Atelier




Dramaturgie du pathos (contribution à une analyse des émotions au théâtre)

Par Danielle Chaperon (Université de Lausanne)


Ce texte constitue une version remaniée de l'article paru dans dans Xi Dong / Ouest-Est, Voies esthétiques, sous la direction de François Félix, Lausanne, L'Âge d'homme, 2015, pp.255-269.


Il est reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de ses éditeurs.[1]


Dossiers Théâtre, Emotions, Pathos.






Dramaturgie du pathos
Contribution à une analyse des émotions au théâtre




Retour sur une polémique


L'été 2005, le Festival d'Avignon connaît sa 59e édition. Les spectacles vont susciter la polémique et alimenter moult réflexions sur l'état du théâtre contemporain. À en croire les commentateurs, les réactions du public (au demeurant largement exagérées par les médias[2]) avaient ainsi confirmé, à l'occasion d'une programmation très marquée par la personnalité de Jan Fabre, artiste associé[3], des positions qui polarisaient depuis une dizaine d'années le champ de la production théâtrale européenne: contre un «théâtre de texte» se dresserait le «théâtre d'images», contre le théâtre «dramatique» s'affirmerait un théâtre «postdramatique»[4], contre des artistes soucieux du plaisir du public, s'imposerait le néo-romantisme égocentrique des «poètes de plateau»[5]. Au-delà de l'intérêt présenté par cette interprétation, il paraît nécessaire de revenir à la manière dont les œuvres de 2005 — épargnées ou stigmatisées par la critique — avaient conçu leur relation avec les spectateurs. Cette problématique est d'autant plus intéressante qu'en 2009, Wajdi Mouawad[6], l'artiste associé au Festival, n'avait pas craint de se revendiquer d'un retour aux émotions, lié à la promotion de la «narration»[7] et de la katharsis. Il paraît aujourd'hui évident que les émotions, la «narration» et même la question de la katharsis ont régné semblablement sur Avignon 2005 et sur Avignon 2009, mais que les moyens descriptifs pour en prendre la mesure ont peut-être fait défaut.



Le pari du pathétique


L'hypothèse qui sera développée ici est que le (vieux) concept de pathos est susceptible de combler certaines lacunes théoriques et de rendre compte avec précision — au prix de quelques aménagements — des émotions qui ont submergé le public d'Avignon 2005 et qui le bouleversent dans nombre de salles de spectacles contemporaines. Ce projet et cette hypothèse doivent cependant surmonter un obstacle liminaire: l'usage couramment péjoratif du mot pathos[8]. Ainsi l'exemple suivant:

Souvent, les personnages parlent face au public sans se regarder. Les mots tombent comme des couperets et laissent orphelins ceux à qui ils sont destinés. Ce procédé a deux qualités. Il renforce ce climat lynchéen de figures égarées. Et permet d'éviter tout pathos[9].

Ces quelques phrases, empruntées à la rubrique «Culture» du journal Le Temps de Lausanne, sont emblématiques d'un emploi reposant sur quelques présupposés largement répandus:

- Le pathos résulte d'une certaine forme de jeu et de direction d'acteurs;
- Le pathos (ou son absence) relève d'une expérience commune, immédiatement perçue par le spectateur;
- Le pathos est «originel» et correspond à une sorte de premier degré du théâtre lié aux événements de la fiction;
- Le pathos peut (doit) être «évité» ou combattu, mais il menace sans cesse de faire retour.


Contre ces idées reçues[10], constitutives de ce que l'on pourrait appeler un pathétique restreint[11],nous faisons le pari qu'il est possible de (re)constituer les éléments d'un pathétique élargi.


Le concept de pathos est pourtant de belle ascendance classique. Il prend sa source dans la rhétorique et dans la poétique antiques et renvoie à la disposition d'esprit d'un public ému, affecté, troublé[12] par l'effet de discours éloquents. À partir de la Renaissance, le concept élargit sa portée en croisant l'histoire de plusieurs arts (en particulier celle de la peinture et la musique), avant que le déclin du modèle rhétorique d'une part et les révolutions esthétiques du XIXe siècle d'autre part ne le fassent basculer dans la caricature.


Il est utile, pour exploiter le potentiel de ce concept, de s'appuyer, en ce qui concerne le phénomène théâtral, sur un modèle de référence, inspiré en l'occurrence par la narratologie de Gérard Genette. Rappelons que celui-ci fonde son analyse du roman sur la distinction de trois aspects d'une œuvre: 1) l'Histoire, 2) le Récit, 3) l'acte de Narration. Chacun de ces aspects résulte d'un travail particulier de l'auteur. Il s'agit, pour celui-ci, respectivement:

1) d'inventer une histoire (un monde, des personnages, des situations, des événements);

2) de composer un récit sur la base de choix formels;

3) de structurer la relation qui unit le narrateur (instance qui raconte imaginairement l'histoire) et le «narrataire» (instance à qui cette l'histoire est imaginairement destinée)[13].


