Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Kathrin‑Julie Zenker

L’écriture comme machine. La production textuelle théâtrale de Jean-Marie Piemme depuis 2000

Writing as a machine. Jean-Marie Piemme's theatrical textual production since 2000

« C’est pourquoi j’ai tenu à être avec vous à l’instant où la scène redonne à la réalité un visage d’invention pour que, ensemble, nous puissions voir autrement ce que nous avons vu. Bien sûr, je suis venu sous les traits d’une actrice qui joue mon rôle, comme il se doit au théâtre.
Maintenant, continuons. »
Jean‑Marie Piemme, Bruxelles, printemps noir1

1Dirigé par Pierre Piret, Jean‑Marie Piemme, Quel théâtre pour le temps présent ? induit à travers son titre une double signification, qui apparaît comme un clin d’œil herméneutique autour du travail théâtral de l’écrivain belge francophone Jean‑Marie Piemme. En effet, la notion du présent peut être entendu ici à la fois comme un programme de saisie du réel contemporain et d’une esthétique qui célèbre le réel de la scène. Car si J.‑M. Piemme fait partie des écrivains actuels qui tentent incessamment de décortiquer les discours officiels et officieux, les enjeux sociétaux et l’imbrication de l’intime avec le politique, son écriture ne cesse pareillement de mettre en évidence le caractère performatif de cet art vivant qu’est le théâtre. Les machines poétiques que J.‑M. Piemme fabrique ne peuvent fonctionner sans la compréhension de cette double approche ; elle engage lecteurs et spectateurs et, en premier lieu, les metteurs en scène et acteurs qui jouent ses textes.

2Paru chez Textyles, la revue des lettres belges de langue française et sorti en 2021, le présent dossier n’est pas le premier à aborder le travail et la trajectoire de J.‑M. Piemme. Comme P. Piret le souligne dans l’introduction, il constitue chronologiquement une suite au n° 75 de la revue Alternatives théâtrales (2002) sous le titre Jean‑Marie Piemme. Et nous ajouterons le hors‑série de la même revue, intitulé Voyage dans ma cuisine, conversations avec Antoine Laubin (2008). S’intéressant essentiellement à la production textuelle de l’auteur depuis le début des années 2000, le présent dossier figure donc aussi comme suite d’un catalogage, entamé par les publications citées.

3Rassemblés d’abord autour d’un colloque en 2018 à l’Université catholique de Louvain en la présence de J.‑M. Piemme, les auteurs s’intéressent à celui‑ci aussi bien comme écrivain‑poète que comme penseur de théâtre. Alors que l’ouvrage présente une organisation chronologique, à savoir la correspondance entre succession des articles et l’évolution de l’écriture chez Piemme, il se révèle être plutôt un tissu, élaboré collectivement ; des fils de pensées, des réflexions et interrogations apparaissent, traversent plusieurs articles, sont développés et prolongés. Apparaît alors petit à petit une toile qui se densifie et permet de repérer les principaux rouages de la machine Piemme.

4Dans ce sens précis, avec le but de faire apparaître la richesse scientifique de l’ouvrage, notre compte rendu prend l’initiative d’un regroupement thématique des contributions. Sous forme de trois parties distinctes, nous allons à la fois retracer la réflexion de chaque contribution mais aussi tenter de l’inscrire dans un cadre d’analyse plus fondamentale, un éclaircissement sur les mécanismes de travail et le fonctionnement scénique des textes de J.‑M. Piemme.

