Atelier




Le mensonge sur scène: la performance infinie

par Danielle Chaperon (Université de Lausanne)


Le présent essai est issu du volume Textes en performance. Actes du Colloque du CERNET (27-29 novembre 2003), sous la direction d'Ambroise Barras et Éric Eigenmann, (Genève, MétisPresses, 2006, p.107-123), dont notre revue des parutions Acta fabula avait rendu compte. Amendé par l'auteur sur quelques points, ce texte est repris dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de ses premiers éditeurs.


Dossiers Théâtre, Mise en scène, Performance






Le mensonge sur scène:
la performance infinie



Pragmatique de la scène (rappels)


Au théâtre, comme dans la vie, le plan des énoncés et le plan de l'énonciation sont complémentaires et inséparables: les échanges sont difficilement interprétables lorsque manque la perception ou la connaissance des circonstances dans lesquelles ils sont ou ont été produits. L'ensemble de ces circonstances (qui parle? à qui? sur quel ton? à quelle distance de son interlocuteur ? en présence de qui? dans quel lieu? etc.) constitue la situation d'énonciation ou, si l'on préfère, le cadre de la performance des répliques. La mise en scène théâtrale entreprend, pour chaque échange ou ensemble de répliques, de réaliser une situation d'énonciation intéressante (ce qui ne veut pas forcément dire vraisemblable). La scène donnera donc à voir les corps de ceux qui parlent, elle les vêtira et les placera, elle calculera les distances qui les séparent les uns des autres, choisira chaque posture, chaque geste, chaque mimique. On le comprend aisément au nombre de décisions qui sont à prendre en la matière, la mise en scène invente, bien plus qu'elle n'actualise des situations qui seraient prédéfinies. C'est dire que l'art théâtral inverse en quelque sorte le processus pragmatique naturel: ordinairement, les circonstances préexistent aux énoncés, à ces paroles qu'elles provoquent en partie. Patrice Pavis a bien vu qu'entre le texte et la scène, il se crée une curieuse boucle interprétative:

La mise en scène s'efforce de trouver pour le texte dramatique une situation d'énonciation qui corresponde à une manière de donner sens aux énoncés. Les énoncés textuels apparaissent alors à la fois comme le produit de l'énonciation et le texte à partir duquel la mise en scène imagine une situation d'énonciation à l'intérieur de laquelle le texte prend son sens […]. La mise en scène n'est pas une translation du texte vers la scène, mais un essayage théorique qui consiste à mettre le texte sous tension dramatique et scénique, pour expérimenter en quoi l'énonciation scénique provoque le texte. Elle instaure un cercle herméneutique entre énoncé à dire et énonciation ouvrant le texte à plusieurs interprétations possibles. (Pavis 1990, p. 31)

Dans le texte dramatique, cependant, les énoncés ne sont pas livrés tout nus, c'est-à-dire dépouillés de toute inscription (préalable, si l'on veut) dans une situation. Certains éléments du contexte d'énonciation sont bel et bien présentés dans le texte. Le texte de théâtre, comme on le sait, se compose en réalité de deux couches textuelles: le dialogue et les didascalies (voir par exemple UBERSFELD 1977 et 1990). Si le dialogue est constitué d'énoncés, les didascalies décrivent, de manière plus ou moins développée, la situation d'énonciation. Ce sont les didascalies qui permettent de savoir qui parle, sur quel ton, à qui et en présence de qui, en quel lieu, etc. Il se trouve que le théâtre classique est très économe en didascalies. L'Abbé d'Aubignac[1] aurait même préféré n'en voir aucune, estimant qu'elles gênent le lecteur du texte en mêlant une voix parasite (celle du «poète») à celles des personnages. Mais comment se passer des didascalies quand le risque est trop grand de voir les énoncés «dénudés» sombrer dans l'énigme? Pour comprendre comment le souhait de d'Aubignac pouvait, à son époque, être (presque) exaucé, il faut admettre que nombre d'éléments de description de la situation d'énonciation peuvent se trouver ailleurs que dans les didascalies, et être pris en charge par les personnages eux-mêmes. Nul besoin, par exemple, de préciser «(En criant)» avant une réplique, si la suivante commence par «Ne criez pas si fort!». Il y a donc une part didascalique dans le dialogue, qui assure l'ancrage pragmatique de celui-ci: ce sont les didascalies internes[2], nommées ainsi par opposition aux didascalies externes (celles attribuées au «poète»). La présence, dans le texte dramatique, des didascalies (internes ou externes), ne menace guère les plates-bandes du metteur en scène actuel. Celui-ci jouit d'une liberté entière et réalisera sur le plateau, avec les moyens propres à son art, les situations d'énonciation qu'il désire à son tour montrer — fussent-elles proprement inimaginables du point de vue de l'auteur[3]. Il peut ne pas tenir compte des didascalies externes (sauf quand elles sont signées par Beckett qui a pris la précaution de les garantir par testament); cela est d'autant plus facile qu'elles ne sont pas prononcées sur scène et que le spectateur peut en ignorer la teneur et l'existence. Il peut aussi contredire les didascalies internes, bien que celles-ci soient émises avec les répliques, mais elles sont subjectives c'est-à-dire relatives au point de vue d'un personnage. Ce dernier peut non seulement se tromper dans sa perception de la situation, mais il peut être de mauvaise foi ou tout simplement ironique. Ainsi «Vous pleurez, Madame» (célèbre réplique de la Zaïre de Voltaire) semble indiquer que la jeune femme pleure (c'est évidemment ce que Voltaire entendait). Le metteur en scène peut néanmoins décider qu'Orosmane se trompe (et que Zaïre rit) ou encore que, Zaïre restant de glace, Orosmane indique ironiquement par ces mots qu'elle devrait ressentir quelque chose[4]. Enfin, le metteur en scène profite du fait qu'une grande partie des données concernant les situations d'énonciation ne sont pas mentionnées dans le texte (la didascalie complète, comme la description exhaustive, est une utopie typiquement littéraire). D'innombrables aspects ou détails ne sont pas même mentionnés et le metteur en scène le plus fidèle est contraint de prendre ses responsabilités en même temps que des décisions.


