Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Philippe Richard

« Les peintres puissants peuvent tout peindre »

Vigor Caillet, Écritures de l’hybride et de l’excès dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et Modernités », 2013, 504 p., EAN 9782745324818.

1Si la puissance littéraire de Barbey d’Aurevilly tient essentiellement à sa stature de poète, l’étude de son œuvre s’orientera avec profit vers la saisie d’une rhétorique singulière capable d’organiser l’inspiration de l’écrivain. À partir d’une problématique résolument esthétique, l’ouvrage de Vigor Caillet entend ainsi montrer que l’excès qui forme toutes les métaphores obsédantes de l’esprit aurevillien s’écrit et se forme grâce à cette réalité d’hybridation entre poésie et roman capable de cerner le réel avec beaucoup de justesse :

Ôtez le style, ôtez la forme, que reste‑t‑il dans l’esprit humain qui n’appartienne plus ou moins à tous ? Le style ! Voilà notre meilleur titre de propriété sur la pensée ; c’est notre griffe, notre sceau, notre signe d’investiture1.

2Il est vrai que la technique narrative choisie par l’auteur, en ses enchâssements permanents ou en ses symbolismes légendaires, semble offrir un libre et large espace à une écriture qui se veut mise en forme d’un onyx volcanisé ou d’une opale arlequine — et l’on retrouve d’ailleurs ici une écriture sans doute née du dandysme. Il est sûr toutefois que le style de l’hybridation peut seul rédimer les excès d’une voix qui semble à jamais débridée, transformant l’actio d’une parole en elocutio narrative et modulant sa problématique rhétorique entre déploration (« J’avais pour la conversation un amour idolâtre d’artiste, tellement ivre, que j’en étais comme la Bacchant perpétuel. […] Que de livres… je n’ai pas faits et qui ont été consumés en conversation2 ») et imagination (« Il y a telle page qui a été tracée dans une ivresse de pensée que je n’ose pas appeler de l’inspiration mais qu’en face d’un papier inerte et muet je n’avais jamais ressentie. Tout au plus je l’avais éprouvée dans ces frémissantes conversations où j’exécute à moi seul des sonates à quatre mains, la conversation étant la seule chose qui monte toutes les puissances de mon esprit à la plus haute octave qu’il puisse atteindre3 »). Toute narration aurevillienne se déclinera en somme génériquement par développements lyriques, dramatiques ou épiques pour faire briller ces arcanes poétiques que V. Caillet nomme « entre-deux hermaphrodite du texte romanesque » (p. 21) et que Barbey d’Aurevilly désigne comme « quelque chose de poétique et d’exalté qui tient le milieu entre la prose et la poésie mais qui penche surtout de ce côté4 ». Or une poésie liée à l’esthétique de l’oralité comme à l’éthique de la conversation ne s’insère pas dans un roman que caractérisent les violences de l’excès sans quelques opérations stylistiques singulières inventant « un véritable art oratoire romanesque » (p. 22). Si l’on sait en outre qu’un excès de mélancolie habite aussi le monde aurevillien, né pour l’épopée flamboyante mais malmené par un siècle indélicat, on mesure à quel point l’écriture dut transgresser les codes établis pour réinventer une parole du désir manifestement proche d’une lyrique d’opéra. Tel est le projet rhétorique qui nous promet assurément une étude immédiatement placée sous le signe de la torsion —

Manifestant la dépendance textuelle qui constitue souvent l’hybride, ces formes torses interrogent l’esthétique même de l’œuvre : souvent déployé entre un « dessus » et un « dessous », entre la prolifération d’un dire et un abîme silencieux ou engagé dans la constitution d’une chimérique impossibilia, l’oxymore érige la transgression en principe de l’excès. (p. 23)

3À condition toutefois que l’on ne s’attende pas à trouver ici quelque voie herméneutique nouvelle (le désir et l’illusion ont déjà été étudiés par Ph. Berthier, la fascination et l’oxymore par P. Tranouez et M. Crouzet). Osons même le dire tout de go : l’étude de V. Caillet offre certes une synthèse efficace sur la voix de l’auteur et sa gestion d’une parole polymorphe, n’omet pas ces utiles et brillantes micro-lectures qui sont le cœur même de la pratique du commentaire littéraire, mais ne propose guère à son lecteur qu’une mise en forme des données traditionnelles de la critique aurevillienne sous la bannière de son style et de ses choix rhétoriques singuliers. Encore convient-il de noter que cette synthèse se révèle fort ingénieuse et se trouve inventer un schème global extrêmement utile pour contenir l’ensemble des reflets de l’œuvre de Barbey d’Aurevilly. Son art barbare, tout opposé à la fausse élégance classique, est en effet l’un des plus beaux essais destiné à recréer une nouvelle anamorphose à l’époque moderne tout en laissant résonner une musique inimitable.