La machine : montage & paysage de l’hétérogène

« La machine me met aussi en position d’ouvrier. Je suis devant une machine, je dois la faire fonctionner. [On] ne dira pas que l’ouvrier s’exprime dans l’objet qu’il crée : on dira qu’il fabrique quelque chose. Moi, je me sens dans cette position‑là. Je fabrique, je ne m’exprime pas. Avec l’ordinateur, je suis d’emblée dans une position de composition, de construction. »
Jean‑Marie Piemme, « J’ai banni le stylo avec délice » (p. 129)

5Dans un entretien mené par Laurence Boudart (p. 127), J.‑M. Piemme explique non seulement pourquoi il a « banni le stylo avec délice » mais surtout en quoi et comment le travail sur l’ordinateur structure son travail. Certes, l’auteur use ici en premier lieu de la notion de « machine » pour désigner matériellement l’appareil informatique sur lequel il travaille de préférence. Cependant, l’entretien fait transparaître progressivement que le fonctionnement interne de ce dispositif technique qui est la machine, sa manière de façonner, sa rapidité surhumaine de produire, d’effacer, de découper et d’assembler (pré)figure l’écriture. Pour Piemme, écrire correspond à élaborer un montage. Les bribes de phrases ou des mots deviennent des éléments à agencer, le tout, à savoir le texte, se construisant alors comme un paysage et non comme une linéarité. Lors de la table ronde, Antoine Laubin reprend cette idée en décrivant les textes de l’auteur comme « tissé(e)s » (p. 144). Il y décèle un fonctionnement dramaturgique de la rupture et le collage de l’hétérogène, autant thématique qu’esthétique. Pour l’écrivain s’instaure alors ce qu’il appelle un rapport quasi visuel et matériel à l’écriture et qui remplace celui, plus intellectuel, de l’écriture linéaire (notamment à la main).

6Dans sa contribution « De Café des patriotes à Bruxelles, printemps noir : un essai de mise en perspective » (p. 13), Yannic Mancel concrétise cette approche spécifique de l’écriture à travers l’analyse de deux pièces qui embrassent toute la période de travail de J.‑M. Piemme traitée dans l’ouvrage. Là où Café des patriotes (1998) aborde les discours de l’extrême droite qui marquent les années 1990 dans toute l’Europe, Bruxelles, printemps noir (2018) retrace et creuse la brutalité d’acteurs politiques quasi fantomatiques que sont les terroristes. À partir de la thématique de la crise et de la violence politique, à vingt ans d’écart, l’auteur élabore deux textes dans lesquels apparaissent une « composition de voix », une polyphonie de fragments humains, inachevés, incomplets. Et comme pour le chœur antique, l’ensemble vocal figure ici à la fois l’appartenance à une collectivité et en même temps une hétérogénéité interne. Ici, la multitude des voix, entendues les unes à côté des autres, sans lien intelligible et surtout sans explication de la nature du lien, amène et préserve principalement la diversité des points de vue. Au lieu d’un fil de pensée, il s’en dégage plutôt une fresque, comme le remarque Y. Mancel.

7En référence à Michel Vinaver, le chercheur précise que l’écriture de Piemme peut se définir par son « horizontalité ». Au lieu de hiérarchiser les propos, Piemme étale et crée ce qu’on pourrait appeler des « pièces paysages » (Vinaver). Également inspirée par les pièces du dramaturge allemand Heiner Müller, l’évolution de Piemme est marquée par le passage à ce que Hans‑Thies Lehmann appelle un théâtre postdramatique. Le montage de différents genres littéraires, notamment le dramatique et l’épique, confère à son écriture un rythme de rupture, fondé sur l’absence de jonctions élaborées entre les différents propos.

8Élise Déschambre poursuit l’analyse d’une des pièces dans son article « Dire l’(après) attentat : enjeux formels de Bruxelles, printemps noir » (p.73). Le point de départ de sa réflexion est la genèse de l’écriture au sein de laquelle les évènements réels ont bouleversé le rapport entre réalité et fiction. En effet, entre l’écriture du texte Métro 4 (2007) qui imagine des attentats terroristes en Belgique et l’écriture de Bruxelles, printemps noir (2018), une fiction écrite en réaction et « autodéfense2 » aux attaques bien réelles dans la capitale belge en 2016, le statut de la fiction n’est plus le même. Si le texte de 2018 traite d’évènements réels, voire palpables pour le public, il s’engage inéluctablement dans un dialogue dans lequel le tissage entre factuel et fictif est délicat. L’identification des spectateurs bruxellois n’est plus une question, il s’agit désormais, comme le précise É. Deschambre, d’une Histoire partagée.