Il faut ajouter une étape à cette suite de rappels. Tout serait (presque) simple si la pragmatique théâtrale ne reposait pas en réalité sur une double énonciation — et donc une double performance. Les énoncés prononcés sur scène (mais tout aussi bien ceux qui sont imprimés dans le livre) dépendent en réalité de deux situations conjuguées: la première (celle dont nous avons parlé jusqu'à présent) prend place dans le monde de la fiction, entre les personnages — nous l'appellerons Situation A; la seconde s'établit, dans la salle, entre un metteur en scène[5] et un public (mais aussi entre un auteur et ses lecteurs) — nous l'appellerons Situation B. Or, les auteurs et les metteurs en scène ne dominent pas la Situation B comme ils règnent en maître sur la Situation A (chacun dans son médium). Pas moyen, en effet, de choisir entièrement son public, d'agir sur la situation géographique, sociale ou historique, de modifier ou de nier le contexte culturel, moral, scientifique, politique de la publication ou de la réalisation. Ils doivent se soumettre à l'existence de ces données, et en particulier tenir compte (pour s'y conformer ou se rebeller) du fait que les relations entre le public et l'artiste sont soumises à des normes historiquement et culturellement partagées. De véritables contrats ou «pactes de communication» organisent, plus ou moins tacitement, ces relations.



Le mensonge dans le texte dramatique


La question du mensonge met particulièrement en valeur les plans théoriques rappelés ci-dessus. Le mensonge est en effet une sorte de cas limite de l'énonciation théâtrale. En raison même des problèmes pragmatiques qu'il fait surgir lors de la lecture ou du spectacle, le mensonge va nous permettre de mesurer l'amplitude du geste de la mise en scène, à un point où sa trajectoire est la plus excentrique.


Avant de se concentrer sur le destin dramatique et théâtral du mensonge, il convient de le définir en tant que phénomène pragmatique ordinaire. Le mensonge, on le sait, n'est pas simplement un énoncé contrefactuel: sa valeur de vérité effective est même indifférente. Mentir c'est dire ce que l'on sait — ou que l'on croit savoir — être faux. Pour être un (vrai) menteur, l'énonciateur doit non seulement vouloir produire un énoncé faux, mais avoir l'intention de tromper son interlocuteur sur la nature de cet énoncé, c'est-à-dire espérer que l' énoncé sera pris pour vrai[6]. Ces intentions coupables (si on les mesure à l'aune des maximes de Grice) doivent bien entendu rester secrètes: rien dans l'énoncé ni dans l'énonciation (gestes, ton de la voix, adresse…) ne doit en manifester l'existence, sous peine d'échec. Remarquons en passant, qu'en tant que performance, le mensonge requiert des compétences toutes spéciales. Il exige une maîtrise du regard, du souffle, des intonations, du corps tout entier par lequel la vérité brûle naturellement de se manifester. Au théâtre cette maîtrise va de soi et constitue l'art même du comédien (le leur a-t-on assez reproché!); c'est paradoxalement l'une des raisons de la difficulté de la représentation, sur scène, de l'énonciation mensongère: un menteur maladroit — et donc repérable — peut aisément passer pour un comédien inexpérimenté.


Le mensonge n'est pas à proprement parler un acte de langage, car il n'est pas reconnu, lors de l'échange, pour ce qu'il est: c'est un acte de langage feint, plus exactement c'est une assertion simulée. Dans l'assertion, en effet, le locuteur a l'intention de dire la vérité (ou ce qu'il tient pour vrai) et a l'intention de transmettre une information de qualité à son interlocuteur. L'interlocuteur du menteur pense que celui-ci respecte les règles de l'assertion. Paradoxalement, donc, le mensonge n'est réussi en tant qu'acte, que lorsqu'il est confondu avec un autre. Résumons donc avec l'aide précieuse d'Anne Reboul :

Un mensonge est un énoncé quelconque qui correspond à l'accomplissement d'un acte illocutionnaire d'assertion et où : a) le locuteur ne croit pas à la vérité de ce qu'il dit; b) le locuteur a l'intention que son interlocuteur croit qu'il (le locuteur) croit à la vérité de ce qu'il dit. (Reboul 1992, p. 136).

Le mensonge n'est décelable que par rapport à une croyance (celle du locuteur qui croit savoir que son énoncé est faux) et par rapport à une intention (celle du même locuteur qui veut tromper son interlocuteur). Voilà deux états psychiques qui relèvent de l'intimité de la personne, c'est-à-dire dans le cas d'une fiction littéraire de l'intériorité du personnage. Or, le narrateur dramatique (le montreur) [7] n'est pas en mesure de dévoiler le mensonge, puisque l'intériorité des personnages lui est proprement inaccessible. Au théâtre comme dans la vie, parce que l'accès à la conscience des personnages est fermé (disons: parce que la focalisation est externe), l'énoncé sincère et l'énoncé mensonger se ressemblent comme deux gouttes d'eau.


Avant de décrire la manière dont la dramaturgie classique surmonte le risque, éthiquement et esthétiquement inacceptable, d'une telle confusion, rappelons que le lecteur d'un texte dramatique est dans une situation cognitive assez inconfortable. En effet, le montreur, non seulement ne narre rien, mais il ne montre qu'une petite partie de l'Action et du monde de la Diégèse. D'abord, tous les faits qui se déroulent ou se sont déroulés dans le hors-scène ou pendant les ellipses (entre les actes ou entre les scènes) échappent au contrôle du lecteur qui doit s'en remettre aux récits et descriptions produits par les personnages (productions qu'on peut dire intradiégétiques). Ensuite, certains éléments «montrés» (c'est-à-dire situés dans l'espace scénique donné à voir, du moins imaginairement, au lecteur) peuvent être eux-mêmes altérés par le rapport que peuvent en faire les personnages. Le lecteur n'est en somme sûr que d'une chose: le texte des répliques est prononcé par des locuteurs dûment désignés par les didascalies d'attribution, et dans les conditions décrites par les autres didascalies externes. En revanche, les aspects de la situation d'énonciation dont seuls les personnages témoignent sont sujets à caution. Ainsi en est-il de l'aspect physique des personnages, du ton de leur voix, de leur mimique, de leurs mouvements et de tous les éléments du contexte auxquels les personnages font allusion, et dont certains deviendront peut-être, lors de la mise en scène, perceptibles par le spectateur. Mais quel que soit le désir du metteur en scène, d'autres éléments ne resteront perceptibles (au sein de la fiction) que par les personnages: la température, les éléments tactiles, les odeurs, etc. Une grande partie de l'Action — même lorsque celle-ci se déroule dans l'espace scénique — repose donc sur le témoignage des personnages. Or, et c'est là que nous devions en venir, les personnages sont tous potentiellement des menteurs, ou pour le moins sont susceptibles d'avoir une vision partiale des événements. Faut-il croire Dorine lorsqu'elle fait le portrait de Tartuffe? Faut-il croire Mme Pernelle lorsqu'elle reproche à Elmire d'être trop coquette? Et qu'en est-il des pâleurs de Bérénice, des douleurs de Phèdre, des larmes de Zaïre qu'un spectateur, tout attentif et armé d'une lorgnette qu'il puisse être, serait bien en peine de percevoir? On voit ici que c'est toute la catégorie des didascalies internes qui est suspecte. Seule la voix du montreur (et donc les didascalies externes) est digne de foi, c'est-à-dire qu'elle l'est autant que celle d'un narrateur (hétérodiégétique) de roman. Enfin et surtout, le lecteur dépend des personnages pour tout ce qui concerne leur intériorité, leurs états émotionnels, leurs désirs. Et donc, parmi tout cela, leur intention de mentir.


