Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Présentation
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Marc Escola et Aurélien Maignant

Débattre d’une fiction. Un débat sur les débats

Debating a fiction. A debate about debates

1Chimène pouvait-elle épouser le Cid ? La vertu qu’affecte Pamela est-elle sincère ? Crébillon cautionne-t-il le cannibalisme de son Thyeste ? Corneille a-t-il eu tort d’écrire une Sophonisbe trop héroïque ? Comment accepter l’impunité du Comte de Monte-Cristo ? Les cinq débattantes de l’Heptaméron ont-elles raison d’accorder leur confiance à Françoise ? John Jasper est-il responsable de la disparition d’Edwin Drood ? Ces questions, toutes abordées dans ce nouveau numéro de Fabula-LhT, ne revêtent certes pas les mêmes enjeux aujourd’hui que pour les premiers lecteurs et les premières lectrices de ces œuvres, mais le fait est qu’il est encore et toujours loisible de se les poser, et qu’il est peut-être impossible de ne pas se les poser si l’on veut dire quelque chose de ces fictions dramatiques et narratives —  ces débats n’ont rien perdu de leur « actualité » dans un sens singulier, qui fait par hypothèse le propre de la fiction, c’est-à-dire : en regard des effets produits par l’intrigue des fictions (caractères, nœud, péripétie et catastrophe ou dénouement). Que celles et ceux qui regardent ces querelles classiques comme résolument obsolètes leur substituent certaines questions contemporaines, également débattues dans la présente livraison : Kylo Ren est-il le digne héritier de Dark Vador ? Les personnages d’Harry Potter sont-ils responsables des propos de leur autrice ? Wolverine pourrait-il vaincre Saroumane en duel ? Faut-il pardonner l’infidélité de Ross ou prendre au contraire le parti de Rachel ? Christine Angot avait-elle le droit de mettre en roman des éléments factuels de sa vie privée ?

2Les multiples querelles et controverses dont les fictions ont fait l’objet en Occident ont été inlassablement étudiées par l’histoire littéraire, qui les a pratiquées comme autant de « coupes » où observer commodément tout à la fois des pratiques esthétiques, des stratégies de positionnement dans le champ artistique et les enjeux proprement historiques de la mimèsis. On s’est moins demandé en revanche ce que les débats sur les fictions avaient à nous apprendre sur le plan théorique — dans le champ de la théorie littéraire francophone du moins, car les études cinématographiques, aiguillonnées par les fortes propositions de Stanley Cavell à la fin du siècle dernier, ont depuis longtemps exploré ce phénomène majeur pour le septième art, comme en témoigne notamment le récent essai de Sandra Laugier1 : la philosophe du langage ordinaire prend acte du fait que la discussion sur les séries télévisuelles fait le quotidien de nos échanges, qu’elle constitue une forme nouvelle de « conversation démocratique » où s’élaborent des compétences spécifiques.

3Non qu’il s’agisse de s’interroger à nouveaux frais sur les débats relatifs à la fictionnalité, et sur la stabilité ou l’instabilité de la frontière entre fait et fiction dont Françoise Lavocat a proposé tout aussi récemment le patient relevé2. L’interrogation qui préside à ce nouveau numéro de Fabula-LhT (pour Littérature Histoire Théorie), à l’initiative dela Formation doctorale interdisciplinaire de l’Université de Lausanne et de la jeune Société internationale de recherches sur la fiction et la fictionnalité (International Society for Fiction and Fictionality Studies), est aussi simple qu’abrupte : que faisons-nous avec les fictions et aux fictions elles-mêmes lorsque nous débattons d’elles ?

