Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Faire débat : questions de méthode
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Edgar Dubourg, Jean-Baptiste André et Nicolas Baumard

L’origine des fictions : l’hypothèse des fonctions évolutionnaires sociales

The origin of fictions: the hypothesis of fiction's social evolutionary functions

1Ces dernières décennies, les études de la fiction ont intégré les concepts, les outils et les résultats des sciences cognitives, avec des résultats fructueux. On a pu ainsi mieux comprendre et expliquer, par exemple, l’immersion fictionnelle, l’empathie pour des personnages qui n’existent pas et l’universalité du schéma narratif. La psychologie évolutionnaire apporte depuis peu de nouvelles questions concrètes dans le champ des humanités. Les réponses sont parfois métaphorisantes, souvent biologisantes, et les ponts sont encore fragiles entre les études culturelles et le champ des sciences évolutionnaires. Pourtant, une science qui entend retracer la très longue histoire de notre plasticité mentale et comprendre les conséquences de cette évolution sur nos pensées et nos comportements paraît, à première vue, utile et intéressante pour l’étude de la culture humaine en général. Notre propos, qui consiste à expliquer à l’aide des sciences évolutionnaires la dimension intrinsèquement sociale du partage des fictions, n’est ni épistémologique ni programmatique ; il consiste à étudier la fiction du point de vue de la psychologie et de l’évolution, pour offrir une nouvelle hypothèse qui pourrait, dans le futur, être testée empiriquement et théorisée1. Mais il offre aussi, selon nous, une voie possible pour une intégration inclusive et féconde de la psychologie évolutionnaire aux études culturelles de la fiction, sans remettre en cause, et bien au contraire en s’appuyant sur, les connaissances précieuses venant des études littéraires, des études culturelles, de la sociologie et de la philosophie.

Les questions « Pourquoi ? » au niveau proximal et au niveau ultime

2La distinction conceptuelle peut-être la plus importante en psychologie évolutionnaire est celle qui existe entre les causes ultimes et les mécanismes proximaux. C’est elle, en partie, qui justifie le pont entre les humanités et les sciences évolutionnaires. Ces deux approches répondent à deux questions complémentaires mais différentes, qui peuvent être posées de la même façon. Prenons un exemple connu : « Pourquoi aimons-nous les gâteaux et les sucreries ? ». Au niveau proximal, on peut répondre qu’ils ont bon goût, ou que nous sommes dotés, nous les humains, de récepteurs au glucose liés aux systèmes cognitifs de récompense. Au niveau ultime, on répond à la même question en expliquant que le goût pour le sucre a contribué à augmenter les chances de survie des humains, et donc leur capacité reproductive, durant la longue période dans laquelle ils ont évolué. Le goût pour le sucre a un avantage adaptatif, car il motive l’ingestion de glucose qui fournit à notre corps l’énergie dont il a besoin pour survivre ; la variation de cette préférence chez nos ancêtres, la sélection des organismes dotés de cette préférence et la transmission de cette préférence par voie héréditaire expliquent la prévalence du goût pour le sucre dans la population humaine aujourd’hui2. Ce raisonnement ultime explique pourquoi, au niveau proximal, réception au glucose et système de récompense sont liés dans le système cognitif des humains.

3Le champ émergeant de l’évolution culturelle concilie les deux niveaux, proximal et ultime, pour expliquer la diversité culturelle et les lents changements de la culture humaine au cours du temps, en s’appuyant sur les préférences des humains, leur universalité mais aussi et surtout leur extrême variabilité, et en s’intéressant à l’origine même de ces préférences.

Pourquoi la fiction, au niveau proximal ? Les facteurs d’attraction et de plaisir.