9Pour nommer la spécificité de la démarche de l’auteur, la chercheuse a recours à un néologisme emprunté à Enzo Cormann : le théâtre poélitique. Décrivant un lien dialectique entre politique et poétique, l’art devient ici un outil pour accéder au réel. L’acte terroriste est saisi à travers le prisme de la scène ; la formalisation esthétique apporte un détour formel, nécessaire dans l’approche d’un acte fondamentalement inconcevable. Ainsi, É. Déschambre souligne au niveau dramaturgique un éclatement « en mille puzzles3 » (Piemme), la structure narrative étant inspirée du montage. Le récit est exempt de linéarité, d’une narration globalisante, unifiant tous les éclats. L’auteur précise en ce sens : « [J’ai] enchaîné des séquences disparates sans continuité entre elles, qui font sens et signe d’avoir en commun un même référent. Pas d’intrigue, pas de personnages récurrents […]4. »

10À cette dramaturgie du fragment s’ajoute une artificialité affichée, à savoir un rappel régulier du cadre fictionnel et qui s’opère notamment à travers l’apparition de l’auteur en tant qu’actrice (voir l’épigraphe introductive). Piemme embrasse ici tout le spectre du problème de la référentialité : on passe d’une esthétique réaliste à une scène de mythologie pour arriver, à la fin de la pièce, à un moment performatif. Dans cette dernière scène, sur le ton de la conversation, les personnes réelles que sont les acteurs discutent différentes attitudes habituelles face au problème du terrorisme. Et pour mettre fin à l’affrontement physique réel qui s’ensuit, une des actrices use, tel un deus ex machina, de la possibilité de s’en échapper grâce au théâtre. Elle conclut Bruxelles, printemps noir par : « Et, moi, lâchement, j’ai dit : Rideau5 ! ».

11Au sein de l’article « Mille répliques, mille possibles » (p. 87), Paul Pourveur apporte des précisions supplémentaires à l’image de l’écriture comme machine et des techniques du montage chez J.‑M. Piemme. Le dramaturge et scénariste décortique l’influence des nouveaux médias sur les esthétiques de la création théâtrale contemporaine. Son sujet d’étude, à savoir le site 1000repliques (2016), un spectacle‑collage qui se joue dans le théâtre virtuel qu’est le Net, se modifie à chaque acteur et chaque spectateur. Il s’agit, comme P. Pourveur le remarque, d’une création en perpétuelle construction et reconstruction, sans forme définitive.

12Les différents matériaux qui y sont lus, dits, joués proviennent de fragments que J.‑M. Piemme a collectés au cours des années : bribes poétiques, documents, réflexions. En choisissant une esthétique indépendamment des autres, chaque acteur crée un nouvel élément qu’il ajoute à un tout foncièrement hétérogène. Ce dernier ne cesse de gonfler et de devenir par là‑même de plus en plus insaisissable dans son ensemble.

13J.‑M. Piemme parle d’un « voyage » que le visiteur du site peut entamer à travers ce paysage de répliques. Il exige un spectateur actif qui construit littéralement son propre parcours. Ainsi, P. Pourveur définit 1000répliques comme une « banque de données » : le récit y est non‑linéaire, il s’agit d’un texte‑réseau sans aucune cohérence intellectuelle et formelle. Plus fondamentalement, cette structure modifie le statut de l’auteur déjà ébranlé par les écritures de plateau, les formes performatives et documentaires contemporaines, précise P. Pourveur.