Ces trois aspects sont bien entendu intimement liés, que ce soit dans le processus de production (du point de vue de l'auteur) ou dans celui de la réception (du point de vue du lecteur). Néanmoins, il est loisible de décrire ces aspects séparément ou en relation duale, et les représenter ainsi sous la forme d'un triangle.



À l'instar des théories du cinéma[14], la théorie du théâtre (la dramaturgie ou dramatologie[15]) peut transposer ce modèle et l'appliquer, non seulement à l'analyse du texte dramatique[16] mais aussi à celle du spectacle théâtral. Rappelons que traditionnellement, le théâtre (comme le cinéma), raconte en montrant les événements de la fiction et non pas en les narrant. On distinguera donc, dans une œuvre dramatique: 1) l'Action, 2) le Drame, 3) l'acte de Monstration littéraire[17]; et dans une œuvre spectaculaire de la même manière: 1) la Fable[18], 2) la Performance[19], 3) l'acte de Monstration scénique.



Ce n'est pas le lieu d'énumérer toutes les retombées et toutes les échelles de ce modèle. Il suffit de dire que, dans le cas traditionnel de la mise en scène d'une œuvre dramatique — représenté ci-dessus —, les trois aspects de celle-ci (le texte) entrent en relation dynamique avec les trois aspects de l'œuvre théâtrale (le spectacle), et que le système formé par la mise en relation de ces six aspects varie aussi bien en fonction des époques, des cultures que des projets artistiques et esthétiques.


Dans sa simplicité et sa plasticité, ce modèle dramatologique a le mérite de dépasser la séparation — encore très marquée aujourd'hui — entre les études théâtrales (intéressées par les spectacles) et les études littéraires (intéressées par les textes). De surcroît, le modèle peut être adapté à l'analyse de textes et des spectacles qui ne racontent apparemment rien (lyriques, descriptifs, pédagogiques, argumentatifs) ou qui ne relèvent pas de la fiction (comme les documentaires, témoignages, autobiographies) ainsi qu'à celle de spectacles libérés de toute référence à un texte antérieur (écriture de plateau, performance art, improvisation) et ouverts aux autres arts (danse, vidéo, art plastique, musique). Il s'articule également sans difficulté avec les instruments d'analyse couramment appliqués à l'étude du théâtre: la linguistique de l'énonciation, la grammaire du récit, la sémiologie, l'esthétique de la réception, les théories de la lecture, la phénoménologie, etc. Dans le cadre de la présente étude, ce modèle a été l'un des moteurs de l'élargissement recherché du champ d'application du concept de pathos ou du pathétique.


Ainsi notre hypothèse première peut-elle être précisée. Nous postulons en effet que le concept de pathos, dans sa version élargie, est applicable à des phénomènes relevant des six aspects du système décrit ci-dessus, et partant, que des émotions peuvent être suscitées chez un lecteur ou un spectateur par:

– les personnages de la fiction, ce qu'il éprouvent et ce qui leur «arrive» (l'Action, la Fable);

– les aspects formels et structurels de l'œuvre littéraire ou scénique (le Drame, la Performance);

– la relation proposée par l'œuvre avec ses destinataires (la Monstration littéraire, la Monstration scénique).



Fragilités et solidités


Pour mieux comprendre la portée d'une telle définition d'un pathos élargi, il faut en revenir aux origines de la tradition occidentale, c'est-à-dire à la Poétique d'Aristote. On sait que le théâtre est pour le philosophe une «représentation de l'action» (mimèsis praxeôs). Or, dans son esprit et celui de ses contemporains, l'action (praxis) doit être distinguée des autres modalités de la vie active[20], à savoir le travail (ponos) et la fabrication (poièsis). La praxis a pour particularité d'être dominée par l'inquiétude et l'incertitude. L'action humaine — chacun de nos gestes, chacune de nos paroles — s'inscrit en effet dans la complexité physique des choses mais surtout dans l'enchevêtrement des relations que nous entretenons les uns avec les autres[21]. De ces gestes et de ces paroles, les conséquences sont à la fois imprévisibles, irréversibles et interminables. Aristote doit admettre qu'il est vain de chercher à formaliser et à maîtriser scientifiquement ce processus. C'est pourtant de la praxis, précise-t-il, que dépend le succès ou l'échec, le bonheur ou le malheur de tout un chacun[22]. En raison même de l'importance de cet enjeu, et de la défaite de la science et de la philosophie en la matière, la représentation de la fragilité des existences humaines en société sera la grande affaire du théâtre, qu'il soit comique ou tragique. Comme l'écrira formidablement Saint-Evremond: «ce n'est pas tant la nature humaine qu'il faut expliquer que la condition humaine qu'il faut représenter sur le théâtre»[23]. Charge au théâtre d'entretenir chez le citoyen grec l'assurance qu'un pilotage des affaires humaines est possible et de développer cette forme de sagesse pratique que le Stagirite appelle par ailleurs la phronèsis[24].