La voix de l’écriture

4L’éloquence déployée dans le dessin d’un simple portrait est à cet égard riche d’enseignement. Peindre Marmor de Karkoël dans Le Dessous de cartes d’une partie de whist revient ainsi à poser plusieurs questions rhétoriques soigneusement agencées entre elles. Le personnage est « expressif » non par ce qu’il dit mais en ce qu’il possède par ses mouvements une « sinistre éloquence de geste » absolument liée à la faculté même de parler :

La voix, ce ciseau d’or avec lequel nous sculptons nos pensées dans l’âme de ceux qui nous écoutent et y gravons la séduction, l’avait-il harmonique à ce geste que je ne puis me rappeler aujourd’hui sans rêver5 ?

5La surimpression de la voix, l’appel au lecteur et la référence explicite à l’harmonie font d’ailleurs de Marmor une propre métaphore de l’éloquence. Or le personnage peut bien jouer en silence, il n’en possède pas moins la puissance d’un cri sauvage qui s’incarnera en son poison et que traduira la vigueur rythmique de sa description, scandée par accumulation, épanorthoses et cadence majeure :

Il attaque lentement [3 syllabes], presque languissamment [4 syllabes], mais infailliblement [5 syllabes], la vie dans ses sources, en les pénétrant et en développant, au fond des organes sur lesquels il se jette, de ces maladies connues de tous et dont les symptômes, familiers à la science, dépayseraient le soupçon et répondraient à l’accusation d’empoisonnement, si une telle accusation pouvait exister6.

6l’hyperbate finale après la concaténation des relatives souligne en outre l’efficacité de cette métaphore du poison. Il y a bien hybridation, dans l’espace du portrait, entre les qualités d’un orateur physiquement manifestées et les expressivités d’un écrivain littéralement énoncées. Le lecteur se voit ainsi convoqué à une mise en scène de la voix narrative, à moins que l’enchâssement du récit ne mette également en scène cette convocation même — c’est le cas dans Le Rideau cramoisi, lorsque le narrateur écoute la voix de Brassard :

Et je l’écoutai, — attentif à sa voix seule, — aux moindres nuances de sa voix, — puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noir compartiment fermé — et les yeux fixés plus que jamais sur cette fenêtre, au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la même fascinante lumière, et dont il allait me parler7.

7Voilà qui contribue puissamment à la création d’une pulsion scopique dans l’espace du texte ; le lecteur ne peut plus ne pas s’éprouver tout impatient d’entendre l’horreur elle-même. Les énoncés proprement rhétoriques et que l’on voudrait dire d’une stylistique un peu scolaire – pensons au discours de la grand Malgaigne dans Un Prêtre marié :

Seulement, si c’est plus fort que toi de faire ce que tu fais, c’est plus fort que moi aussi de te répéter la même chose, de t’avertir comme je n’ai jamais manqué de t’avertir, quoique je sache que c’est en vain8

8ne seront plus alors que les simples images de cette structuration fondamentalement orale du texte romanesque.

La présence réelle de la voix

9Il s’agit donc bien pour Barbey d’Aurevilly de créer l’illusion d’une présence réelle dans son œuvre. Or ce pur problème de rhétorique suppose en réalité que soit ressourcée la langue elle‑même pour qu’advienne une narration moderne tenant avant tout par sa structure interne. La quête de cette voix éloquente paraît clairement dans La Vengeance d’une femme, nouvelle entièrement fondée sur la promotion de la négativité :

C’est ce genre de tragique dont on a voulu donner un échantillon, en racontant l’histoire d’une vengeance de la plus épouvantable originalité, dans lequel le sang n’a pas coulé, et où il n’y a eu ni fer ni poison : un crime civilisé enfin, dont rien n’appartient à l’invention de celui qui le raconte, si ce n’est la manière de raconter9.