Identité(s) : multiplicité & artifice

« Le théâtre est par définition le lieu d’une identité jamais identique à elle‑même. »
Jean‑Marie Piemme, L’Écriture comme théâtre6

14Dans les textes théâtraux de J.‑M. Piemme, la notion d’identité apparait comme une des thématiques clés. Traversée simultanément par le problème de l’unicité et du rapport à la fiction, toute identité, qu’elle soit individuelle, culturelle ou politique, s’avère en fin de compte comme friable, brumeuse et fumeuse, voire illusoire. Comme un lapin blanc sorti du chapeau, elle a souvent un pouvoir de séduction étonnant, elle fédère autour de récits tout faits, elle rassure. À la fois indispensable comme ancrage dans le chaos du monde mais comportant toujours le risque d’un positionnement réducteur, le problème de l’identité traverse quatre contributions du présent ouvrage et témoigne par ce fait d’une position centrale dans l’écriture de J.‑M. Piemme.

15Dans son article « Le spectacle de la Nation. Les B@lges, de Jean-Marie Piemme et Paul Pourveur » (p. 37), P. Piret analyse comment s’opère, à travers cette fiction théâtrale, un questionnement sur l’identité culturelle et politique de la Belgique. Chez les B@lges (2000) la recherche d’identité comme quête d’appartenance verse inéluctablement dans la fiction collective. En empruntant la « voie du détour » (P. Piret), à savoir le recours à des formes satiriques et carnavalesques, J.‑M. Piemme et P. Pourveur réussissent à la présenter avec un humour qui divertit sans perdre la distance critique. Déjà le titre figure comme clin d’œil à cette petite nation divisée, habitée par deux communautés culturelles et politiques. L’arobase virtualise les « Belges » et elle pointe l’affiliation ou l’identification à une entreprise, à une institution, propres aux adresses mail.

16À travers la métaphore de la baraque de foire, dédiée au combat de boxe, la pièce thématise la fédéralisation du pays, réalisée administrativement en 1989 seulement. Travaillant d’un côté sur l’aspect spectaculaire des récits officiels au sujet de la « Nation », de l’autre sur l’identité culturelle des Belges, les auteurs usent d’une dramaturgie de kaléidoscope : tissu d’Histoire et de pratiques du quotidien, d’idées reçues et de faits divers, la pièce esquisse les identités culturelles belges au pluriel. Comme P. Piret l’explique, aucune prise de position arrêtée sur la question de l’identité s’en dégage, Les B@lges tient en virtualité les multiples définitions possibles.

17En ce sens, P. Piret établit dans son article un lien avec Conversation en Wallonie (1978), pièce de l’auteur belge Jean Louvet. Tournant autour du problème de l’appartenance, il aborde le sujet de la filiation, également présent dans Les B@lges. Le conflit de l’identification se joue ici au sein d’une famille dont le fils s’éloigne de ses origines, notamment du modèle paternel, par l’ascension sociale. Mais le réel a évolué depuis les années 1970 et les slogans ont remplacé les discours construits. Le bavardage relativiste postmoderne s’est substitué aux propos autoritaires et les débats politiques (dramatiques et réels) se transforment alors en spectacle de la société ou en société du spectacle (G. Debord), produits pour l’audimat. À travers les deux créations des B@lges par la compagnie francophone Transquinquennal et la compagnie néerlandophone Dito’Dito, jouées successivement en français au Théâtre National Wallonie‑Bruxelles, puis en néerlandais au Kaaitheater, l’analyse de P. Piret se voit confirmée par la transposition scénique du bavardage médiatique : au lieu de l’acteur, ce sont des haut‑parleurs qui diffusent le texte de Piemme et Pourveur chez Transquinquennal. Corps et voix, sujet politique et discours, ont été dissociés. L’identité est fracturée, disloquée.

18Quand Élisabeth Castadot se penche par la suite sur deux pièces relativement récentes de J.‑M. Piemme, elle affine le concept de l’identité comme forme narrative. Dans « Un plaisant fantasme de meurtre au féminin ? Sur La Vie trépidante de Laura Wilson et Les Pâtissières » (p.51), É. Castadot explore le fonctionnement de l’imaginaire dans la construction du récit de vie. Dans les deux pièces, écrites respectivement en 2017 et en 2013, l’identité semble se tenir sur la lisière entre réel et fantasme. Ici la réalité est jonchée de projections et de rêveries, la dramaturgie de Piemme tient plusieurs scénarios en virtualité, donc en état de possibles réalisations. Pour ce faire, l’auteur ne joue pas seulement avec différentes temporalités — passé, présent, futur —, il tisse également différents types d’énoncés comme le dialogique, l’épique et l’analytique.