4On peut désormais poser la question « Pourquoi la fiction ? » en distinguant les deux niveaux. Au niveau proximal, il faut souligner l’existence d’un consensus fort entre des théoriciens de la littérature et des approches cognitives : les fictions sont attractives grâce à des « points d’accroche psychologiques3 », et elles procurent un plaisir général « induit par l’activité de l’appareil cognitif4 », comme l’écrivent Jean-Marie Schaeffer et Vincent Jouve. Aristote a été le premier à proposer l’hypothèse selon laquelle puisque les fictions sont façonnées par des humains et pour des humains, elles doivent être particulièrement attrayantes pour l’esprit humain. La psychologie évolutionnaire, en ce sens précis, est aristotélicienne : elle part du constat que certains produits culturels, comme les fictions, s’appuient nécessairement sur des mécanismes préexistants de l’esprit humain. Ces mécanismes cognitifs n’ont pas évolué pour consommer des produits culturels, mais plutôt pour surmonter des problèmes adaptatifs qu’ont rencontré nos ancêtres au Paléolithique5. Par exemple, Mona Lisa exploite nos mécanismes cognitifs spécialisés dans la reconnaissance des visages, qui ont évolué car ils permettaient d’identifier facilement d’autres individus6. Plus généralement, tous les portraits peints, mais aussi tous les films, activent sans arrêt ce mécanisme cognitif sans que nous en ayons conscience. Mickey, et d’autres personnages mignons de dessins animés et de manga, cooptent nos mécanismes cognitifs et perceptifs conçus pour détecter les visages des nourrissons, c’est-à-dire des visages avec de grands yeux et des têtes relativement larges par rapport aux corps, ce qui était adaptatif dans le temps évolutionnaire pour développer une attention particulière aux nourrissons, qui transparaît au travers d’une sorte d’attendrissement au niveau proximal7. Desperate Housewives et Friends exploitent parfaitement notre attrait naturel pour les informations sociales, qui était adaptatif pour choisir les bons partenaires coopératifs avec davantage d’informations8. Harry Potter et Star Wars s’appuient sur un ensemble de préférences exploratoires, qui s’activent à la vision d’un monde nouveau à découvrir et à sonder9, mais aussi sur certains mécanismes cognitifs façonnés par l’évolution pour évaluer des potentiels partenaires coopératifs, qui doivent être chaleureux, compétents, mais aussi désireux de réciprocité10, autant de qualités qu’ont par exemple Harry et Frodon, mais aussi la quasi-totalité des héros de la littérature occidentale11. Tous ces mécanismes de l’esprit ont donc été façonnés par la sélection naturelle, car ils amélioraient les chances de survie et la capacité reproductive des individus durant la période où l’esprit humain a évolué, sans doute avant même que la culture symbolique n’émerge et ne se propage.

5Ces études à la frontière des humanités et des sciences cognitives ouvrent un champ de recherche très vaste et prospère sur les bases cognitives et évolutionnaires du plaisir et de l’attraction de la culture humaine en général, des fictions en particulier. Les points d’accroche psychologiques dont parlait Jean-Marie Schaeffer en 2004 commencent à être révélés progressivement, grâce à l’intégration de connaissances variées qui portent à la fois sur le contenu de la culture humaine et sur l’évolution de l’esprit humain. On voit à quel point il est difficile mais important de séparer et concilier les deux niveaux d’explication. Le niveau proximal, qui explique pourquoi nous aimons les fictions en mettant en lumière les mécanismes cognitifs engagés dans leur réception, implique que nous comprenions en même temps pourquoi ces inputs sont plaisants et attractifs : on passe alors au niveau ultime. Par exemple, la question « Pourquoi aimons-nous des héros chaleureux, ouverts et talentueux ? » mène à la question « Pourquoi aimons-nous des partenaires coopératifs dotés de ces qualités précises ? » qui, puisqu’elle se pose au niveau ultime, est la même que : « Pourquoi s’entourer des partenaires coopératifs dotés de ces qualités augmentait relativement les chances de survie et la capacité reproductive des humains au Paléolithique ? »12. Si ce niveau proximal implique déjà de s’intéresser au niveau ultime, il ne permet pas de comprendre l’origine des fictions, dans le sens strict d’un produit culturel partagé.

Pourquoi la fiction, au niveau ultime ? État actuel des hypothèses.