Or, en raison de la double énonciation inhérente au mode dramatique, lorsque le personnage ment (pour des raisons qui ne regardent que lui), il ment simultanément au lecteur ou l'induit en erreur. La dramaturgie classique, éprise de clarté et d'intelligibilité en ce qui concerne l'intrigue et sa logique (le muthos d'Aristote), ne saurait accepter une telle situation. Elle a donc élaboré un dispositif d'accompagnement destiné au lecteur (et au spectateur[8]) afin que celui-ci ne soit pas victime de sa dépendance cognitive envers les personnages. Ce dispositif consiste en un ensemble de signaux dont est accompagnée, précédée ou suivie l'émission de l'énoncé mensonger. (Il suffit d'adapter certains de ces signaux pour qu'ils soient utilisables dans les cas d'énoncés erronés.)



La signalétique du mensonge

Le théâtre exhibe les mille et une façons de violer les lois conversationnelles. […] Quand on ment dans la vie, le mensonge passe inaperçu, il n'est compris que dans l'après-coup; au théâtre, il est éclatant, fait pour être perçu par le spectateur, qui lui sait que le locuteur ment. (Ubersfeld 1996, p. 79)

Anne Ubersfeld ne semble pas s'étonner outre mesure de cette transparence: tout conspire pourtant à ce que le théâtre soit un lieu où le mensonge ne soit en rien plus éclatant que dans le monde ordinaire! S'il l'est — et de fait il le sera pendant quelques siècles — c'est par un effort spécial des auteurs, et en aucun cas une pente structurelle du mode dramatique lui-même. C'est dans le cadre de cette élaboration volontariste de la lisibilité du mensonge, qu'il faut comprendre ces quelques phrases d'Houdar de la Motte, écrites dans le premier quart du XVIIIe siècle:

À propos de ce Proculus accusé de poltronnerie [il s'agit d'un personnage de sa tragédie Romulus], malgré ce qu'il dit lui-même, j'ajouterai une réflexion dont je ne trouverais peut-être pas une occasion si naturelle : c'est qu'il ne faut jamais imputer aux personnages d'une pièce ni plus ni moins qu'ils ne disent. Ils n'ont point de secret pour le spectateur; et ils ne sont autre chose que l'assemblage des discours qu'on leur fait tenir. On peut bien dire qu'un personnage se contredit ou se dément, mais jamais qu'il se déguise, à moins qu'il ne l'avoue lui-même dans la pièce, ou que l'auteur n'ait l'art de le faire entendre par le moyen des autres personnages. On a raison dans le monde de ne pas croire les gens sur leur parole, parce qu'alors il y a une personne et des discours. Ce n'est pas de même au théâtre: ce sont les discours qui constituent la personne, il n'y a rien à distinguer. Convainquez l'auteur, s'il y a lieu, de n'avoir pas connu la nature et d'avoir allié des sentiments qui ne s'accordent pas ensemble; mais prenez toujours le personnage pour ce qu'on le donne, quelque chimérique qu'il puisse être. On étudie les hommes dans la société pour pénétrer dans leur cœur au-delà de ce qu'ils en découvrent; les hommes qu'on voit au théâtre sont tout dévoilés, et ne sont précisément que ce qu'ils paraissent. (La Motte 1722, p. 584)

Dans le cadre classique, qui est celui encore dans lequel œuvre La Motte[9], le mensonge ne doit donc jamais être supputé gratuitement et il doit être désigné en tant que tel à l'attention du lecteur/spectateur. Bien souvent, l'auteur dramatique, préférant la redondance à l'équivoque, combinera et multipliera les indices. La convention veut alors qu'en l'absence de signal, l'énoncé sera tenu pour vrai ou du moins pour sincère (c'est-à-dire que le locuteur croit à sa vérité). La difficulté est que l'efficacité de l'énonciation mensongère, dans le cadre de l'action fictive, ne doit pas être entamée par la clarté de la signalétique. Autrement dit cette efficacité doit rester entière au niveau intradiégétique (l'Énonciation A) pour satisfaire à la vraisemblance, tout en étant dévoilée au niveau extradiégétique (l'Énonciation B). Les deux énonciations, qui la plupart du temps s'accomplissent au théâtre de manière convergente[10], doivent dans le cas du mensonge être dissociées et produire concurremment des effets différents: tromper dans un cas, ne pas tromper dans l'autre. On peut distinguer plusieurs types de signaux qui pour être soustraits à l'attention des dupes, n'en sont pas moins évidents pour le lecteur/spectateur.



Les didascalies


Une didascalie externe d'indication de jeu («en mentant») est, on le devine, plus utile au lecteur qu'au spectateur (et au comédien). L'indication n'est pas suffisante pour assurer une compréhension correcte lors du passage à la scène. Un exemple intéressant figure dans La Marianne de Tristan l'Hermitte: «SALOME, en faisant semblant de pleurer […]». On peut également se souvenir de la fameuse note du Tartuffe, «C'est un scélérat qui parle» ou de la didascalie «faisant l'hypocrite» qui précède la fausse conversion de Dom Juan. Autant ce type d'indication est éclairante à la lecture, autant elle est paradoxale pour la scène: qu'est-ce qui distinguera, par exemple, la comédienne faisant semblant de pleurer de la comédienne faisant semblant de faire semblant de pleurer?