Pour Aristote, la fragilité de la praxis peut en effet être conjurée par la représentation de l'action (mimèsis praxeôs). Telle est du moins la promesse de la katharsis: la pitié et la crainte, suscitées par la vulnérabilité (et l'aveuglement) des personnages, sont des émotions qui peuvent être «purgées» au moment de la contemplation et de la compréhension de l'œuvre, si celle-ci est dotée des qualités requises[25]. C'est que l'œuvre résulte d'une activité poétique (poièsis) qui, contrairement à la praxis, est une tâche technique, planifiée et terminée. La katharsis tragique (ou comique) rend ainsi supportable et même agréable le spectacle de la fragilité humaine. Il importe beaucoup à Aristote que le citoyen grec ne soit pas handicapé dans son action par la pitié et par la crainte (ou par le mépris et la honte éveillés par la comédie), que celui-ci persiste dans ses projets politiques et préserve sa volonté de vivre avec les autres[26].


Soulignons que tous les aspects de l'œuvre (dans le sens des schémas triangulaires présentés supra) participent à ce que l'on peut nommer, avec Arendt, sa solidité. On le sait, Aristote se préoccupe surtout de la solidité poétique du texte, estimant que celle-ci est à la fois nécessaire et suffisante. Il s'attache ainsi à décrire par le menu les qualités requises par l'agencement des faits du muthos (l'Action). Il ne manque pas cependant d'évoquer également les agréments du verbe, du découpage en épisodes et du nombre de protagonistes (relevant du Drame) ainsi que le plaisir provoqué par la musique et la danse (qui renvoient à la Performance). Le spectacle est aussi une œuvre (composée, préparée, répétée) mais il est aussi, au moment où il se déroule concrètement, une activité sociale et politique. Le spectacle — éphémère, de surcroît — relève donc de la praxis et pourrait aisément retomber dans le monde de l'incertain; c'est pourquoi il est, à Athènes, dûment encadré par l'organisation rituelle des Dionysies. Cette organisation, en particulier, définit «solidement» la place de chacun dans la relation de Monstration spectaculaire[27].


Il se trouve qu'aujourd'hui la fragilité atteint l'ensemble de la poièsis théâtrale. Le processus a commencé, pour ce qui est du texte, à la fin du XIXe siècle, on le sait (c'est ce que l'on a appelé selon les cas «crise de l'action», «crise du personnage», «crise du dialogue», et bien sûr «crise du drame»). Tel qu'il a pu se déployer au Festival d'Avignon en 2005, le théâtre contemporain explore en effet toutes les figures de la fragilité en démontant au besoin les formes historiques de la solidité (Action/Fable, Drame/ Performance, relations de Monstration). C'est l'ensemble de ces figures et de ces formes qui constituent les éléments de ce que nous avons appelé un pathétique élargi. Le pathos du jeu occupe sans doute une place dans cette constellation, mais elle n'est pas centrale. Le jeu, comme les autres éléments, entre bien plutôt dans un délicat système de tensions; il contribue à une mécanique de forces opposées de la fragilité et de la solidité, à une dynamique de processus de fragilisation et de solidification dont la résultante est vécue, parfois désagréablement, par le spectateur. Ce désagrément, comme on le verra, est moins dû à l'absence de katharsis, qu'au caractère dialectique, difficultueux et souvent inachevé de celle-ci. En un mot, effectuer la katharsis (gérer, comme on dit aujourd'hui, des émotions, contempler et comprendre) est devenu, pour le spectateur, une activité inquiète, incertaine assimilable à la praxis[28]. Une telle évidence mérite cependant d'être détaillée.



Émotions et situations


Reste en effet à définir plus précisément le lien entre la fragilité, le pathos et les émotions. L'émotion, si l'on en croit à la fois les éthologues et les psychologues sociaux, peut être définie comme la réaction automatique à tout changement brutal d'une situation d'équilibre établie entre un individu et son environnement[29]. Les situations et les changements brutaux qui les perturbent[30] peuvent être de plusieurs ordres: (a) vital, (b) social, (c) cognitif. L'émotion n'est autre que le symptôme d'un mécanisme physiologique de survie qui permet à l'individu de mobiliser l'énergie nécessaire à sa réaction. Une femme peut par conséquent être émue ou affectée lorsque: (a) elle perd le contrôle de sa voiture sur une route de montagne, (b) un proche parent la trahit, (c) un attentat bouleverse ses certitudes politiques. Ajoutons que l'émotion est tout aussi forte lorsque le changement de situation est positif: un homme est ému lorsque: (a) il apprend que sa tumeur au cerveau est bénigne, (b) il est frappé par un «coup de foudre» (c), un gourou le soulage de toutes ses angoisses métaphysiques[31].