Fictions et frictions

4Car nos lectures comme nos expériences de spectation ne prennent pas fin à la dernière page, à la dernière réplique ou au dernier plan. Les fictions ne nous importeraient sans doute pas autant si elles faisaient seulement l’objet d’une expérience individuelle vouée à rester silencieuse. Au dénouement d’une fiction, au terme d’une projection ou à l’issue d’un spectacle, personnages, conflits ou situations continuent de nous hanter sur un tout autre mode que celui du souvenir personnel, et l’essentiel de notre relation à une œuvre se joue peut-être lorsque nous nous mettons à en parler, à échanger avec d’autres — à en débattre donc, quelle que soit la forme que peut prendre une telle discussion sous le péristyle d’un théâtre, au sortir d’une salle obscure, à la table d’un café ou sur le canapé du salon. La fiction est cet artefact qui nous pousse aussi à parler avec d’autres, et l’on ne l’institue en objet de partage qu’à la condition d’en débattre, de confronter des opinions, sous des formes et selon des modalités qui diffèrent profondément de celles qui prévalent dans la discussion des thèses d’un essai ; débattre d’une fiction, c’est soumettre à la discussion une « impression » dont l’amplitude va de la simple appréciation du récit au jugement argumenté sur la dimension éthique comme sur la dimension politique d’une situation, d’un conflit, des comportements et des décisions des personnages.

5Rien de plus ordinaire que de telles discussions, et rien de moins théorisé : de quoi discourt-on au juste lorsqu’on s’interroge sur la conduite d’un être de papier, quand on débat d’une situation fictive ou qu’on prétend revenir sur un dénouement arbitraire ? Dans un article théorique qui prenait prétexte des deux plus célèbres querelles de l’âge classique pour élaborer une définition de la vraisemblance, Gérard Genette faisait déjà valoir que le débat contamine toujours évaluation de la situation fictionnelle et jugement sur le monde réel, en soulignant :

 la liaison étroite, et pour mieux dire l’amalgame entre les notions de vraisemblance et de bienséance, amalgame parfaitement représenté par l’ambiguïté bien connue (obligation et probabilité) du verbe devoir : le sujet du Cid est mauvais parce que Chimène ne devait pas recevoir Rodrigue après le duel fatal, souhaiter sa victoire sur don Sanche, accepter, même tacitement, la perspective d’un mariage, etc. ; l’action de La Princesse de Clèves est mauvaise parce que Mme de Clèves ne devait pas prendre son mari pour confident, — ce qui signifie évidemment tout à la fois que ces actions sont contraires aux bonnes mœurs, et qu’elles sont contraires à toute prévision raisonnable : infraction et accident.3

6Dans nos échanges les plus quotidiens sur les fictions, peut-on seulement départager les propositions qui portent sur l’œuvre de celles qui portent sur le monde réel ? De quelle nature sont donc nos jugements sur les fictions dès lors que nous cherchons à les partager ou simplement à les communiquer à d’autres ? À quelles opérations se livre-t-on pour débattre d’une fiction ? Et quels sont les enjeux éthiques ou politiques de ces interventions qui se jouent sur un terrain qui n’est jamais seulement celui de l’imaginaire, et pas davantage celui de la seule biographie ? On donnera ici quelques exemples des débats théoriques d’envergure qu’appellent ces débats ordinaires sur les fictions.

Refaire l’histoire, changer le monde : ajouter à la fiction

7La réception conflictuelle d’œuvres littéraires, dramatiques ou cinématographiques est souvent le lieu d’une intervention sur la fiction, et d’une participation active à l’univers fictionnel lui-même. Pierre Bayard, dont les essais sont venus régulièrement contester les données d’une fiction en suscitant en retour d’âpres débats, en a fait l’une des marques de fabrique de la critique « interventionniste », pratiquée désormais à une échelle collective par les membres de l’Internationale de la Critique Policière — l’InterCriPol dont Nadia Hachemi a recueilli le propos collectif dans un entretien qui paraît au sein de la livraison d’Acta fabula associée au présent numéro de Fabula-LhT (où l’on retrouve aussi l’une des animatrices de l’InterCriPol, Caroline Julliot).

8Dans sa réflexion sur la transfictionnalité, Richard Saint-Gelais4, qui figure logiquement au sommaire, a de son côté épinglé sous le nom de « parafictionnalisation » la tendance de la critique, et sans doute de tout lecteur et de toute lectrice, à ajouter aux mondes de fiction des propositions exogènes, le plus souvent pour leur donner du sens — l’exemple canonique tenant dans la reconstruction des intentions d’un personnage pour expliquer une action qui reste imparfaitement ou incomplètement justifiée dans l’œuvre originelleà l’instar d’un meurtre (le meurtre de Camille dans Horace) ou d’une décision politique (la clémence d’Auguste dans Cinna) : Horace devait-il s’abstenir du meurtre de Camille ? En vertu de quels secrets mobiles Auguste a-t-il décidé, contre toute attente, de laisser impunie la conjuration destinée à l’abattre ?