L'aparté


Plus efficace est l'aparté, énoncé qui échappe à la double énonciation puisqu'il n'est adressé qu'au lecteur/spectateur et que les autres personnages présents ne sont pas sensés, par convention, pouvoir l'entendre. Corneille, dans l'examen du Menteur, explique que pour avoir le plaisir de reprendre un sujet très séduisant de Lope de Vega, il lui a fallu «forcer [s]on aversion pour les a parte, dont [il] n'aurai[t] pu la purger sans lui faire perdre une bonne partie de ses beautés». À l'aparté simple, il préfère d'ailleurs les dialogues latéraux qui ont l'avantage de réinstaller la double énonciation: «Je les ai faits les plus courts que j'ai pu, dit-il, et je me les suis permis rarement, sans laisser deux acteurs ensemble, qui s'entretiennent tout bas, cependant que d'autres disent ce que ceux-là ne doivent pas écouter» (CORNEILLE 1660, p.7). Dans cette pièce, en effet, Cliton (le valet) prend très souvent à part Dorante (le maître) pour lui faire reproche de ses «rêveries» ou «menteries» et les signaler par la même occasion au lecteur/spectateur. Le jeune menteur n'a de cesse, bien sûr, d'empêcher le dialogue de s'établir (Acte I, Sc.3).

CLITON, le tirant par la basque.
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez?
DORANTE
Tais-toi.
CLITON
Vous rêvez, dis-je, ou…
DORANTE
Tais-toi, misérable.
(Corneille 16602, p. 14)


Les scènes précédentes ou suivantes


Une autre technique, celle que Corneille préfère d'ordinaire aux apartés de toutes sortes, est utilisée dans La Veuve ou le Traître trahi. L'auteur s'en explique dans l'Examen de cette pièce:

Cette comédie peut faire reconnaître l'aversion naturelle que j'ai toujours eue pour les a parte. Elle m'en donnait de belles occasions, m'étant proposé d'y peindre un amour réciproque, qui parût dans les entretiens de deux personnes qui ne parlent point d'amour ensemble, et de mettre des compliments d'amour suivis entre deux gens qui n'en ont point du tout l'un pour l'autre, et qui sont toutefois obligés par des considérations particulières, de s'en rendre des témoignages mutuels. C'était un beau jeu pour ces discours à part si fréquents chez les anciens et chez les modernes de toutes les langues; cependant j'ai si bien fait par le moyen des confidences qui ont précédé ces scènes artificieuses, et des réflexions qui les ont suivies, que sans emprunter ce secours, l'amour a paru entre ceux qui n'en parlent point, et le mépris a été visible entre ceux qui se font des protestations d'amour. (Corneille 16601, p.217)

Très souvent, la scène d'annonce précède immédiatement celle où le mensonge sera commis, mais ce n'est pas toujours le cas. Pensons à l'Électre de Sophocle, dans laquelle le mensonge («Oreste est mort») est préparé lors du Prologue entre le Précepteur et Oreste, mais ne sera effectué qu'au deuxième Episode. Ordinairement, les scènes de commentaire suivent immédiatement la scène du mensonge. On peut se souvenir ici de la scène qui succède, dans Dom Juan, au revirement spectaculaire du héros ayant convaincu son père de sa repentance totale (Acte V, Sc.2):

SGANARELLE: Ah! Monsieur, que j'ai de joie de vous voir converti! Il y a longtemps que j'attendais cela, et voilà, grâce au Ciel, tous mes souhaits accomplis.
DOM JUAN: La peste le benêt !
SGANARELLE: Comment, le benêt?
DON JUAN: Quoi? Tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche était d'accord avec mon cœur? (Molière 1665, p.79)

Les scènes de dénonciation du mensonge, qu'elles soient préalables ou ultérieures, mettent souvent en scène le menteur annonçant ou commentant lui-même son énonciation. Ces scènes, quasi métadiégétiques, soulignent le fait que seul l'énonciateur peut être sûr de ses intentions, et qu'il est donc le meilleur garant de la nature, mensongère ou sincère, de ses énoncés. Parfois le menteur monologue brièvement. La Fausse Suivante de Marivaux est émaillée de scènes de ce type (Acte II, Sc.1):

TRIVELIN, seul
Me voici comme de moitié dans une intrigue assez douce et d'assez bon rapport, car il m'en revient déjà de l'argent et une maîtresse; ce beau commencement-là promet encore une plus belle fin. Or, moi qui suis un habile homme, est-il naturel que je reste ici les bras croisés? Ne ferai-je rien qui hâte le succès du projet de ma chère suivante? Si je disais au seigneur Lélio que le cœur de la Comtesse commence à capituler pour le Chevalier, il se dépiterait plus vite, et partirait pour Paris où on l'attend. Je lui ai déjà témoigné que je souhaiterais avoir l'honneur de lui parler; mais le voilà qui s'entretient avec la Comtesse; attendons qu'il ait fini avec elle. (Marivaux 1724, p.351)



Contradictions avec les données précédentes de l'action


Lorsque l'énoncé entre en contradiction avec des éléments présentés plus tôt dans l'Action, il risque fort d'être mensonger (ou de résulter d'un quiproquo, avec lequel il est important de ne pas le confondre). En régime classique, par convention, les faits présentés dans l'exposition sont en effet dignes de foi. Ainsi le premier mensonge de Dorante dans Le Menteur (il raconte qu'il revient d'Allemagne, où il fit la guerre pendant quatre ans, et qu'habitant Paris depuis un an il aime en secret la belle à laquelle il ose pour la première fois adresser la parole) entre en contradiction avec l'exposition où l'on a appris que Dorante est arrivé la veille à Paris, qu'il n'est pas amoureux et qu'il fut jusqu'à ce jour étudiant en droit à Poitiers (Acte I, Sc.1 à 3). Dans La Fausse Suivante, l'exposition, et l'exposition seule, contient tous les éléments véridiques qui seront nécessaires à la compréhension de l'action par le lecteur/spectateur.