Le pathos antique est très proche de ces réactions affectives automatiques, mais, malgré son origine étymologique, le terme n'est pas — dans son succès ultérieur comme dans sa disgrâce actuelle — un simple synonyme d'émotion. Il renvoie, du moins dans son sens technique, moins à la réaction de celui qui pâtit d'un renversement de situation, qu'à la réaction affective d'un témoin. Plus étonnamment encore, le terme pathos désigne (en régime rhétorique) l'émotion provoquée chez ce «témoin», par la représentation d'une situation délicate, d'un événement perturbateur ou d'un individu malmené. Les connotations négatives dont le terme pathos se trouve aujourd'hui chargé sont du reste le résultat de cette médiation par la représentation: l'émotion peut en effet être rejetée par celui qui l'éprouve lorsque ce qui la suscite paraît être sciemment provoqué voire simulé dans le seul dessein de toucher celui qui en est le témoin. C'est précisément lorsqu'on refuse d'être ému, que l'on qualifie aujourd'hui une situation ou un individu de pathétique. Enfin, en régime poétique (le théâtre et l'épopée[32]), on parle aussi de pathos quand une émotion est produite chez le «témoin», par une représentation fictionnelle de la fragilité de l'existence humaine. Le pathos s'annonce dans ce cas clairement comme étant l'effet d'une intention et d'un savoir-faire. Le spectateur devrait dès lors se laisser émouvoir puisqu'il qu'il a accepté le pacte fictionnel — pourtant, il lui arrive encore de renier honteusement le caractère automatique de ses affects. C'est pourquoi il sait gré si couramment au comédien d' «éviter tout pathos»[33].


Articulons maintenant les six aspects de notre modèle dramaturgique avec les trois types de situations que nous venons de décrire.



Fable: situations des personnages


Sans surprise, on constatera que depuis toujours, les Actions et les Fables exploitent, par le biais de la fiction, les trois types de situations (vitales, sociales, cognitives) dont les perturbations sont vécues par les personnages, Ainsi: (a) la ville de Thèbes est décimée par la peste; (b) l'autorité d'Œdipe est remise en question par le peuple; (c) Œdipe comprend qu'il est le meurtrier qu'il poursuit — et qu'il faut croire aux oracles et écouter les devins. Le spectateur entretient alors une relation d'empathie avec le personnages.



Monstration scénique: situations des spectateurs


L'acte de Monstration concerne quant à lui très directement le spectateur (plus que le lecteur[34]) par la relation établie entre celui-ci et les instances en charge de la représentation. Néanmoins, de même que les événements de l'Action ou de la Fable sont atténués par la fiction, de même ce qui arrive au spectateur est souvent l'objet d'une figuration. Ainsi, (a) le spectateur est placé dans une situation vitale, bien que l'acte de monstration lui assigne en principe une place qui le met à l'abri des menaces physiques, son inscription sensible et corporelle dans le dispositif théâtral n'est pas toujours confortable ou de tout repos; (b) Le spectateur est placé dans une situation sociale car l'acte de Monstration, qu'il soit littéraire ou scénique, suppose une relation contractuelle en vertu de laquelle on lui promettra, par exemple, tel type ou tel genre de spectacle, tel comédien dans tel rôle, on lui garantira que les comédiens seront sur scène et les spectateurs dans la salle, que le spectacle durera deux heures et qu'il y aura une entracte – de telles promesses, on le sait, peuvent être évasives, fallacieuses ou franchement rompues; (c) le spectateur est placé dans une situation cognitive car le spectacle est supposé être proportionné à ses facultés d'appréhension et d'interprétation — mais ces facultés sont parfois mises à mal.


On comprend que si le spectateur considère, dans une salle de théâtre, qu'il prend place réellement dans ces trois situations vitale, sociale et cognitive, et non pas dans un dispositif qui les figurent[35], il sera amené à ressentir des émotions vécues «au premier degré». Ainsi en a-t-il été de la colère, de l'indignation, de la honte voire de la haine qui auront été ressenties par les spectateurs du Festival d'Avignon 2005. Tout autre aurait été leur réaction s'ils avaient considéré que les trois situations précitées font l'objet, à chaque spectacle, d'une construction qui est partie intégrante de l'œuvre présentée, qu'elles relèvent donc de la figuration voire de la fiction — comme il en fut des situations des personnages. Il n'est certes pas facile, pour un spectateur, d'admettre qu'il puisse être le matériau ou le produit d'un dispositif[36]. Pourtant, il est bel et bien invité à considérer sa propre situation de la même manière que les autres éléments du spectacle. Toutes ses émotions peuvent donc à bon droit être qualifiées de pathétiques dans la mesure où elles sont non seulement ressenties, mais volontairement produites dans le cadre d'une représentation et souvent d'un pacte fictionnel (ou figural). Tout comme la pitié et la crainte du dispositif aristotélicien, il faudrait admettre que l'indignation, la colère ou la haine du spectateur, devraient faire l'objet d'un processus de katharsis. Voilà qui complique singulièrement les choses — nous y reviendrons.