10L’hybridation des voix est ici littérale et présentée comme un signe de modernité qui donne au narrateur une « manière » propre et le fait presque entrer dans l’espace de la fiction. C’est une nouvelle voix qui appelle une voie nouvelle. Même les espaces les plus statiques peuvent ainsi se trouver vivifié par des signes d’éloquence qui en font des espaces parlants ; on le voit dans L’Ensorcelée où « le paysage prend le relais de la parole du narrateur » (p. 90) et devient « éloquent parce que déployé en espace verbal » (p. 91), soutenu qu’il se trouve être par un tissu de récits oraux dont on ne sait pas très bien s’ils appartiennent à la réalité ou au fonds propre du narrateur lui-même :

La lande, disait-on, avait sept lieues de tour. […] On parlait vaguement d’assassinats qui s’y étaient commis à d’autres époques. Et vraiment un tel lieu prêtait à de telles traditions. […] Si l’on en croyait les récits des charretiers qui s’y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions10.

11Il y a là présence réelle, dans la page-paysage, d’un vrai lieu. De là l’utile distinction entre energeia (chaleur de l’élocution) et enargeia (faculté de faire voir). Le romancier combine en effet souvent ces qualités pour surprendre, avec excès et en un spectacle qui se veut feu d’artifice rhétorique pour donner forme à l’informe. On se souvient de Mme de Ferjol entrant dans la chambre de sa fille enceinte :

Et dans un mouvement de fureur subite, elle leva tout à coup le crucifix, comme on lève un marteau, sur le visage de sa fille, pour écraser ce masque dont elle parlait. Mais ce ne fut qu’un éclair. Le lourd crucifix ne tomba point sur le visage tranquille de la jeune fille endormie, mais, chose non moins horrible ! c’est contre son visage, à elle-même, que cette femme exaspérée le retourna et qu’elle l’abattit !… Elle s’en frappa violemment, avec la frénésie d’une pénitence qu’elle voulait s’infliger dans un fanatisme féroce. Le sang jaillit sous la force du coup, et le bruit du coup réveilla Lasthénie, qui poussa un cri en voyant cette lumière soudaine, ce visage, ce sang qui coulait, et cette mère qui se frappait avec cette croix11.

12L’indicible horreur se fait image, le personnage devient allégorie et l’éloquence se mue jusqu’à la dénonciation du jansénisme de la maison Ferjol. Pour le dire autrement, l’excès déborde même l’intrigue du récit pour nous porter vers un hors-texte, y compris peut-être avec Lasthénie, spectatrice in fabula qui n’est pas seulement effarée par la scène (enargeia) mais incarne encore le cri que tout lecteur porte alors en lui (energeia). Émotion et enseignement ne se séparent plus, car le visible aurevillien finit toujours par se rétracter, comme à force de sursignifier, pour révéler encore le surcroît d’horreur qu’il cachait en lui :

Loin d’être univoque, le discours du récit suggère que l’indicible horreur, que masque, au lieu de la révéler, la vive représentation, est un hybride où un blâme, en quelque sorte de commande, se mêle étroitement à l’éloge d’une fascination diabolique et cruelle. (p. 114)

13V. Caillet, malgré un propos un peu cyclique sur le lien entre dire et voir, nous livre à ce sujet nombre de petites micro-lectures passionnantes se terminant par l’usage attendu d’une ekphrasis parlant au corps par le corps (p. 105­156).