L'épreuve des faits


Parfois, le menteur n'est pas dénoncé par un témoin de sa duplicité, mais par l'irruption d'un élément qui contredit à l'évidence ses propos. Un beau cas de ce type se trouve, encore une fois[11], dans Le Menteur: Dorante vient d'affirmer à Cliton qu'il s'est battu en duel avec son ami Alcippe, et qu'il a laissé celui-ci pour mort après l'avoir proprement embroché. Arrive alors sur scène Alcippe, ce qui suscite l'aparté suivant de Cliton: «Les gens que vous tuez se portent assez bien» (Acte IV, Sc.1 et 2).



La thématisation par le titre de la pièce ou le nom du personnage


La signalétique, dans les œuvres d'obédience classique, est abondante. Cependant, plusieurs mensonges successifs du même locuteur, auront pour conséquence que les signaux pourront progressivement se faire plus discrets. Ainsi en est-il de Dorante dans Le Menteur, et de Dom Juan dans la pièce éponyme. Mais cette économie est rapidement fallacieuse. En effet, c'est alors quand le menteur est sincère[12] qu'une signalétique sera nécessaire. Dans le même ordre d'idée, il est évident que les énoncés d'un personnage sont d'autant plus facilement suspectés et reconnus comme trompeurs que le locuteur est désigné — par le titre de la pièce, par un patronyme marqué par la tradition (Scapin, Matamore…) — comme menteur ou hypocrite. La Fausse Suivante ou le fourbe puni annonce deux menteurs que l'on identifie rapidement. Tartuffe ou l'imposteur en annonce au moins un.



Les conditions de la confiance


On voit que, dans ces conditions, une grande partie du texte dramatique sert de support, ou de tuteur à l'autre, réglant la bonne réception du texte et prenant en charge une des fonctions allouées d'ordinaire au narrateur.


Si le lecteur/spectateur était soupçonneux, il pourrait néanmoins se dire que toute cette signalétique, dans la mesure où elle est prise en charge par les personnages, reste suspecte. Ce lecteur/spectateur aurait cependant tort de se méfier... Il se trouve que la signalétique prend en compte la nature des échanges dans lesquels elle prend place. On peut en effet classer les échanges par ordre décroissant de fiabilité, et remarquer que la signalétique s'inscrit de préférence dans les premières catégories :


Du plus fiable…

– Monologue

– Aparté simple

– Monologue du héros devant confident (faux dialogue)

– Dialogue héros / confident

– Dialogue sujet / adjuvant[13]

– Dialogue adjuvant / adjuvant (au même projet)

– Dialogue opposant / opposant (au même projet)

– Dialogue sujet / sujet (concurrence possible entre les projets)

– Dialogue sujet / objet (rapport de séduction ou d'agressivité)

– Dialogue opposant / adjuvant (au même projet)

– Dialogue sujet / opposant

… au moins fiable.


Une telle échelle de la fiabilité est intradiégétique (elle dépend de la situation d'Enonciation A). Destinée au lecteur/spectateur, mais profitant d'échanges à haut potentiel de confiance, elle est ainsi habilement intégrée au monde de la fiction et gagne en vraisemblance. Au sommet de ce classement, et presque hors-concours, trône le monologue. Le monologue, étant un artifice dramatique permettant l'exhibition du discours intérieur du personnage[14], on conçoit mal en effet qu'il puisse être mensonger. Mais n'oublions pas que c'est la convention qui garantit historiquement cette transparence, tout comme l'assurance que les données de l'action livrées dans l'exposition sont dignes de foi. Ces deux phénomènes, par exemple, relèvent donc aussi d'un contrat de type extradiégétique. Dans ce cadre (et dans ce cadre seulement) le lecteur/spectateur n'a aucun souci à se faire à propos de la signalétique à lui destinée. La vigueur du contrat de confiance — entre auteur et public, entre montreur et lecteur/spectateur — est cependant circonstancielle. Dans sa variante la plus forte[15], ce contrat assure au lecteur/spectateur une compréhension optimale de l'intrigue (voir Aristote, d'Aubignac, Diderot, Lessing…). Il restera en vigueur, peu ou prou, jusqu'à la fin du XIXe siècle. Diderot pouvait ainsi écrire :

Tout doit être clair pour le spectateur. Confident de chaque personnage, instruit de ce qui s'est passé et de ce qui se passe; il y a cent moments où l'on n'a rien de mieux à faire que de lui déclarer nettement ce qui se passera. […] Que tous les personnages s'ignorent, si vous le voulez; mais que le spectateur les connaisse tous. (Diderot, 1758, p.196-7).

La signalétique que nous avons décrite n'est donc opératoire que dans les œuvres d'obédience aristotélicienne (pour aller vite): le lecteur/spectateur doit être en mesure de distinguer le vrai du faux, la sincérité de l'hypocrisie, car la compréhension de l'action est nécessaire, soit à la catharsis, soit au plaisir (c'est l'option de Diderot). On voit que cette exigence (aussi bien esthétique que philosophique et commune aux XVIIe et XVIIIe siècles) doit lutter contre la nature du mode dramatique qui accorde de fait, sur bien des éléments (l'intériorité, le hors-scène, le passé…), un avantage cognitif aux personnages. Ce n'est pas que le montreur ne puisse, lui aussi, être partial. Corneille avoue par exemple, dans l'un de ses Trois Discours sur le poème dramatique, qu'il ménage le capital de sympathie que le lecteur/spectateur doit conserver envers Rodrigue, en escamotant hors-scène le meurtre du père de Chimène, alors qu'il avait montré la scène du soufflet. Cette partialité, cependant, ne peut pas aller, avant la fin du XIXe siècle, jusqu'au mensonge, ni même jusqu'à la dissimulation[16].


De nombreuses pièces du XXe siècle obéissent encore aux normes classiques en ce qui concerne la signalétique du mensonge: le boulevard (fondée sur la complexité de l'intrigue), un certain théâtre psychologique, le théâtre néo-classique (de Giraudoux, de Cocteau ou d'Anouilh) mais aussi le théâtre d'idées de Sartre ou de Camus. A partir de la fin du XIXe siècle, l'existence de ce contrat implicite n'est pourtant plus systématique ou certaine: aucun lecteur/spectateur ne peut a priori compter sur elle (à moins de connaître l'auteur et l'esthétique dans laquelle il s'inscrit ordinairement). Que pouvons-nous attendre — exemple parmi d'autres — des personnages de Claudel? Mais sans doute Beckett est-il l'auteur qui trouble avec le plus de perversité son lecteur et son spectateur.