Performance: situations des performers


Qu'en est-il du Drame et surtout de la Performance, outre qu'ils peuvent l'un et l'autre satisfaire ou décevoir les attentes du spectateur? La situation de «fabrication» de l'œuvre scénique n'est ni celle où se trouve le personnage, ni celle où est placé le spectateur et le praticien qui s'adresse à lui. On pourrait en déduire qu'elle n'est pas susceptible de susciter des émotions, puisqu'il s'agit d'une situation où seuls les professionnels sont placés. Parce qu'ils produisent techniquement le spectacle comme œuvre, les praticiens sont en effet dans une position de maîtrise et de virtuosité (c'est à quoi servent la formation au métier et les répétitions). D'abord, ce serait oublier l'accident! En effet, le spectacle vivant — c'est même sa particularité — n'est pas à l'abri d'un trou de mémoire, d'un accessoire manquant, d'une robe qui se déchire, d'un décor qui tombe. Lorsqu'il arrive quelque chose de ce genre sur le plateau, l'émotion du spectateur est immanquablement au rendez-vous (pitié pour le comédien à qui son texte échappe, inquiétude pour celui qui tombe ou éclat de rire envers celui qui se trompe d'accessoire[37]). Il s'agit pour le coup d'une émotion réelle — partagée avec les membres de la troupe — qui ne relève pas directement de l'œuvre. Qu'arrive-t-il cependant si l'accident[38] est programmé, si son éventualité fait partie de l'œuvre, si le spectacle se soumet volontairement à l'aléa ou au risque, si le comédien se met sciemment en danger — comme c'est le cas dans le performance art? Les praticiens présents sur scène sont en effet susceptibles d'être «ébranlés», au cours même de leur activité de fabrication, par exemple lorsqu'ils sont placés: (a) dans une situation vitale où le performer s'engage physiquement, se brutalise, s'épuise; (b) dans une situation sociale où la personne présente sur le plateau renonce à faire montre d'une maîtrise technique supérieure à celle du spectateur; (c) dans une situation cognitive où le comédien, obéissant aux ordres de quelque démiurge (réel ou imaginaire), accomplit les gestes qui sont attendus de lui sans parfois être conscient de ce qu'il donne à voir et du sens qu'il produit. Le théâtre contemporain se plaît en effet à montrer des professionnels qui renoncent à tout savoir-faire et des non-professionnels qui en sont a priori dépourvus. C'est que la place même du performer fait l'objet d'une représentation[39], d'une figuration et d'une fiction. Elle peut donc susciter pleinement une émotion de type pathétique — c'est-à-dire, selon notre définition, une émotion qui n'est pas vécue au premier degré parce qu'elle est identifiée comme un effet intentionnel, de nature esthétique.



Conclusion


La fabrication du spectacle, contrairement aux recommandations d'Aristote, n'a donc sur les scènes actuelles pas toujours la solidité propre à la poièsis. Tout se passe comme si les œuvres étaient volontairement fragilisées et livrées à la contingence. À Avignon, en 2005, pouvaient donc être qualifiées de pathétiques (1) les représentations extrêmes de la fragilité humaine dans une fiction; (2) les atteintes «postdramatiques» à la construction de l'œuvre littéraire ou scénique et (3) les ruptures des contrats qui lient ordinairement les artistes et les spectateurs. Les événements fictionnels ont été jugés violents, obscènes ou absurdes, les formes ont paru incohérentes, inachevées ou laides et les artistes ont semblé être méprisants, agressifs ou égocentriques. Ces différentes facettes du pathos théâtral ont sans doute conjugué leurs effets dans certaines œuvres présentées, mais ce ne fut guère général. Ce n'est que par l'accumulation des spectacles que l'on peut comprendre pourquoi des œuvres, radicalement différentes (dont certaines avaient déjà tourné), ont pu être assimilées dans leur réception et converger dans une réception catastrophique.


Force est de constater cependant que le public fait aujourd'hui au théâtre l'épreuve répétée de la fragilité humaine. Nul doute que les artistes contemporains estiment que celle-ci doit être moins conjurée que rappelée (parce qu'elle est aujourd'hui dénigrée, déniée, refoulée dans une société dominée par la logique économique[40]).