9On entrevoit ainsi les enjeux éthiques que revêt la relation de l’interprète aux possibles d’une œuvre. Débattre d’une décision fictionnelle, c’est se demander pourquoi tel personnage n’a pas pu ou voulu agir autrement, pourquoi il a arrêté telle décision plutôt que telle autre, en repérant que ce même personnage s’est trouvé devoir arbitrer, au même titre que les autres acteurs du drame, entre diverses exigences et plusieurs nécessités — sans lesquelles l’intrigue manquerait de ressorts.

10Peut-on isoler certains traits poétiques, rhétoriques ou narratologiques qui favorisent ce type d’intervention ? Le sommaire de cette livraison de Fabula-LhT en témoigne à sa façon : les discussions sont particulièrement vives lorsqu’elles portent sur des fables sérielles, où le débat sur les choix créatifs peut s’accompagner d’une rapide « récriture » (« Il aurait été plus juste que ce personnage agisse ainsi... », comme Florent Favard en donne l’exemple), sur les œuvres qui mettent en jeu un débat moral explicite (à l’exemple de L’Heptaméron, dont Vanessa Glauser analyse deux discussions, ou encore du Cid que Clotilde Thouret (ré)arpente à la lumière de l’esthétique pragmatiste), sur des récits qui présentent des « vides » ou des incohérences manifestes, ou qui demeurent incomplets ou inachevés (à l’instar du Mystère d’Edwin Drood  dont Richard Saint-Gelais rouvre le dossier), ou encore sur les textes qui invitent à mettre en doute la fiabilité de leur(s) narration(s) (comme le montre Vanessa Depallens en relatant une expérience pédagogique).

Expériences en débat

11Sur un tout autre plan, le débat sur une fiction peut donner lieu à la mise en jeu collective de différentes versions personnelles et singulières de l’expérience vécue face à l’œuvre — les identités sociales pouvant trouver à se structurer dans une telle mise en jeu (comme David Peyron en fait l’hypothèse). À l’ère du numérique et de la transmédialité, où la frontière entre commentaire et participation au monde fictif est devenue particulièrement poreuse, peut-être faut-il aborder le discours sur la fiction comme une proposition d’expérience du monde fictif, et le débat comme le lieu où se construisent ces propositions, qu’elles soient esthétiques, politiques ou morales.

12La question de la référentialité de la fiction joue ici un rôle prédominant, comme Françoise Lavocat en a fait la démonstration dans l’ouvrage déjà signalé. On peut l’envisager pour les œuvres qui prennent pour matière des faits réels, souvent à l’origine de vifs débats (Anna Arzoumanov rapporte quelques jugements prononcés par le Tribunal de Grande Instance). Comment l’interprétation versionne-t-elle lorsqu’elle a conscience de la factualité du récit-source ?

13En philosophie éthique (songeons au volume Éthique, littérature, vie humaine, supervisé par S. Laugier déjà, PUF, 2006) ou en narratologie (Blakey Vermeule, Why Do We Care about Literary Characters, John Hopkins, 2010), nombre de recherches contemporaines sont venues mettre en lumière le rôle de l’expérience vécue dans ou face à la fiction – ou insister au contraire sur l’importance des récits antimimétiques comme laboratoires de l’expérience (ce que fait tout particulièrement le dernier ouvrage de Brian Richardson, sur lequel revient Mélanie Grenier dans le sommaire parallèle d’Acta Fabula). Au prisme de réflexions sur l’empathie, les émotions ou encore l’immersion, elles invitent à interroger le rôle que jouent ces paramètres « expérientiels » dans le débat éthique sur les fictions, notamment sur la possibilité de « collectiviser » son expérience personnelle du récit ou du monde dans un discours interpersonnel. (Anne-Claire Marpeau et Aurélien Maignant se penchent tous deux sur cette même question, abordée depuis la salle de classe ou depuis le foyer du théâtre). Cette optique souligne que comprendre la mise en récit de l’expérience ne peut faire l’économie d’une réflexion proprement narratologique sur les histoires en tant qu’elles constituent des « perspectives sur des perspectives sur des expériences valorisées »5. Et, pour éclaircir la compréhension de ces perspectives, on trouvera à la suite du sommaire une mise au point inédite proposée par Raphaël Baroni sur les notions, toujours passablement embrouillées, de point de vue et de focalisation.