Fin de partie de Beckett: la diégèse incertaine


La consistance spatio-temporelle du monde de la diégèse (de la fiction) est au théâtre presque en totalité assurée par les personnages. Lorsque le lecteur/spectateur ne peut plus compter sur la franchise et la collaboration du montreur, ce monde deviendra difficile à dessiner. C'est ce qui advient dans Fin de partie de Beckett. Les personnages semblent a priori se répartir les compétences. Clov, qui est le seul personnage mobile de la distribution, a le monopole de l'accès (visuel et kinésique) à l'espace extra-scénique (la cuisine et le monde extérieur). Hamm, aveugle et paralysé, semble quant à lui détenir un savoir sur le passé (familial et historique), en raison de son âge et de sa maîtrise des modèles narratifs. Tout cela devrait suffire à transmettre au lecteur/spectateur (par des descriptions et des récits intradiégétiques) une vision globale de l'univers de la fiction. On se rend vite compte cependant que Hamm fabule, invente, joue au romancier, et que Clov n'est pas franc. Celui-ci mentant parfois manifestement à Hamm à propos de l'espace scénique (le chien, la position du fauteuil, le réveil…), pourquoi ne lui mentirait-il pas au sujet de l'espace extra-scénique et de tout ce qui n'est pas montré (c'est-à-dire l'extérieur du «refuge», la cuisine, le contenu des placards, des boîtes et des poubelles)? Le lecteur/spectateur ne sait pas mieux à quoi s'en tenir en ce qui concerne le passé commun de Hamm et de Clov. Comment en sont-ils arrivés à la situation de pénurie actuelle? A quelle époque vivent-ils? Le lecteur/spectateur ne sait donc pas si le monde est véritablement désert, mort et gris derrière les murs de la maison, si toute vie a vraiment disparu, ou si tout cela n'est qu'un fantasme de Hamm, respecté par Clov, à moins que cela ne soit une fiction imaginée par celui-ci pour se venger de son tyran. Dès lors, tout ce qui se passe sur scène reste énigmatique : le lecteur/spectateur ne peut que constater son incapacité à faire sens en se basant uniquement sur ce qui lui est montré. Cet inconfort du lecteur/spectateur est d'autant plus sensible (douloureux ou jouissif, c'est selon) que Fin de partie est en relation intertextuelle avec une pièce du répertoire classique: Le Malade imaginaire de Molière. Comme dans Le Malade imaginaire, les personnages de Fin de partie se mentent et se dupent, mais à quel moment et dans quel but, on ne sait. La parenté de Fin de partie avec la comédie de Molière ne fait qu'accentuer le malaise du lecteur/spectateur ou, au contraire, l'aider à faire le deuil du contrat aristotélicien. Ce n'est pas qu'on ignore (comme chez Koltès, par exemple) ce que désirent les personnages: il s'agit de finir (un désir concernant le temps) et de partir (un désir touchant l'espace). Mais quel est le monde où ces désirs veulent être réalisés? Que signifie finir dans un monde dont on connaît pas l'origine et les rythmes naturels, que signifie partir dans un monde dont on ignore la géographie?


Dans En attendant Godot, il y a pire encore. Les didascalies internes (prononcées par les personnages) entrent parfois en contradiction avec les didascalies externes, à tel point que le lecteur/spectateur en vient à douter du montreur (l'exemple du «même garçon que la veille» du second acte est emblématique: pour certains personnages, il semble évident que le garçon n'est pas le même que la dernière fois, et que nous ne sommes pas le lendemain de la veille...). Mais soyons plus précis: ce n'est pas tant la sincérité ou l'impartialité du montreur qui est ici mise en doute, que sa compétence. Plus rien ne nous garantit que le montreur beckettien maîtrise mieux l'action et le monde de la diégèse que les personnages. Le montreur serait donc dans l'erreur plutôt que dans le mensonge. Reste que si le montreur est innocent, l'auteur l'est peut-être moins (ce que lui reprochait Michel Vinaver)…[17]


Le montreur et l'auteur deviennent suspects, le contrat de confiance qui les liait au lecteur et au spectateur est rompu. De nombreuses œuvres contemporaines, de Beckett à Vinaver en passant par Koltès et Sarraute, témoignent de cette disparition — salutaire, bien sûr, et non sans connotations politiques — d'un certain confort cognitif accordé au spectateur.



La mise en scène des classiques


Le plus intéressant est sans doute que cette disparition du contrat de confiance ne touche pas seulement l'écriture dramatique contemporaine. Par ricochet, c'est-à-dire par le biais de la mise en scène, le répertoire classique se trouve lui-même emporté dans des zones d'intranquillité[18]. La signalétique que nous avons décrite, frappée de péremption, va en quelque sorte réintégrer le cadre de la fiction, au lieu d'en assurer l'armature métadiégétique. Ce faisant, elle devient fallacieuse. Pourquoi croirait-on aujourd'hui[19] les personnages qui monologuent ou se confient à leur «personnel»? Pourquoi se fierait-on à un montreur volontiers partial et qui entretient avec l'Histoire des relations ambiguës? Rien n'est plus facile à un metteur en scène que de répartir différemment les mensonges et les vérités, puisqu'il a conquis la latitude de créer une situation d'énonciation qui contredit ou confirme les dires d'un personnage. «Le plaisir théâtral, pour le spectateur, gît dans la différence entre ce qu'on dit et ce qu'on montre», écrivait Antoine Vitez (Vitez 1974, p.50). Le metteur en scène a donc la possibilité de toucher au vif la signalétique, d'en paralyser les effets et de la rendre elle-même mensongère ou erronée. En somme, le metteur en scène peut non seulement transformer un personnage sincère en menteur, mais il peut transformer le montreur digne de foi, en menteur (par action et par omission)…


On l'a dit, le metteur en scène peut prendre des décisions qui contredisent les didascalies externes et prendre le contre-pied des didascalies internes: il lui suffit de décider que le personnage, lorsqu'il les prononce, est ironique, mensonger ou dans l'erreur. C'est dire qu'un mensonge (dans le texte) peut devenir une vérité (sur la scène), simplement parce que cette vérité devient possible (et surtout intéressante ou troublante) dans les circonstances choisies par le metteur en scène. Ainsi en est-il, dans la mise en scène de Jacques Lassalle, de l'attirance réelle ressentie par Elmire — marginalisée dans une famille qui la considère comme un corps étranger — envers un Tartuffe séduisant et rejeté comme elle. Elle ne mentira donc pas tout à fait à Tartuffe lorsqu'elle lui montrera son désir à l'Acte IV. De même, une vérité (dans le texte) peut devenir (sur scène) une erreur manifeste ou une antiphrase. Un énoncé ironique (dans le texte) peut devenir (sur scène) un mensonge ou une assertion véridique. On conçoit que ces variations sont capitales et qu'elles peuvent modifier entièrement l'action telle qu'elle se présentait dans le texte dramatique.


