou original dans le texte homérique ne peut être d'Homère. En d'autres termes, je juge probable qu'Homère avait telle ou telle intention et, par conséquent, je juge probable que ce passage n'est pas de lui.

Mais dans ces conditions que représente exactement la conjecture ? Sur quoi me renseigne-t-elle ? Elle ne me dit rien sur un état de fait qui reste invérifiable, mais à coup sûr elle me renseigne sur une interprétation d'Homère. Le modèle mimétique n'est donc qu'en apparence fondée par un état de fait appartenant à l'histoire. Il est en fait causé — sans que cela soit dit explicitement, par un autre état de fait, mon interprétation du texte. Cette description s'éclaire si on la traduit dans les termes de Goodman (1968). Soit par exemple l'affirmation que l'on trouve dans le traité Du Sublime (11-13), attribuée à Longin, sur Homère : l'Odyssée a dû être écrite par un Homère âgé car cette épopée s'intéresse plus au récit du passé qu'à une représentation directe de l'action. On dira que l'Odyssée, par sa structure exprime, c'est-à-dire exemplifie métaphoriquement, la vieillesse. Mais au lieu de poser que l'Odyssée exprime la vieillesse, Longin affirme qu'Homère, l'auteur de ce texte, était vieux au moment de sa composition. Autrement dit, au lieu de dire que le texte exprime la vieillesse, qu'il l'exemplifie métaphoriquement, Longin choisit un autre échantillon de vieillesse qui exemplifie également la vieillesse mais de manière littérale, cette fois : Homère, dans cette conjecture, est littéralement vieux. Dans l'opération, on gagne certes en littéralité, mais l'énoncé perd beaucoup en force dénotationnelle car si l'on peut considérer comme un état de fait que l'Odyssée exprime la vieillesse, la vieillesse d'Homère à l'époque où il écrivit son épopée est une donnée beaucoup moins établie, et en tout cas invérifiable. Surtout, l'énoncé " Homère était vieux " n'est qu'en apparence causé par un état de fait passé. En fait, comme nous l'avons montré à partir de Hirsch, cet énoncé est causé par un autre état de fait, une interprétation du texte d'Homère.

Il reste alors à se demander qu'elle est le rapport de représentation entre l'énoncé et l'interprétation qui le cause. La vieillesse d'Homère exprime mon interprétation du texte et l'on rencontre à nouveau un rapport d'exemplification métaphorique. La conjecture sur la vieillesse d'Homère représente donc une interprétation du texte d'une manière qui est finalement assez proche du fonctionnement de la fiction littéraire, comme le note Goodman (1992: 28) :

Dans un traité scientifique, la vérité littérale importe beaucoup, mais dans un poème ou un roman, la vérité métaphorique ou allégorie peut compter davantage et il se peut qu'un énoncé littéralement faux soit vrai métaphoriquement.

Il est alors possible de décrire ce que nous avons appelé des conjectures, comme des îlots fictionnels qui se rapporteraient métaphoriquement à un travail herméneutique. Mais même si nous nous rapprochons encore, de la sorte, de l'idée de fiction, nous nous heurtons toujours à l'obstacle que nous avons rencontré : la fiction philologique n'est pas annoncée comme fiction, le cadre pragmatique n'est pas le bon, il n'annonce pas une fiction.

Mais que se passerait-il si on modifiait ce cadre, si l'on acceptait l'idée d'un texte philologique où de temps à autre, le discours savant se donne ouvertement comme fiction.