19Concrètement, sous forme de farce, avec un goût comique‑amer, la pièce fait imaginer le meurtre du « directeur » de Laura Wilson sous différentes formes, l’une plus fantasque que la précédente. Tel un rewind cinématographique, nous revoyons le meurtre qui, en réalité, ne peut avoir lieu qu’une seule fois, comme le souligne É. Castadot. Il s’agit pour J.‑M. Piemme de « s’avancer sur des territoires virtuels7 », d’une ouverture de la réalité, à travers les moyens de la fiction. Si « le théâtre ne dévoile pas, il multiplie8 » et permet de représenter l’impermanence qui caractérise l’identité humaine et tout récit de vie. Chez Piemme l’identité devient un jeu, un puzzle dont les possibles combinaisons sont infinies et instables. Particulièrement chez les personnages féminins, pour lesquels É. Castadot décèle un principe de dépassement et d’excès, cette idée se matérialise ; plus que les hommes, « elles font plus grincer la mécanique humaine9 » selon l’auteur.

20Le seul article qui traite d’une pièce inédite est rédigé par Karel Vanhaesebrouck. « Piemme chroniqueur : À propos d’Eddy Merckx a marché sur la lune » (p. 65) examine ce texte de 2016 dont le titre figure comme l’entrecroisement de deux évènements historiques, voire mythiques. Si l’on se souvient de l’année 1969 comme légendaire, c’est parce que l’astronaute américain Neil Armstrong fait le premier pas sur la lune et le belge Eddy Merckx, considéré comme un des plus grands cyclistes de l’Histoire, gagne son premier Tour de France. En revanche, leur rapprochement et leur confusion chez Piemme rendent ces deux évènements improbables, suspects, voire contestables. Le mythe chancelle.

21Défini par K. Vanhaesebrouck comme portrait de famille, Eddy Merckx a marché sur la lune travaille sur l’identité générationnelle de chacun des trois personnages Angèle et Pierre, les parents, ainsi que leur fils Max. Pierre est empreint de l’esprit 1968 : il a un penchant pour des idéaux abstraits, pour la mélancolie, et va, tel Icare, chuter à la fin du drame, faute d’avoir voulu s’approcher trop près d’un idéal illusoire. Pierre est fervent supporteur d’Eddy Merckx, figure emblématique, selon lui, de la victoire prolétarienne. Le personnage ne réussit pas à joindre la réalité et l’image de celle‑ci, et il est progressivement emporté par le spectacle rêvé de la vie idéale. La thématique de la vie comme narration, partiellement fictionnelle, se matérialise dans la suite de la pièce : les trois personnages y reviennent sous forme de fantômes.

22Pour K. Vanhaesebrouck, il s’agit là d’une réflexion sur l’utilisation du « mythe 1968 », cuit à toutes les sauces politiques. Quelle est la différence entre l’Histoire et ses fictions quand le rôle du mythe est justement d’élaborer un récit partagé, une création de lien officiel entre destin individuel et destin du collectif ? Quelle part de la mémoire relève du souvenir, quelle part de la légende commémorative ? S’intéressant à notre rapport au passé proche, J.‑M. Piemme semble une fois de plus poser la question de la construction de l’identité, ici une identité qui relève de la mémoire. Tel le chœur antique, un chœur de « narrateurs » qui traverse toute la pièce, mène à la fin une réflexion à propos du concept de l’histoire, inspiré du philosophe Walter Benjamin. Ce que K. Vanhaesebrouck en retient est la notion de « chroniqueur », à savoir celui qui relate les évènements du passé sans vouloir les inscrire dans une interprétation réductrice car homogénéisante, autrement dit : une légende.