Ainsi les pièces — et parmi elles suprêmement les pièces dites classiques — sont-elles devenues pratiquement inépuisables, ouvertes à toutes les performances, non pas tant en elles-mêmes que parce que chaque acte de langage, placé dans une situation d'énonciation inédite, peut subir un déplacement significatif sur l'axe de la sincérité (du plus sincère ou moins sincère). En raison même de la dépendance cognitive des spectateurs envers les personnages, c'est le monde de la diégèse tout entier qui peut se métamorphoser. De la performance, dépend donc l'univers de la fiction lui même, dans toutes ses dimensions: spatiales, temporelles et humaines.



L'Ecole des femmes de Didier Bezace : le mensonge envahissant


L'École des femmes présentée par Didier Bezace en 2001 au Festival d'Avignon est une belle démonstration de l'étendue des possibilités ouvertes par cette capture des pièces classiques dans le champ d'attraction des dramaturgies sans foi ni loi. Le plateau, minuscule (8m2), est posé comme un radeau sur la scène de la Cour d'honneur (qui a une ouverture de 40m). Autour de ce radeau, un réseau orthogonal de poutrelles étend ses ramifications impraticables; entre les vides dessinés par celles-ci, surgissent des pointes de clochers de pierre blonde rappelant ceux de la ville d'Avignon alentour. Ce décor représente symboliquement l'univers mental dans lequel vit Arnolphe: il domine la ville, est le spectateur intouchable des turpitudes d'une société constituée de femmes infidèles et de cocus. Les personnages qui voudront s'entretenir avec Arnolphe (omniprésent dans la pièce, à l'exception d'une seule scène), devront pour le rejoindre escalader une échelle ou passer par une trappe (aucune entrée ou sortie ne s'accomplit horizontalement avant le dénouement). Jusque là, rien qui ne confirme l'action imaginée par Molière (pour autant qu'on puisse entièrement en préjuger). Mais le dispositif est complété par l'une des grandes baies gothiques du mur qui occupe le fond de la Cour d'honneur. Cette fenêtre est située beaucoup plus haut qu'Arnolphe, loin derrière lui qui occupe l'avant-scène. Elle lui reste invisible car il ne regarde jamais dans cette direction. Or, depuis cette fenêtre, les autres personnages (tour à tour, par groupes ou tous ensemble) observent avec attention ce qui se joue sur le petit plateau. Ceux qui viennent parler à Arnolphe (Horace, Chrysalde, Agnès, surtout) font des signes à ces spectateurs intradiégétiques: signes d'intelligence et parfois d'accablement. Il s'agit pour chacun de ces personnages (Alain et Georgette, Oronte et Enrique y compris) de guérir Arnolphe de sa lubie, et l'on comprend, à leurs dialogues mimés en aparté, que tous ont pitié de lui et agissent pour son bien. Nous voilà dans une triple situation d'énonciation (les dialogues avec Arnolphe sont montrés à des spectateurs fictifs qui suivent avec attention les étapes d'une sorte de cure): et celle-ci modifie gravement la répartition des énoncés mensongers et sincères. Ainsi Horace sait-il fort bien que M. de la Souche et Arnolphe ne font qu'un, quand il raconte toutes les étapes de la séduction d'Agnès. Nul doute que ce récit est en grande partie inventé pour l'occasion (et donc mensonger). Par exemple, la blessure spectaculaire qu'il arbore (Acte V, Sc.2) après sa (fausse) chute, est manifestement feinte. De son côté Agnès n'est pas (ou n'est plus) l'oie blanche du texte, elle a déjà accepté d'épouser Horace et elle tente de faire comprendre à Arnolphe — lui mentant avec méthode et observant ses réactions — qu'il est coupable de l'avoir si mal élevée. Quant à Chrysalde, il s'efforce de raisonner son ami parce qu'il sait, mais sans le dire, que le père légitime d'Agnès a déjà repris ses droits. Alain et Georgette participent à leur manière au psychodrame thérapeutique qui est joué à l'intention de leur maître: eux non plus ne sont pas si bêtes que l'on croit. Bref, il n'y a pas un énoncé prononcé par tous ces personnages qui ait le même sens dans le spectacle que dans le texte de Molière: seul Arnolphe reste pragmatiquement le même, ne sachant pas cependant que tous ses secrets et mensonges sont éventés: ce que confirme à sa manière le fait que toute la signalétique gravite autour de lui.


Il a donc suffi d'une fenêtre et de quelques regards pour faire entièrement basculer la vérité et le mensonge dans cette pièce… Non: d'une fenêtre et d'innombrables et merveilleuses subtilités de jeu qui, à tout instant, renouvellent entièrement le caractère des interlocuteurs d'Arnolphe. On se plaira à voir dans cet homme en noir (Pierre Arditi, monumental), fièrement campé sur son radeau à la dérive, le symbole du texte dramatique classique emporté sur une mer de potentialités (presque) infinies. Et sans doute l'aventure est-elle d'autant plus merveilleuse que la boussole, qui indiquait à coup sûr le pôle de la vérité, a perdu son pouvoir magnétique.



Danielle Chaperon (2003, première éd. 2006),
mis en ligne dans l'Atelier de Fabula en mars 2017.




Bibliographie


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Corneille (16601), La Veuve ou le Traître trahi dans Œuvres complètes, t.1, Gallimard (Biblioth. de la Pléiade), 1980.

Corneille (16602), Le Menteur dans Œuvres complètes, t.2, Gallimard (La Pléiade), 1984.

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Houdar de la Motte (1722), Discours à l'occasion de Romulus, repris dans Textes critiques, Les Raisons du sentiment, éd. par F. Gevrey et B. Guion, Paris: H. Champion, 2002.

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Marivaux (1724), La Fausse Suivante, dans Théâtre complet, Paris: Gallimard (La Pléiade), 1949.