6Certains chercheurs considèrent que le partage des fictions est lui-même adaptatif, c’est-à-dire que les comportements de production et de consommation des fictions ont contribué à augmenter les chances de survie et la capacité reproductive des individus durant l’évolution de notre espèce au Paléolithique, exactement comme l’ingestion du glucose. Par exemple, la consommation de fictions pourrait avoir eu pour fonctions (1) l’acquisition de connaissances13, (2) un effet bénéfique de régulation émotionnelle ou de compensation psychologique14, (3) l’amélioration de la théorie de l’esprit, c’est-à-dire la capacité cognitive des humains à inférer des états mentaux et des intentions pour comprendre les autres15 ou plus largement (4) la simulation du monde social16. Cependant, le fait que consommer une fiction puisse conduire à ces effets ne signifie pas qu’ils ont eu un avantage adaptatif durant l’évolution de notre espèce. Il faudrait d’abord identifier un problème adaptatif auquel l’évolution d’un trait (ici un trait comportemental : produire et consommer des fictions) aurait répondu. Cette réflexion, commune en biologie comportementale et plus largement dans les sciences évolutionnaires, rend fragile les deux premières hypothèses : d’abord, le problème de la transmission d’informations avait déjà été « réglé » par le développement du langage, et la fiction n’apporte aucun avantage adaptatif supplémentaire qui rendrait valables les efforts nécessaires pour construire et recevoir des fictions ; deuxièmement, si l’instabilité émotionnelle ou psychologique était un réel problème adaptatif, elle n’aurait a priori pas été sélectionnée : cette flexibilité cognitive n’est en fait pas un problème, mais bel et bien une solution à la variabilité des environnements et des situations. La fiction n’a pas pu émerger pour « contrer » cette réaction, qui est adaptative. L’amélioration de la théorie de l’esprit ne paraît pas non plus une hypothèse pertinente ici, car elle s’intéresse davantage à des mécanismes proximaux qu’à des fonctions ultimes. De plus, peu d’études prouvent de manière robuste un lien causal entre, par exemple, lire des romans, et une théorie de l’esprit plus « fine ». Il est d’ailleurs probable, selon nous, que les liens de corrélation qui existent s’expliquent en parti en inversant le sens causal : les individus avec une théorie de l’esprit plus développée sont plus intéressés par les fictions, qui représentent de manière très sophistiquée les états mentaux d’individus fictionnels. Enfin, l’hypothèse de la simulation du monde social nous fournit bien une explication ultime, mais pas du partage des fictions : c’est une théorie de la capacité cognitive de simulation, qui précède évidemment celle de raconter des histoires fictionnelles. Elle répond à la question : « Pourquoi imaginons-nous ? », non pas à la question « Pourquoi créons-nous des fictions ? ». Nous imaginons pour pouvoir anticiper, envisager et supposer des scénarios (sociaux ou non, d’ailleurs) qui n’existent pas encore, mais qui nous permettent de mieux nous préparer ; cette capacité est évidemment adaptative17, et on la retrouve chez d’autres espèces, même très éloignées de la nôtre dans l’arbre phylogénétique, comme la pieuvre18. Cette hypothèse, donc, n’explique pas pourquoi les humains ont commencé à raconter des histoires fictionnelles, et pourquoi certains voulaient les entendre.

Pourquoi la fiction, au niveau ultime ? Les bénéfices adaptatifs pour le fabricant.

7Nous proposons une hypothèse alternative, qui voit la fiction comme un phénomène éminemment social. Elle présuppose ainsi que nous nous intéressions de façon distincte aux avantages adaptatifs liés à la production et à ceux liés à la consommation des fictions, comme pour toute action sociale étudiée en biologie comportementale19.

8Ainsi, la première question à poser est la suivante : pourquoi certains de nos ancêtres ont commencé à raconter des histoires fictionnelles, c’est-à-dire des histoires que tout le monde savait être « fausses »20. Cette question a déjà été traitée en psychologie évolutionnaire. Comme les fictions sont attractives, les avantages adaptatifs pour les fabricants des fictions sont d’ordre sexuel et social. Miller a proposé cette théorie selon laquelle nos comportements liés à la culture permettaient de « séduire » des potentiels partenaires sexuels et amoureux dans les sociétés à petite échelle ; les fictions avaient donc un rôle adaptatif dans ces sociétés où les récepteurs de la fiction interagissent directement avec la personne qui produit la fiction21 ; l’hypothèse ne tient plus aujourd’hui dans des grandes sociétés où nous avons malheureusement peu de chances de rencontrer nos écrivains préférés ou nos réalisatrices favorites. Il a fallu quelques années pour que, dans la recherche sur l’évolution culturelle, la culture ne soit pas réduite à notre désir de trouver des partenaires sexuels, mais soit étendu à notre socialité, riche et dynamique : l’hypothèse est donc que les fabricants des fictions acquièrent aussi, et peut-être surtout, des bénéfices réputationnels (on parle de « reconnaissance » des artistes) et matériels, qui sont eux aussi considérés comme adaptatifs22. Cette hypothèse est quasiment assimilable à la théorie des signaux coûteux, selon laquelle à travers divers comportements coûteux nous signalons que nous pouvons « nous permettre » d’encaisser le coût associé ; c’est la même logique qui explique, par exemple, la consommation ostentatoire, comme acheter un bijou visiblement cher, pour signaler aux autres notre richesse23. Cette théorie génère les mêmes prédictions que l’hypothèse des gains adaptatifs pour les fabricants de fictions : un individu a « intérêt » à produire des fictions sophistiquées pour faire valoir les efforts qu’il a déployé pour les produire, et donc, par exemple, ses compétences, son sens de l’innovation, son sens moral, son intelligence24. Si ces hypothèses ont pu paraître un peu cyniques, elles nous semblent plutôt conciliantes (bien que ce jugement importe peu) : elles disent qu’un individu qui partage une fiction avec une audience ne fait pas que partager une fiction, il révèle en même temps et de façon automatique ses propres qualités (au sens large), c’est-à-dire des informations personnelles cruciales dans notre environnement social. Il faut encore rappeler que ce raisonnement se situe au niveau ultime : il n’entend pas résumer la grande variété des motivations qui anime un écrivain ou une réalisatrice aujourd’hui.