Juger le personnage, juger avec le personnage

14Sur le plan moral, des approches comme celle de M. Nussbaum (Connaissance de l’amour, Cerf, 2010 ; L’Art d’être juste, Climats, 2015) — sur laquelle revient Marc Escola dans la livraison parallèle d’Acta fabula —, font tenir l’effet éthique des fictions dans la manière dont elles nous apprennent à construire un jugement sur les personnages. Que le personnage soit, dans cette perspective, regardé comme une personne authentique ne relève pas d’un parti-pris théorique explicite, mais d’une réalité qu’on pourrait dire cognitive ou phénoménologique : si le récepteur ou la réceptrice peut prendre position, si la fiction peut susciter un débat moral, c’est parce que les objets à juger ont une épaisseur, parce que leurs comportements sont susceptibles de résulter de la même complexité psychologique que les comportements humains réels. Une analyse de débats avérés sur les choix des protagonistes (voir les contributions de Véronique Lochert sur les querelles de l’âge classique et Fabienne Dumontet sur les discussions entre fans d’Harry Potter) pourrait sans doute éclairer ce volet pragmatique de la question : quel rôle joue exactement le personnage, sa définition, ses valeurs et ses expériences dans les débats moraux des lecteurs ou des spectateurs (voir la contribution de Stéphane Pouyaud sur Pamela de Richardson) ? Formuler un jugement au sortir d’une lecture, d’une séance de projection ou d’un spectacle, est-ce opter pour le point de vue, les valeurs et les croyances d’un personnage plutôt que d’un autre (voir la contribution de Charles Coustille et Clément Sigalas sur un épisode fameux de Friends) ? En quoi nos évaluations des personnages ou des situations sont-elles tributaires de la représentation idéologique ou morale que nous nous faisons de leurs auteurs ou de leurs autrices (voir la contribution de Zoé Schweitzer sur Thyeste de Crébillon) ? Là encore, la question poétique de la participation au monde recoupe l’interrogation éthique : comment le jugement formulé sur le personnage emporte-t-il une modification de l’univers fictif lui-même ?

Un cadre théorique pluriel

15Le sommaire offert par cette nouvelle livraison de Fabula-LhT se fait l’écho de ce large éventail de questions relatives au fait même de « débattre d’une fiction », et les quatre premières contributions lui dessinent un cadre théorique commun.

16Françoise Lavocat aborde les débats sous un angle typologique, suggérant d’identifier trois grands axes qui organisent l’espace polémique de la fiction : l’épistémique (où se jouent les questions de référentialité, mais aussi de vérité dans la fiction), l’axiologique (où il convient de ranger les querelles éthiques situées à l’intérieur des récits, mais aussi celles qui portent sur leurs effets éthiques supposés) et finalement l’esthétique (où c’est le terrain poétique qu’explorent les débats, débats qui reflètent ainsi les normes fluctuantes de l’histoire). Sous un angle différent, Richard Saint-Gelais, installe la nécessité d’un cadre interventionniste, et souligne combien il est impossible de débattre d’une fiction sans la modifier, ce qui invite à amuïr la distinction entre une critique « argumentative » prétendûment sérieuse et une critique transfictionnelle réputée plus joueuse. La proposition complémentaire d’Anna Arzoumanov propose une étude d’un corpus trop peu défriché, les procès avérés de fictions contemporaines, plus exactement les décisions de justice rendues par la 17e Chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris. Sa contribution emprunte ainsi un troisième angle, celui du débat « professionnel », du débat sur les fictions tel que les institutions juridiques tentent de le définir, de le réguler — ce qui fait inévitablement apparaître la difficulté d’établir des règles permettant des arbitrages objectifs (de même que la grande labilité des magistrats et des magistrates dans leurs usages des théories de la fiction…). Finalement, Edgar Dubourg, Jean-Baptiste André et Nicolas Baumard amènent à l’édifice la pierre transversale de la psychologie cognitive et des approches évolutionnaires, qui apparaissent de plus en plus indispensables pour poser la question de la fictionnalité et sont déjà bien installées dans les narratologies postclassiques soucieuses de la diversité des réceptions : comment comprendre le rôle des fictions et de leur mise en débat à l’intérieur d’une approche évolutionnaire de la culture ?