2. Accepter la fiction ?

Commençons par préciser concrètement ce que l'on entend par changement de cadre pragmatique. Dans la collection des Belles Lettres, que nous envisageons ici à titre d'exemple, la préface suit un certain nombre d'étapes obligées, qui sont préétablis par l'éditeur. Parmi ces étapes obligées, l'auteur de la préface doit compter avec la première section consacrée à la biographie de l'auteur. Cette étape obligée explique que nous soyons en possession de biographies d'Hésiode ou de Sappho riches en conjectures et bien proches de la fiction. Changer le cadre pragmatique de cette étape obligée reviendrait simplement à ne plus intituler cette première section biographie mais récit fictionnel, à signaler ainsi au lecteur que la valeur dénotationnelle du discours n'est pas pertinente pour juger de la valeur cognitive de l'énoncé. Si ce changement de cadre ne se rencontre pas comme tel chez aucun philologue, on en trouve pourtant l'idée ou l'amorce au sein même du discours philologique. Outre le cas de Leduc (1976) qui se propose ouvertement d'inventer le pseudo-Xénophon, on pourrait encore citer la facilité avec laquelle les antiquisants emploient le verbe imaginer pour qualifier leur propre discours, ou, d'une manière qui n'est pas forcément polémique, pour caractériser le discours de leur collègue. L'ouvrage récent de Patier (2000) sur Horace juxtapose ainsi, sans que cela pose problème à son auteur, l'idée d'imagination — " Il est difficile d'imaginer la vie intérieure d'un enfant de sept ans dans l'Empire romain " (2000:21), et celle de connaissance — " La jeunesse d'Horace nous est mieux connue que sa petite enfance " (2000:41). Loraux (1999:10) laisse ouverte la possibilité d'un cadre pragmatique de fictionnalité en écrivant, au détour d'une parenthèse, que les antiquisants imaginent peut-être ( " ou que peut-être nous imaginons "). Thalman (1980:261) note encore, sans plus s'en formaliser, que beaucoup de critiques ont imaginé Eschyle pour lui prêter telle ou telle intention : " Many critics have imagined him (…) ". Plus radicalement, on pourra s'arrêter à une proposition de Lefkowitz (1981) dans son essai sur les vies légendaires des poètes antiques. Lefkowitz entend démontrer le caractère fictionnel de ces vies et elle ajoute que, si elle y parvient, les livres d'histoire littéraire devront être réécrits pour débuter non par les biographies des poètes mais par leurs propres poèmes, qui sont souvent la seule source de ces biographies. Il n'est pas innocent de vouloir superposer le texte fictif et le texte biographique et c'est là une manière de signaler que tout discours biographique est en même temps un discours fictif. De manière plus nette encore, on retrouve une propension à changer le cadre pragmatique du discours philologique dans la présentation d'une édition et traduction des poétesses grecques parue en 1998 à l'imprimerie nationale. Battistini (1998), éditeur et traducteur de ces textes, s'interroge, dans sa présentation, sur le nombre exact de poétesses grecques et notamment sur la réalité du nombre de 17 poétesses qui a été transmis par la tradition. Il s'interrompt alors brutalement et renonce manifestement à établir l'exactitude des faits : " Peu importe après tout, l'essentiel est de conjecturer ". La rupture du cadre pragmatique est ici effective car la conjecture est présentée non comme une manière de s'approcher d'un état de fait mais comme une alternative à l'établissement des faits, présenté soudainement comme inessentiel.

Mais pour modifier de la sorte le cadre pragmatique du discours savant, il est nécessaire d'accepter d'abord une faible valeur dénotationnelle de l'énoncé, ou, plus précisément, une indifférence à la valeur dénotationnelle de l'énoncé, d'accepter ensuite que l'indifférence à la valeur dénotationnelle n'est pas incompatible avec la valeur cognitive de l'énoncé. Cette valeur cognitive est de trois ordres. En premier lieu, une invention, par exemple de Sappho, renseigne parfaitement sur un certain rapport au texte de Sappho, sur une certaine interprétation de ce texte. En somme, une fiction philologique est un moyen valide et fondé de représenter un travail herméneutique. Mais outre qu'elle représente le travail herméneutique, la fiction philologique permet, plus radicalement d'autoriser cette interprétation. Car inventer un vieil Homère en train d'écrire l'Odyssée ou trois interpolateurs se succédant en cascade revient à se donner un élément absolument nécessaire à tout travail herméneutique, une supposition d'intention. C'est parce que la supposition d'intention est nécessaire à l'interprétation que la conjecture est nécessaire, mais il n'ensuit pas qu'elle corresponde littéralement à un état de fait. Pour que l'interprétation soit possible, il suffit que soit forgée cette intention et que la fiction d'intention représente exactement l'interprétation. Soit par exemple, une interprétation d'Homère, comme un texte non de la mise en abyme de l'énonciation mais comme une mise en conflits des différents narrateurs extra et intradiégétiques. Il est très difficile de tenir ce propos sans poser une intention qui explique ce dispositif, il est même fort probable qu'à un moment de l'analyse, on se laissera aller à affirmer qu' " Homère met en relief une tension entre l'aède et le narrateur intradiégétique ", voire, si l'on est d'humeur plus créative, qu' " Homère était sans doute un aède jaloux de ceux qui pouvaient raconter leur propre histoire ". Mais si une interprétation est représentée par un énoncé de ce type, il n'est pas nécessaire que cet énoncé renvoie littéralement à un état de fait. Enfin, il existe peut-être une ultime valeur cognitive de la fiction philologique, sur le plan non plus du travail herméneutique mais de la lecture simple : on peut effectivement se demander s'il est possible de lire, de prendre connaissance d'un texte, sans projeter à l'horizon de sa lecture la représentation d'un auteur, pré condition et soutien de sa lecture.