23Intitulée « Entre mondialisation et utopie politique, le théâtre de Piemme en quête d’un autre imaginaire » (p. 95), la contribution de Nancy Delhalle débute par une importante introduction à travers laquelle la philosophe déplore la forte tendance apolitique du théâtre contemporain. Selon elle, celui‑ci ne traite ni suffisamment d’enjeux sociétaux ni de mémoire collective mais se contente, dans le sillage de la performance, d’une exploration de l’intensité visuelle et/ou énergétique. Les créations du metteur en scène Roméo Castellucci figurent ici comme un des exemples négatifs. À cause d’un travail très formalisé, une esthétique scénique recherchée, ce dernier représente, entre autres, l’ère de l’individualisme et de l’abandon d’une pensée, d’un agir collectif, selon la philosophe.

24Se situant au‑delà de tout désespoir et de cynisme, l’écriture de J.‑M. Piemme sert ici comme contre‑modèle. L’auteur montre un monde en mouvement, ouvert à la véritable transformation, individuelle comme collective. Ici le théâtre endosse son rôle d’art vivant qui contribue à la construction d’un imaginaire commun. Piemme mène, en parallèle à une reférentialité historique, une réflexion universelle. Ses personnages sont des êtres complexes dont on peut observer la lutte interne et externe. On décèle chez eux, selon N. Delhalle, différentes stratégies pour se construire une identité, pour démêler les fils de l’individuel et du collectif et pour simplement mener à bien une vie plutôt complexe. L’Histoire s’ancre ici chez l’individu, comme la philosophe l’explique en recourant à différents exemples, notamment à une courte analyse de la pièce 1953 (1998) qui aborde la difficulté de la construction de la mémoire après 1945. L’idée de l’identité humaine comme construction corrèle d’ailleurs avec l’idée du langage comme construction. Chez Piemme les personnages se construisent en se disant.

25Dans cette écriture théâtrale, il n’y a jamais de condamnation ni de pitié pour la difficile condition humaine. L’auteur apporte plutôt une observation fine, empreinte d’empathie. Comme le souligne N. Delhalle, il s’agit d’une dramaturgie qui démonte, devant les yeux du spectateur, les mécanismes de la construction de toute identité, jamais univoque, toujours en mouvement. Chez Piemme, le regard en surplomb est absent. L’auteur emprunte le chemin inductif, du particulier au général, de l’éclaté à la fabrication d’une totalité. Et celle‑ci risque à tout moment de se pulvériser à nouveau.

L’acteur : incarnation & figure

« L’acteur n’exprime pas le texte […], il joue du texte, se joue de lui, joue en lui avec lui, contre lui, à côté de lui ; il sort du registre de la métamorphose il quitte la pratique du signe. »
Jean‑Marie Piemme, Pour un théâtre littéral10

26Dans l’introduction au présent ouvrage, au sujet de la dramaturgie, P. Piret évoque chez J.‑M. Piemme une « éthique du comédien » (p. 10). Car en effet, l’artiste dramatique constitue le centre névralgique de tout art scénique, selon l’auteur. Cependant cet intérêt pour celui qui joue dépasse ici largement la cadre de l’art, comme le remarque P. Piret. Sur scène, le travail de l’acteur consiste dans l’interprétation, parfois l’incarnation mais l’acteur mène, à travers son corps, une réflexion bien plus philosophique, voire sociologique, sur la notion de « rôle ».