Molière (1665), Dom Juan, dans Œuvres complètes, t.2, Paris: Gallimard (La Pléiade), 1971.

Pavis, p. (1988), «Du texte à la scène, un enfantement difficile», Théâtre public, n°79, janv.-fév., repris dans Le Théâtre au croisement des cultures, Paris: José Corti, 1990.

Reboul, A. (1992), «Le paradoxe du mensonge dans la théorie des actes de langage, Cahiers de linguistique française, n° 13, pp. 125-147.

Szondi, P (1956)., Théorie du drame moderne, 1880-1950, Lausanne: L'Âge d'homme, 1983.

Ubersfeld, A.(1996), Lire le théâtre III, Paris: Belin (Sup).

VIitez, A.(1974), «Ne pas montrer ce qui est dit». Entretien d'Émile Copfermann avec Antoine Vitez, Travail théâtral, n°14, janvier-mars 1974, pp. 39-59.




[1] Dans sa Pratique du théâtre, publiée la première fois en 1657.

[2] Le terme est peut-être malheureux, mais il a quelque mérite pédagogique. En effet, les didascalies externes sont produites selon le point de vue — en focalisation externe — du montreur (cf. infra note 7), alors que les didascalies internes sont émises selon le point de vue — en focalisation interne — du personnage. Le débat que ces notions mériteraient ne peut malheureusement pas prendre place ici.

[3] Qu'on pardonne ce truisme, mais il est évident que Molière ne pouvait pas prévoir le contexte de l'année 1945 dans lequel Dominique Pitoiset a situé l'intrigue de son Tartuffe (2002).

[4] Ceux qui connaissent la pièce jugeront à bon droit que l'exemple est mal choisi tant il semble incompatible avec les données de l'intrigue. Cependant, l'intrigue elle-même n'est pas à l'abri de l'imagination du metteur en scène.

[5] Il serait plus juste, mais plus long, de préciser à chaque occurrence: l'ensemble des praticiens que le metteur en scène coordonne.

[6] Sans cette seconde intention, l'énoncé pourrait être seulement ironique.

[7] Nous préférerons parler, par la suite, de montreur pour ne pas engager directement l'instance auctoriale. Ce n'est pas le lieu de s'étendre sur les raisons de ce choix. Dans le cadre d'un projet qui vise à construire une dramaturgie unifiée sur le modèle de la narratologie, il parait important de marquer la différence entre le narrateur (épique ou romanesque) et son discret collègue dramatique, le montreur, donc. À l'instar de la théorie du cinéma, mais en suivant l'inspiration d'innombrables occurrences de verbe montrer dans la tradition théorique du genre dramatique, nous avons opté pour ce terme qui transcende la différence entre le texte et la mise en scène.

[8] Il n'y a, en effet, dans la dramaturgie classique, aucune différence entre le lecteur et le spectateur quant à son appréhension des données de l'Action. Il faudra attendre la moitié du XVIIIe siècle pour que l'on admette que le jeu puisse produire du sens supplémentaire, par rapport au texte des dialogues.

[9] Malgré toutes les réformes qu'il envisage par ailleurs à propos des unités et de la versification…

[10] Cette convergence est même l'un des fondements de la vraisemblance telle qu'elle est (re)définie par D'Aubignac autour de 1639 (date à laquelle il écrit sa Pratique du théâtre dont la publication sera différée en raison de la mort de Richelieu, son commanditaire).

[11] Le Menteur de Corneille apparaît, il faut l'avouer, comme un véritable catalogue d'exemples et un manuel de signalétique du mensonge.

[12] En effet, Dorante, victime d'un quiproquo, énonce sincèrement des contrevérités que les autres personnages, échaudés, prennent pour des mensonges. Il convient que le lecteur/spectateur ne s'y trompe pas (afin qu'il apprécie à sa juste valeur le piquant de la situation).

[13] Nous nous inspirons, comme on le voit, de la structure actantielle définie par Greimas et adaptée par Anne Ubersfeld à l'analyse des Actions dramatiques.

[14] Si le mode général du texte dramatique est la focalisation externe, on peut dire en effet que les monologues présentent de brefs moments d'omniscience.

[15] On devine que le théâtre baroque espagnol, le théâtre élisabéthain ou la commedia dell'arte, reposent sur des contrats quelque peu différents, car le lecteur/spectateur peut aussi prendre plaisir à être surpris ou égaré.

[16] Même lorsque le sujet est emprunté à l'Histoire, on s'interdit à l'époque classique de juger d'une pièce par comparaison avec les sources. Si d'aventure la critique s'y risque, elle n'accusera pas l'auteur de mensonge, mais de maladresse. Quand le sujet est «inventé», le mensonge du montreur est par définition impensable. On sait que les romanciers, à l'instar de Stendhal dans Armance, ont découvert au XIXe siècle les vertus de la dissimulation chez les narrateurs (altérations du contrat que Genette nommait, à l'occasion, des paralipses…). Dans le cas de la narration homodiégétique, le fait est sans aucun doute plus précoce (pensons à La Vie de Marianne, par exemple). Mais le genre dramatique, jusqu'à la fin du XIXe siècle (et en particulier aux tentatives homodiégétiques des monodrames), semble assigné à une monstration hétérodiégétique — et donc objective.

[17] «Je ne peux pas lire ou voir Beckett; ses textes me laissant dans un état d'indifférence. […] J'ai toujours la suspicion, en le lisant, qu'il m'emmène quelque part, et qu'il sait où il m'emmène. Et qu'il y a un surplomb, d'autant plus inacceptable pour moi qu'il est indirect. Il ne me dit pas comme Gogol me le dit : voilà où je t'emmène. Beckett ne le dit pas, mais j'ai cette conviction, tout au long, que lui sait où il m'emmène, donc je n'ai pas envie d'y aller» (Michel Vinaver, Écrits sur le théâtre, t.2 (1982-1998), Paris: L'Arche, 1998, p.131).

[18] Toutes les pièces classiques deviennent en quelque sorte beckettiennes. Une analyse du Malade imaginaire monté par Claude Stratz à la Comédie Française, en 2001, contribuerait à le démontrer.

[19] La vulgarisation de la psychanalyse a évidemment changé les règles d'interprétation du discours intérieur.



Danielle Chaperon

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Mai 2017 à 17h44.