La voix de la chimère mélancolique

14On comprend que le moindre détail devienne rapidement autoréférentiel chez Barbey d’Aurevilly (si les croisées en plomb de la chaumière de La Clotte annoncent certes la balle en plomb qui tuera La Croix-Jugan et les larmes de plomb fondu qui couleront le long de sa face squelettique dans la fantomatique église de Blanchelande, elles témoignent surtout de l’opacité du monde contemporain et de la fin de l’esprit français — le temps est là toujours définitivement perdu : « L’œuvre de Barbey pourrait effectivement être considérée comme un long dialogue avec les morts, la présence d’auditeurs idéaux formant cette communauté rassemblée autour de souvenirs et de valeurs partagées. […] Dès lors c’est la mémoire culturelle qui, dans un surcroît d’énergie, permet à l’écrivain de construire, au-delà de sa figuration personnelle, la fascinante mythologie qui structure ses récits, dans l’immobilité d’un temps anhistorique », p. 156). Le personnage d’Allan, vivant en permanence dans un abattement effrayant, représente bien ces sections de récit bâties autour de biographèmes rapidement transformés en mythèmes (le romancier ne perd jamais une occasion de rappeler qu’il est né le jour des morts, en ce mois de novembre très symbolique de la décadence, parce que les mythes obsédants parcourent son œuvre en lui donnant un air résolument incarné). La mélancolie, présente dans tous les romans sans aucune exception, se fait alors personnage ou paysage : « L’isolement et la tristesse sont à la fois des données du paysage et des composantes de l’humeur noire : de là va naître le roman de la lande qu’est l’Ensorcelée » (p. 182). Elle se mue en chant dont les échos viennent pratiquement frapper le narrateur12. La véritable chimère est donc le temps lui-même, et le malheur veut que ce temps soit justement l’un des premiers existentiaux à toucher et à affecter l’homme. L’idéologie aurevillienne est devenue un « art poétique » (p. 183) et une chimère mélancolique ravageant le désir masculin (le fantasme de la pétrification s’associant au fantasme de la frigidité mortifère et la densité du corps féminin ne s’acquérant que dans la transcription du désir masculin : « Ce n’était pas une pâleur ordinaire, mais une pâleur profonde comme celle d’un marbre : profonde, car le ciseau a beau s’enfoncer dans ce marbre qu’il déchire, il trouve toujours cette mate blancheur ! Ainsi, à la voir, cette inanimée jeune fille, vous auriez dit que sa pâleur n’était pas seulement à la surface, mais empreinte à l’intérieur des chairs »13). Toute la gloire du narrateur est donc de recréer, par et dans le fantasme, un personnage sans temporalité et promis à la dissolution (« Et ces yeux battus, cette pâleur, ce corps malade, il [Réginald] les étreignait dans tous ses rêves des enlacements de sa pensée frénétique et sensuelle » ; « Jamais la beauté d’une femme, quelque resplendissante qu’elle fût, n’avait parlé un plus inspirant langage à l’imagination de Réginald que cette forma altérée et qui serait bientôt détruite »14).

La fureur rhétorique de la voix

15Soutenue par d’utiles micro-lectures, la compréhension de ce vaste poème de la mélancolie aurait pourtant gagné à reconnaître ses dépendances. Que le temps soit suspendu et qu’une poétique des seuils le manifeste (p. 214), que le bonheur soit impossible et qu’une hystérie chromatique le signale (p. 216), que le romanesque soit tragique et que le motif de la torsion décadente le révèle (p. 218)… tout cela ne fait vraiment que répéter ce que la critique aurevillienne  a déjà nettement posé et qu’il aurait tout de même été de bon ton de citer — il est bien surprenant que les ouvrages critiques traitant déjà de ces points importants ne fassent pas même l’objet d’une note et ne puissent pas non plus intégrer la bibliographie15. Cette lacune importante est d’autant plus regrettable que certains traits révélés par l’étude de V. Caillet sont prometteurs. L’emploi du terme « psychomachie » (p. 217) nous semble notamment fort juste et appellerait une comparaison circonstanciée entre l’écriture de Barbey d’Aurevilly et les textes de Prudence sur la question (rhétorique) des langages de l’âme16 ; les remarques sur l’esthétique de la fureur nous semblent également très bienvenues car s’il est vrai que « le sublime fait refluer la parole » (p. 220) et que la mélancolie « pose le problème de l’hybridation de la laideur à une forme de beauté » (p. 223), c’est que l’écriture aurevillienne est bien ce constant travail d’arbitrage stylistique fort stimulant pour l’analyse (rhétorique)17 ; et la compréhension du déplacement de l’objet romanesque vers le spectacle romanesque de l’objet, en tendant à montrer que le Nouveau Roman n’a peut-être rien inventé, nous semble ici tout à fait convaincante — Calixte n’est effectivement plus qu’un « signe funèbre dans la perfection mortifère de sa pâleur » et un être paradoxalement désincarné par sa constitution « en impossibilia » qui la fait réellement oxymore entre la vie et la mort (p. 227)18. La juste intuition d’une écriture de l’hybride n’avait donc pas à masquer une utile bibliographie critique. On peut au contraire se demander si cette littérature de l’excès, transcendant le plat réalisme et unifiant poésie et roman, ne devient pas, plutôt que la mise en péril du romanesque pensée par V. Caillet, un authentique archi-romanesque. Alors s’ouvrirait sans doute la dimension pleinement catholique de l’esthétique aurevillienne, en une mimesis qu’aurait aimée Auerbach et à rebours de l’éloignement dédaigneux de cette question par l’ouvrage (p. 203). La méditation sur la fureur rhétorique biblique s’en trouverait du reste approfondie. L’auteur ne remarque-t-il pas lui-même que « l’apocalypse révolutionnaire offre une paradoxale origine au récit » (p. 279), retravaillant l’intertexte biblique, à la fin d’Un Prêtre marié, pour peindre le paysage (« Vers ce temps-là, on vit dans le ciel, raconte-t-on, des signes effrayants, des météores de forme étrange, qui ressemblaient à d’immenses astres contrefaits, titubant, dans le ciel incendié, sous l’ivresse de la colère de Dieu qu’ils annonçaient ») comme le personnage (« Mais ces météores, qu’on regarda comme les précurseurs de la Révolution et des malheurs qui allaient la suivre, parurent aux gens de ce pays, dans leur moralité simple et profonde, de moins épouvantables augures que ce hideux phénomène de l’impiété d’un prêtre, resté, avant comme après sa chute, pour tout le monde, l’abbé Sombreval »)19 ? Signe apocalyptique en excès, Sombreval s’affranchit en effet même de l’histoire pour élever le texte romanesque vers l’épopée. Tout son roman peut d’ailleurs se lire comme une vaste épopée du malheur, ce qui nous vaut une fort belle analyse stylistique de la geste de Néel, en son étrange hybridation de l’épique et de l’érotique exalté par l’hypotypose et sa musique ; le personnage devient Hippolyte et le romancier Théramène (p. 282‑292). La connexion entre poésie et roman a donc véritablement un rôle actantiel qui entraîne le lecteur vers des horizons insoupçonnés.