27Depuis l’étude du sociologue américain Erving Goffman à propos de La Mise en scène de la vie quotidienne, il est communément accepté que l’apparente authenticité du quotidien correspond, au fond, à un jeu de rôles. Ainsi l’être humain semble, même dans sa réalité, double, voire multiple : il est ce corps‑esprit qui choisit des masques et des costumes. Au moins partiellement, l’être humain joue à être. Et le théâtre de J.‑M. Piemme consiste à déployer ce jeu. Comme P. Piret le précise, les textes et mises en scènes analysés dans l’ouvrage relèvent tous, en tout cas momentanément, d’une « théâtralité affichée », à savoir d’une mise à nu de la distance entre l’être réel qu’est le comédien et les rôles qu’il endosse. Pour Piemme le travail de l’acteur relève d’une « mise en jeu » (Piret) au lieu d’une incarnation, entre lui et le texte doit se déployer un terrain infini de possibilités ludiques. Au lieu d’une personnification du sens, l’acteur incarne d’abord des paroles et dans ce sens nous remplacerons la notion de personnage par celle de la figure. Comme le résument les théoriciens du théâtre contemporain Jean‑Pierre Ryngaert et Julie Sermon : « Les écritures de la figure prennent le spectateur au jeu de la fiction sans jamais le rendre dupe de l’illusion11. » Ceci semble une bonne analyse du fonctionnement de la machine théâtrale Piemme.

28Dans le très riche entretien, intitulé « Jean-Marie Piemme et ses metteurs en scène » (p. 137), P. Piret ouvre des perspectives sur l’écriture de l’auteur à partir du point de vue de ceux qui les font jouer.

29Et même si Jean Boillot, Antoine Laubin, Philippe Sireuil et Virgnie Thirion n’ont pas recours aux mêmes esthétiques scéniques et à la même terminologie théorique, leurs propos convergent perpétuellement vers ce centre de gravité qui caractérise l’écriture de Piemme, à savoir la question du jeu. P. Sireuil, collaborateur de longue date, résume en premier :

L’écriture de Jean‑Marie Piemme implique que l’acteur laisse le personnage dans sa loge. […] Il y a dans l’écriture de Jean‑Marie une artificialité revendiquée, un recours à la citation, à la rupture, qui implique une capacité de jongler quand on la prend en charge. (p. 141)

30Pour préciser son propos, P. Sireuil revient sur une distinction venant de Piemme lui‑même ; il différencie « deux types essentiels de théâtre : un théâtre de la langue et un théâtre du personnage, affirmant que lui se [trouve] du côté du premier et non pas du côté du second » (ibid.).

31La metteure en scène V. Thirion souligne la distance ente acteur et texte. Cet écart est un espace de jeu, un laboratoire ludique qui caractérise non seulement les répétitions des textes de J.‑M. Piemme mais doit être maintenu lors des représentations.

32Ce propos est complété par le directeur du théâtre NEST (Lorraine) J. Boillot. L’écriture de Piemme intègre la famille du théâtre épique dans le sens d’un perpétuel passage du dramatique au narratif et vice versa. Le fait de glisser d’un niveau de jeu à un autre, l’air de rien, donne « un phrasé propre à Piemme qui naît de cette construction‑là, de cet agencement » (p. 144), comme le souligne également A. Laubin, jeune metteur en scène belge qui a initié les conversations avec l’auteur pour le hors‑série d’Alternatives théâtrâles mentionné en introduction.

33Dans ce sens J. Boillot revient également sur l’esthétique du montage. Selon lui, l’écriture de J.‑M. Piemme s’approche fortement d’une écriture cinématographique. Ainsi, le caractère fragmentaire de l’écriture invite à se tourner vers des esthétiques multimédias, vers plusieurs registres d’énonciation au sein de la mise en scène. Les quatre artistes se rejoignent pour évoquer la grande ouverture d’esprit de l’auteur. Ses textes ne s’imposent jamais dans le sens d’un théâtre textocentrique. A. Laubin parle d’ailleurs plutôt de « matériau textuel » (p. 148).

34En ce qui concerne la réception, les artistes réunis autour de la table s’accordent pour dire que les textes de J.‑M. Piemme exigent un spectateur actif et critique. Le rapport distancié entre l’acteur et ses rôles se reproduit entre la scène et la salle. Pas de duperie avec Piemme, on est loin d’un théâtre d’identification et d’illusion.