Qu'en est-il alors de la katharsis si toute solidité logique, formelle et relationnelle semble avoir déserté les scènes contemporaines? En examinant les spectacles — ceux des dix dernières années, par exemple —, on remarquera que systématiquement quelque chose «tient» et résiste au processus de fragilisation: la composition de l'image scénique chez Romeo Castellucci, la construction musicale chez Christoph Marthaler, la relation de tendresse entre les membres de la troupe chez Pippo Delbono, l'amicalité de l'adresse au public chez Oscar Gomez Mata, les corps athlétiques chez Jan Fabre, la sincérité de l'indignation politique chez Rodrigo Garcia, la sincérité vitale de l'aveu chez Angelica Liddell… Faut-il pour autant parler de katharsis?


Pourquoi pas, si l'on n'oublie pas de préciser qu'elle est mise sous tension avec d'autres composantes des œuvres. A ce titre, on peut aussi rappeler que la katharsis produit aussi des émotions (le fameux plaisir d'Aristote). Dans la mesure même où il n'existe plus — de manière préalable et reconnaissable — de promesse «poétique», l'émotion est particulièrement forte lorsqu'apparaît un sens sous la forme d'une illumination, la surprise d'une beauté inattendue, un moment de connivence inespérée avec l'artiste ou une soudaine complicité au sein du public. Le spectateur est alors, tout simplement, «ému». Car, si nous avons des mots pour dire la peur, la pitié, la colère, l'indignation, la tristesse, la honte, nous utilisons souvent cette expression, «être ému», dans le cas où le vocabulaire fait défaut, c'est-à-dire très précisément quand est constatée «l'émergence de valeurs positives au sein de valeurs négatives»[41]. Cette émotion accueillerait donc, dans le contexte du théâtre contemporain, l'apparition inespérée d'un élément de solidité poétique. Solidité partielle et éphèmère, aussi précieuse que rare, susceptible malgré sa propre fragilité, d'inscrire une énergie cathartique dans le champ de forces du pathétique.




Danielle Chaperon, (Université de Lausanne)
(2015 pour la première édition; texte révisé en mars 2017 pour l'Atelier de Fabula)




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[1] Cet article est le fruit d'un travail de recherche mené en compagnie de Christian Geffroy-Schlittler et de Julie-Kasuko Rahir dans le cadre d'un projet commun à l'Université de Lausanne, à La Haute école de théâtre de Suisse romande (La Manufacture) et au Théâtre Saint-Gervais Genève. Une première version de cet article figure dans un ensemble de documents publiés, sous le titre — et la forme — de «Boîte à Pathos», en collaboration avec la Haute école d'Art et de Design (HEAD) de Genève (édition limitée à 100 exemplaires numérotés, Genève, HEAD, 2013).

[2] Voir Emmanuel Ethis, Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas, Avignon ou le public participant, une sociologie du spectateur réinventé, Montpellier, L'Entretemps éditions (Champ théâtral), 2008.

[3] Jan Fabre fut en 2005 l'artiste choisi par les directeurs du Festival, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, pour être associé à la programmation. Jan Fabre était le deuxième artiste associé, après Thomas Ostermeier en 2004 (date de l'entrée en fonction des deux jeunes directeurs qui succédaient, pour deux mandats de cinq ans, à Bernard Fabre d'Arcier).

[4] Voir Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'Arche, 2002 [1999 pour l'édition allemande].

[5] Voir par exemple Georges Banu et Bruno Tackels (coord.), Le Cas Avignon 2005, Vic-la-Gardiole, L'Entretemps éditions, 2005; Carole Talon-Hugon, Avignon 2005, Le conflit des héritages, Du Théâtre, Hors-série n°16, juin 2006.

[6] Voir l'opuscule distribué gratuitement aux spectateurs du Festival: Wajdi Mouawad, Hortense Archambault, et Vincent Baudriller, Voyage pour le Festival d'Avignon 2009, Paris, P.O.L./Festival d'Avignon, 2009.

[7] Les guillemets signalent ici un usage courant, dans le domaine du théâtre, du terme de narration pour désigner ce qu'il faudrait plutôt désigner comme un retour au fait de raconter des histoires, la plupart du temps, fictionnelles. Voir Danielle Chaperon, «Le travail de la narration», dans Arielle Meyer Mac Leod et Michèle Pralong (éd.), Raconter des histoires, Quelle narration au théâtre aujourd'hui?, Genève, MetisPresses, 2012, pp.27-41.

[8] L'irruption du mot en français est due à Molière, en 1672. Dans un livre récent, Anne Coudreuse précise que le terme «pathos» était entendu comiquement depuis cette première occurrence (l'usage d'un mot grec passant pour particulièrement pédant). Ce n'était en revanche pas le cas de l'adjectif «pathétique», inauguré par Corneille en 1660, dont l'usage était purement technique. Voir Anne Coudreuse, Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères (L'Esprit des lettres), 2013.