La voix monarchique

16Or l’épopée littéraire ne se dit jamais mieux que lorsque l’épopée monarchique semble interdite. Notre auteur substitue ainsi la parole épique non seulement à un héroïsme en acte rendu impossible par son triste siècle mais encore à une transgression érotique rendue délicate par le faux moralisme (p. 321). Cet esprit spécifique à la création aurevillienne peut donc finalement ouvrir l’étude vers une stimulante proposition : si Mallarmé voulait que la poésie devienne une véritable musique, Barbey d’Aurevilly attend du roman qu’il reproduise un authentique opéra (p. 349 sq.). Ne songeons qu’à l’aria de Mme de Gesvres dans L’Amour impossible :

Je ne puis pas vous aimer, vous, et vous êtes cependant l’homme qui m’ait d’abord le plus attiré […]. Vous êtes l’esprit le plus distingué que j’aie jamais rencontré […] Vous êtes tout cela, Raimbaud […]. Vous êtes le seul […]. Vous êtes le seul […]. Enfin vous êtes le seul20

17 Les exemples peuvent d’ailleurs se multiplier sous la plume du romancier (p. 333‑379). Un tel travail de transposition romanesque nous ouvre en tout cas pleinement à ce spectacle du texte qui renouvelle artistement la rhétorique et fonde une nouvelle lyrique. On comprend mieux encore l’identité poétique du récit (« le trajet romanesque des personnages aurevilliens ne se fait donc pas sur le mode d’une évolution, par exemple psychologique, mais bien sur le mode d’une déclinaison d’essence poétique », p. 388), sa constante hésitation entre atticisme ou asianisme et son usage pleinement musical du tiret typographique (« instrument prédisposé à faire naître la musicalité poétique intrinsèque d’un verbe […], le style plonge[ant] au plus profond d’un moi assumé comme fragmentaire », p. 470). On lit un peu Barbey d’Arevilly dans le texte, enfin, tel qu’en lui‑même.

18Malgré de trop nombreuses scories rédactionnelles (fautes de frappe et usage fautif de la virgule, expressions malheureuses comme « au final » ou « du coup » et gestion erronée de l’italique), l’ouvrage de Vigor Caillet présente ainsi de belles qualités didactiques permettant au lecteur qui découvre Barbey d’Aurevilly d’entrer dans un monde bizarre et bariolé pour mieux plonger dans la réalité toujours déjà hybride de son propre monde.