35La contribution de V. Thirion confirme et explicite ce que l’entretien amorce. Dans « Éva, Gloria, Léa ou l’effroi du lendemain », V. Thirion se penche sur le lien entre mécanismes dramaturgiques et le travail de l’acteur. Au sein du triptyque de figures féminines Eva, Gloria, Léa (2000) les frontières entre personnages, narrateur et comédien semblent brouillées. Constitué des trois pièces Le Tueur souriant (1996), Les Nageurs (1997) et La serveuse n’a pas froid (1997), respectivement représentées à la Chartreuse de Villeneuve‑lès‑Avignon, au Théâtre de la tempête et à l’INSAS, le triptyque opère à la déconstruction du dialogue dramatique. Cette déconstruction produit différentes formes d’énonciation comme le monologue, des textes non attribués, la polyphonie et des récits épiques. V. Thirion souligne ici l’alternance entre épique et dramatique et entre différents niveaux de langage (quotidien, poétique) qui exigent de l’acteur une importante souplesse et technicité. Il n’y a pas de rapport psychologique à l’écriture : « Si ce qu’ils disent s’ancre dans leur réalité, l’écriture excède toujours la parole “normale” des personnages » (p. 29).

36Le Tueur souriant est marqué par l’ouverture progressive vers des considérations historico‑politiques, universelles et qui dépassent l’individu. Mais chez Piemme elles se déposent toujours dans le concret de son récit de vie. Et cette vie s’accomplit incessamment hic et nunc. Elle est un art du présent, comme le théâtre.

Le théâtre du présent

37L’ouvrage a le mérite de faire converger des réflexions multiples vers une compréhension non pas homogénéisante de l’auteur mais en découvrant ses principaux mécanismes.

38L’art figure ici comme outil de connaissance, l’appropriation du réel passe par le biais de l’esthétique, fond et forme s’enlacent inlassablement. Les contributions de l’ouvrage en témoignent à travers l’analyse des structures dramaturgiques, du rapport à la fiction et du travail de l’acteur qui animent la machine Piemme. Dès ses débuts en tant que dramaturge avec le « jeune théâtre » en Belgique, l’auteur pense les réalités politiques et sociales à travers le prisme de l’art. Fond et forme se stimulent mutuellement, il ne pourrait y avoir ni chronologie ni hiérarchisation entre les deux. Et c’est peut‑être dans ce sens que Jacques De Decker dans sa contribution « Aux origines de la planète Piemme » (p. 123) le compare à l’écrivain britannique John L  Carré car « il plonge dans les abysses de l’énigme existentielle et […] dans le même temps il préserve cette épaisseur de mystère ou Pascal situe le propre de l’homme12. » De Decker esquisse l’image de cet écrivain qu’il rencontre à la première de Neige en décembre en 1987 comme poète et chercheur, clown et chroniqueur.

39La conscience aiguë du fait que la création artistique, dont l’écriture, est toujours située, le démarque d’autres auteurs, plus universalistes. En tant qu’écrivain belge, le travail sur la langue et l’identité culturelle semble essentiel. La langue comme moyen d’expression et de communication reste chez Jean‑Marie Piemme une construction fragile, instable, empreinte de dialogue et de compromis. Elle est le carburant de sa machine d’écriture.

40Pour l’écrivain Enzo Cormann, Piemme squatte « comme Brando […] les cabines téléphoniques/ Pour étudier sans le son les attitudes de ses semblables13 » (p. 110). Sa contribution « Portrait de l’artiste en facteur de ponts » est organisée sous forme de courtes sections qui portent des titres poétiques, résumant ce que le théâtre de Piemme évoque pour lui (par exemple : « THÉÂTRE DES TCHATCHEURS INVÉTÉRÉS », p. 113). Il explique le titre de sa contribution comme suit :

Le pont fend l’abime plus qu’il ne surplombe
il nous fraye un chemin et nous ouvre la voie
d’un vagabondage pensif par lequel nous nous approprions
le théâtre/ composons notre propre poème/ et nous émancipons de la fatalité (p. 121)