[9] Marie-Pierre Genecand, «Une Alice aux enfers à la Comédie», Le Temps, 1er octobre 2009.

[10] Voir à ce sujet, Jean-Pierre Siméon, Quel théâtre pour aujourd'hui? Petite contribution au débat sur les travers du théâtre contemporain, Besançon, Les Solitaires intempestifs (Essais), 2007.

[11]L'expression est un hommage au célèbre article de Gérard Genette, «La rhétorique restreinte», in Communications, n°16, 1970, pp.158-171.

[12] Cicéron utilisera l'expression «perturbatio animi», souvent reprise au XVIIe et XVIIIe siècle en guise de synonyme à la fois de pathos et de «passion».

[13] Il est à noter que Gérard Genette, dans Figures III (Paris, Seuil, 1972), concentre ses analyses sur les relations entre les trois aspects en question, en non pas sur chacun d'entre eux.

[14] Voir par exemple, André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, Paris, Nathan, 1990; Gaudreault, André, Du littéraire au filmique, Paris, Nathan/Armand Colin, 1999.

[15] Certains auteurs distinguent la dramaturgie (orientée vers un savoir-faire pratique) et la dramatologie (orientée vers un savoir théorique).

[16] Comme l'a proposé — sans faire beaucoup d'émules — Manfred Pfister (Das Drama, Munich, W. Fink Verlag, 1982).

[17] La monstration, dans le texte dramatique, consiste à donner à «voir» des énonciateurs, et à «entendre», au discours direct, leurs discours. Aucun narrateur ne s'interpose entre le lecteur (qui prend la place d'un témoin direct) et les événements. Les didascalies émanent d'un «montreur» qui se contente de décrire, au présent, les circonstances de l'énonciation des répliques. Comme le rappelle Corneille, dans son examen d'Horace, le roman, quant à lui, «ne donne rien à voir».

[18] Le terme de «Fable», qui désigne «l'histoire que raconte un spectacle», a été inspiré par l'usage qu'en fait Bertolt Brecht.

[19] Le terme de «Performance», qui désigne la prestation scénique telle qu'elle a fait l'objet d'une composition ou d'un protocole, est emprunté au vocabulaire anglo-saxon dans lequel il bénéficie d'une forme de neutralité esthétique.

[20] Voir Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961.

[21] Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

[22] Voir Jacques Taminiaux, Le Théâtre des philosophes. La tragédie, l'être, l'action, Grenoble, Jérôme Million, 1995. Hannah Arendt rappelle pour sa part que les choses de la vie biologique (et de la mort) sont, pour un citoyen Grec, indignes d'entrer en ligne de compte. «[…] celui qui tenait à la vie par un trop grand amour avait une âme non libre et esclave, vice pour lequel la langue grecque n'avait qu'un seul mot [philopsychia].» Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique? Paris, Seuil (Points), 1995, p.83.

[23] Saint-Evremond (Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Evremond), «Défense de quelques pièces de théâtre de Mr. Corneille» [1677], Œuvres en prose, vol. IV, Paris, Didier, 1969, p.429. Je souligne.

[24] Voir Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris, Puf, 1963. «Que la phronesis diffère de la sophia — comme la sagesse pratique de la sagesse spéculative — tant par son objet que par sa validité spécifique est le vecteur essentiel du livre VI de L'Ethique à Nicomaque: la phronesis ne relève pas du savoir de l'immuable, et nous ne saurions attendre, dans l'ordre des choses humaines, des démonstrations parfaites. La distinction rigoureuse entre le nécessaire et le contingent, le domaine de la scientificité et celui de l'agir, interdit donc l'idée d'une «science» de la pratique ou de la politique.» (Myriam Revault d'Allonnes, Ce que l'homme fait à l'homme, Essai sur le mal politique, Champs/Flammarion, 1999, [Seuil 1990], p.82.)

[25] Pour Aristote, pitié et crainte sont les émotions spécifiquement suscitées chez le spectateur par la représentation des renversements de fortune. Ces deux émotions doivent être surmontées car elles figent également la pensée, l'esprit de décision et l'action. Des autres émotions — en particulier celles qui seraient éprouvées par les personnages eux-mêmes — il n'est pas question dans la Poétique (le rire et le mépris mis à part, mais ceci est une autre histoire). Aristote écarte donc ce que Marmontel appellera le «pathétique direct» par opposition au «pathétique réfléchi» (voir infra).

[26]Pour Myriam Revault d'Allones, pitié et crainte seraient deux pathologies de la philia, c'est-à-dire des «pathologies originaires du lien social» (sous les espèces respectivement de la fusion et de la dislocation du groupe). Voir Ce que l'homme fait à l'homme, op. cit. p.90.