En somme, le problème n'est pas un problème de vérification. Il s'agit seulement de rendre la représentation adéquate à nos cadres cognitifs, qui comprennent certainement un discours sur l'auteur. Une telle proposition ne se ramène pas à la valorisation du pouvoir illusionniste de la fiction qui a marqué la pensée des années soixante et soixante-dix . Car en interrogeant de la sorte le pouvoir cognitif de la fiction, on ne revient pas pour autant à une fascination pour l'abolition des frontières entre le fictif et le référentiel pas plus qu'on ne pose que tout discours sur le passé est fictif. À vrai dire, il est plus commode pour interpréter de disposer de faits établis et une conjecture vérifiable par un retour aux faits est sans doute plus satisfaisante, pour le savant, qu'un énoncé ouvertement, et définitivement, fictionnel. En revanche, quand le fait est absolument introuvable et tout énoncé à son propos indécidable, n'est-il pas plus économique d'assumer le jeu fictionnel ?

On peut alors se demander pourquoi le discours philologique n'admet pas plus souvent la fiction, pourquoi le changement de cadre pragmatique que nous avons décrit n'est-il pas plus courant dans le discours savant. Moins qu'une crainte ou qu'un refus du jeu chez le philologue, on expliquera cette rareté par une difficulté pour le discours philologique à faire le deuil de la littérarité dans la référence. Pour que l'énoncé ait valeur cognitive, il doit être littéralement vrai, Homère doit vraiment avoir été vieux et il semble plus difficile d'admettre que cet énoncé soit littéralement invérifiable mais qu'il ait pourtant une certaine valeur cognitive. Ainsi se retrouvent les réticences, soulignées par Schaeffer (1999) à admettre la validité cognitive de la fiction.

Deux perspectives générales s'ouvrent alors qui portent respectivement sur le statut de l'interprétation et celui du cadre pragmatique.

En effet, si interpréter revient à supposer une intention, cette intention doit-elle forcément être littéralement vraie ? En quoi le fait de l'énoncer dans un cadre pragmatique de fictionnalité est-il moins efficace et enlève-t-il une validité à mon interprétation ? En d'autres termes, ai-je besoin que mon idée d'une intention spécifique soit littéralement vraie et univoque ou puis-je me contenter d'admettre qu'elle est possible, c'est-à-dire que mon idée de l'auteur est valide, qu'elle soit ou non vraie littéralement. Certes se pose alors la question de la validation de l'interprétation. Mais précisément est-ce le fait et seulement le fait qui peut valider une interprétation : telle la question à laquelle peut conduire l'étude des fictions philologiques.

D'autre part, on est peut-être invité, à considérer cet objet à se diriger vers la définition d'un nouveau cadre pragmatique qui n'annoncerait ni exactement la fiction, ni exactement le discours référentiel mais programmerait une indécidabilité entre les deux positions. Il n'existerait plus alors une stipulation d'indifférence au vrai et au faux, mais une stipulation d'indifférence au caractère fictif ou non de l'énoncé. Du côté de la philologie, le livre de Patier (2000) intitulé Horace à la campagne, du côté de la littérature les Vies Ecrites de Xavier Marias (Marias 1992), ou encore les Vies imaginaires de Schowb (1896) répondraient sans doute à ce critère en ce que ces textes se donnent à lire à travers une indécidabilité de leur statut fictif ou référentiel.

Ces deux perspectives, auxquelles conduit la considération de la fiction philologique, sont données ici à titre plus heuristiques que dogmatiques ; elles sont au moins la preuve que l'étude du discours savant des interrogations théoriques dont l'enjeu dépasse la simple connaissance de l'Antiquité. Mais on retiendra essentiellement de ce parcours de la conjecture à la fiction, que la fiction ouvertement assumée possède assurément une efficacité cognitive, qu'elle constitue une représentation valide à condition d'admettre qu'elle ne représente pas littéralement un état de fait passé. En somme là où Battistini écrit " peu importe après tout l'essentiel est de conjecturer ", peut-être tout philologue digne de ce nom devrait-il plutôt s'écrier " peu importe après tout, l'essentiel est d'inventer ".


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OUVRAGES CITES

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Sophie Rabau

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