17Ces quatre contributions témoignent de préoccupations théoriques qui occupent l’ensemble du numéro, soit : collaborer à une compréhension typologique large ; considérer celles et ceux qui débattent comme intervenant activement dans la fiction ; rester au plus près de la matérialisation sociétale des débats ; et s’ouvrir aux approches cognitivistes contemporaines.

Fréquences du débat

18Ensuite, le panorama collectif esquissé par ce numéro nous semble surtout souligner une grande continuité dans les débats sur les fictions à travers les époques, du moins si l’on s’essaie à les comparer sur le plan théorique. De L’Heptaméron à Harry Potter, celles et ceux qui débattent s’attachent certes à des fréquences particulières, et les contextes occasionnent d’infinies variations de forme ; il apparait toutefois récurrent…

  • … de débattre du débat lui-même, en tant qu’il structure les normes et les conventions d’une société ou d’un groupe. On observe dans le débat les représentations d’elle-même que génère une société, dans la lutte de ses institutions, de ses normes, de ses médiations et de ses contre-médiations. Dans un contexte donné, on peut débattre du débat sur les fictions en tant qu’il constitue les normes juridiques du fictionnel et du factuel (Arzoumanov), participe de la définition des rôles de genre (Lochert, Thouret), construit des rapports éthiques et sociaux à l’intérieur d’une classe (Marpeau), engendre différents processus de signalisation sociale (Dubourg et al.) ou collabore à la constitution d’identités contre-culturelles (Peyron).

  • … de débattre sur les conditions matérielles de production des fictions. Ce pan des débats hérite aussi bien des critiques de la culture comme produit socio-économique6 que d’un souci éthique pour les artefacts culturels comme processus de production7. Ce sommaire évoque par exemple l’influence de la répartition des rôles de genre dans les productions culturelles classiques (Thouret)  ainsi que des débats sur la gestion des univers fictionnels contemporains par les riches sociétés qui s’évertuent à les pluraliser et à multiplier leurs ramifications, répondant par-là aux différents attracteurs cognitifs qui motivent la consommation de fiction (Dubourg et al.) et suivant différentes stratégies de fidélisation (par exemple, susciter du débat comme le fait Disney ; Favard).

  • … de débattre de la fiction comme d’un reflet des structures sociopolitiques. Ce point fait écho, dans le champ francophone, à des travaux comme ceux de Jacques Rancière, qui cherchent à décrire les liens entre l’évolution des formes narratives et celle des organisations du pouvoir politique8, aussi bien, du côté anglophone, qu’à ceux des studies d’inspiration post-structuraliste qui décrivent la réciprocité des rapports de dominations et des formes de la fiction9. Plusieurs des contributions rassemblées ici attestent de débats ayant pour cœur la représentation narrative ou dramatique des rapports de genre (Lochert, Thouret, Glauser). Il n’est pas rare non plus que ce type de débat repose sur une relation à la fiction comme stratification de discours et d’argumentaires possibles, ce qui passe souvent par une vision des personnages en porte-parole d’idéologies ou de valeurs préexistantes (Schweitzer, Julliot).