[27] On pourra en trouver la description dans les ouvrages pourtant anti-aristotéliciens de Florence Dupont.

[28] De même, pour le praticien faire du théâtre, n'est plus — seulement ou simplement — une affaire de poièsis. Ailleurs, je me suis risquée à décrire le déplacement de l'activité théâtrale, dans le champ du travail (ponos) au gré de certaines «qualités» attribuées à celui-ci par Hannah Arendt, à savoir son caractère vital et répété. Voir Danielle Chaperon, «Le travail de la narration», art. cit., et «Le travail de la lecture», in Izabella Pluta (dir.), Metteur en scène aujourd'hui — identité artistique en question?, Rennes, PUR (à paraître, 2017).

[29] Ces définitions sont inspirées par Bernard Rimé, Le Partage social des émotions, Paris, Puf (Quadrige), 2009 [2005].

[30] Nous parlerons d'«ébranlements», terme cher à Wajdi Mouawad qui l'emprunte au philosophe Jan Patocka. Todorov parle plus volontiers, dans un contexte de recherche comparable au nôtre, de «perturbations». Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, 1970.

[31] Aristote traitait de manière égale les renversements du bonheur au malheur et du malheur au bonheur, sur la base du fait qu'ils prennent toujours la forme de la surprise.

[32] Le pacte factuel est un pacte de «véridiction». La science historique, le documentaire et le témoignage reposent sur un pacte factuel. Tout mensonge est un accroc à ce pacte.

[33] Quelles que soient leurs causes — et en dépit de l'altérité, de la représentation, de la fiction —, les émotions reposent sur les formidables capacités empathiques que l'être humain partage avec de nombreux animaux. Il conviendrait cependant de distinguer entre elles la contagion émotionnelle, l'empathie et la sympathie (comme le recommande Frans de Waal dans L'Age de l'empathie, Paris, Les liens qui libèrent, 2010).

[34] Ce constat mériterait d'être approfondi, mais force est de constater que la situation du spectateur est plus concrètement soumise à un dispositif que celle du lecteur.

[35] Ailleurs, j'ai décrit le lien qui s'instaure entre les composantes d'un «public» (contre la radicalité de l'idée de spectateurs à cet égard totalement «émancipés»), comme une «amicalité fictive». Voir Danielle Chaperon, «Écoles d'amicalité», Frictions, Former à la mise en scène, Hors-série n°6, Paris, 2015, pp.81-85.

[36] Ni pour un comédien d'être dépendant des spectateurs — en particulier si sa capacité de performer est atteinte. Voir à ce propos Richard Schechner, Performance, Expérimentation et théorie du théâtre aux USA, Paris, Editions théâtrales, 2008: «Les plaies, c'étaient la peur et l'hostilité réelles que ressentaient les interprètes envers les spectateurs et inversement. Les interprètes avaient l'impression que, si on laissait le choix au public, celui-ci ne voudrait pas que la pièce reprenne. Les étudiants de Livingston sentaient qu'en tant que spectateurs, les interprètes les manipulaient et les ridiculisaient. Driver jugeait que cette peur et cette hostilité étaient liées à l'insécurité profonde de tout interprète envers son corps, ses capacités et sa valeur.» (p.227).

[37] On songe à l'anecdote racontée par Denis Podalydes dans Voix off, (Paris, Mercure de France, 2008, p.130) où l'un de ses camarades entre en scène avec superbe, Antiochus au début de l'Acte III de Bérénice, ayant oublié qu'il avait chaussé en coulisses de chaudes charentaises à carreaux.

[38] On ne parlera pas ici des accidents de production qui sont pourtant nombreux: mésentente dans la troupe, dépression d'un des membres de la distribution, difficulté technique ou financière, problème avec les détenteurs des droits d'une œuvre littéraire… La nature exprimentale des œuvres ainsi que l'état général des métiers du spectacle sont peut-être à l'origine d'une multiplication de ces accidents dont les spectateurs — quoiqu'ils en aient — sont souvent les témoins involontaires.

[39] Certains interprétent cette représentation du praticien en tant que praticien comme un renoncement à la fiction, comme une «présentation» et non comme une représentation.

[40] On pourrait se risquer à dire que le théâtre contemporain est moins préoccupé de conjurer la pitié et la crainte, que la honte d'être un être fragile (ce qui n'est pas tout à fait la «honte d'être un homme» de Primo Lévi ou de Deleuze). J'y vois l'une des raisons de l'émergence actuelle de nouvelles formes de comique, mais ceci est une autre histoire.

[41] Voir à ce propos Julien Deonna, «Être ému», dans Les Ombres de l'âme, Penser les émotions négatives, Genève, Markus Haller, 2011.



Danielle Chaperon

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Mai 2017 à 17h42.