  • … de débattre des intentions de celles et ceux qui produisent des fictions. Car, bien sûr, il est difficile de ne pas débattre de l’auteur ou de l’autrice quand on débat de sa fiction. La diversité des débats s’accompagne nécessairement d’une pluralisation de la figure auctoriale comme fonction argumentative. Il est souvent question de reporter ou non sur elle les valeurs et les idéologies des personnages (Crébillon cautionne-t-il le cannibalisme ? Schweitzer), de la tenir responsable du contenu référentiel de la fiction (pourquoi Angot scénarise-t-elle sa vie intime ? Arzoumanov) ou de sa véracité interne (J. K. Rowling a-t-elle toute autorité sur l’univers d’Harry Potter ? Dumontet), de questionner ses intentions esthétiques ou poéticiennes (qu’aurait vraiment décidé Dickens s’il avait pu finir Edwin Drood ? Saint-Gelais) ou encore de réfléchir à ses stratégies de positionnement commercial (Richardson capitalise-t-il sur l’immoralité pour vendre des livres ? Pouyaud ; J. J. Abrams cherche-t-il la complicité des geeks en se définissant comme tel ? Peyron).

  • … de débattre de sa propre implication affective dans les univers de fiction. Car l’un des plans les plus difficiles à étudier est sans doute la diversité des engagements immersifs, des « singularisations imaginatives »10 qu’opèrent les récepteurs et les réceptrices en se représentant leur version intime des univers, ce qui sous-entend des réactions empathiques susceptibles d’entrer en débat. Qu’il s’agisse de ressentir ou non de l’empathie pour un personnage terroriste (Maignant), pour un adolescent meurtrier dont on ignorait la pathologie (Depallens), pour la conjointe trompée malgré les justifications du conjoint (Coustille & Sigalas) ou encore pour les dilemmes intérieurs d’Emma Bovary (Marpeau), chaque immersion est potentiellement vectrice d’un débat, notamment sur les programmes empathiques des œuvres, débats qui permettent d’imputer la responsabilité de certaines de nos émotions aux auteurs et aux autrices.

  • … de débattre des motivations des personnages. Si ce point est lié au précédent, il engage la plupart du temps des considérations narratologiques, puisqu’on peut débattre des motivations modélisées dans la fiction ou comme le résultat de décisions poéticiennes obéissant à des programmes rhétoriques spécifiques. C’est sans doute la forme de débat la mieux représentée dans le sommaire, presque toutes les contributions lui ménageant une place. La question désormais incontournable du degré de confiance qu’il convient d’accorder aux voix narratives structure nombre de ces querelles (Coustille & Sigalas, Glauser, Julliot). Très souvent, ces débats deviennent de véritables polémiques organisées autour d’une question qu’on peut assez simplement ramener à cette unique question : qui est vraiment le personnage ? La nature profondément quantique du personnage apparait alors, que ce soit parce que le récit refuse de proposer une réponse claire (Pouyaud), ou parce que la pluralisation transmédiale en multiplie les versions (Favard, Dumontet).

  • … de débattre de sa propre vie à partir de la fiction. Si la fiction a bien un pouvoir de « modélisation du réel »11, alors on peut également y projeter son expérience personnelle et, en débattant des œuvres, en venir à… débattre de soi. Plusieurs contributions attestent de cet usage éthique et politique des fictions, et particulièrement celles qui se concentrent sur l’étude de sources de réception contemporaines, qu’il s’agisse de se virtualiser soi-même à la place du personnage criminel (Maignant), de lire à travers Emma Bovary les parcours intimes de ses proches (Marpeau), ou de vivre un visionnage de Friends comme une séance de thérapie conjugale (Coustille & Sigalas).

19Ces fréquences s’observent toutes ensemble dans les débats effectifs, qui manifestent toujours une complexe intrication des niveaux argumentatifs. La présente livraison de Fabula-LhT se donne donc comme une nouvelle pierre amenée à l’édifice d’une approche proprement « méta-herméneutique » des fictions, selon le vœu de L. Korthals Altes dans Ethos and Narrative Interpretation12 sur lequel Aurélien Maignant revient dans le numéro d’Acta fabula associé au présent sommaire ; soit : d’une approche qui cherche non pas tant à arbitrer les querelles qu’à décrire les variables théoriques de l’interprétation, particulièrement saillantes quand on se penche sur cette activité d’intense pluralisation qu’est le débat sur une fiction.