Pourquoi la fiction, au niveau ultime ? Les bénéfices adaptatifs pour le consommateur.

9Il faut désormais s’interroger sur les bénéfices adaptatifs de ceux qui reçoivent la fiction. Une hypothèse assez célèbre dans le champ de la psychologie évolutionniste est celle de Pinker25 : les fictions, comme beaucoup d’autres produits culturels, n’auraient aucun bénéfice adaptatif pour les consommateurs ; il s’agirait de « friandises » pour l’esprit auxquelles, parce que nous avons les ressources nécessaires, nous pouvons consacrer du temps, du temps exclusivement tourné vers le plaisir authentique (c’est-à-dire non feint : nos mécanismes du plaisir sont bel et bien activés). Une autre hypothèse, qui suit logiquement celle selon laquelle les fabricants d’une fiction révèlent des qualités intrinsèques sur eux-mêmes, est que le consommateur acquière des informations pertinentes sur un potentiel partenaire coopératif. Ce gain informationnel est lui-même considéré comme adaptatif.

10C’est ici que notre hypothèse diffère le plus sensiblement. L’esprit humain a été façonné pour être éminemment flexible : la plasticité phénotypique extraordinaire qui nous caractérise nous permet d’utiliser de façon « évolutionnairement pertinente » les éléments variés de notre environnement26. Les fictions, que les fabricants ont « intérêt » à produire selon le raisonnement du paragraphe précédent, sont des objets culturels propices à cet usage second : elles procurent d’abord un plaisir authentique aux consommateurs ; mais ces derniers peuvent ensuite « réutiliser » cette expérience plaisante pour d’autres fonctions adaptatives. Ces fonctions évolutionnaires semblent être d’ordre social. Nous proposons désormais quelques pistes d’investigation, qui s’appuient sur les travaux de recherches en études culturelles, en études des pratiques littéraires, en sociologie et en évolution culturelle.

11On peut en premier lieu aborder la fonction de signal compétitif, qui est sûrement la plus consensuelle. Consommer des fictions peut permettre de faire valoir des qualités et des compétences individuelles, tout comme le fait la fabricante de la fiction elle-même. C’est aussi un processus automatique : nous transmettons nécessairement des informations riches en disant à d’autres personnes que nous avons lu et apprécié tel roman. On retrouve la théorie des signaux coûteux et, plus spécifiquement, celle de la consommation ostentatoire : lire la Recherche de Proust, par exemple, signale que nous avons à la fois du temps à consacrer à lire un long roman et les capacités intellectuelles et affectives pour le comprendre, comme ce sont deux traits nécessaires pour le lire27. On retrouve également la sociologie de Bourdieu, avec toutes ses implications : signaler des préférences pour certaines fictions permet en fait de nous distinguer28. On retrouve enfin, au niveau proximal, des comportements liés à cette potentielle fonction ultime : nous débattons de fictions intellectuellement stimulantes, qui nous permettent de signaler de manière fine certaines de nos capacités cognitives ; nous débattons de fictions aux interprétations multiples, qui nous permettent de faire valoir notre point de vue, ou de prouver notre compétence à argumenter ; nous débattons de fictions qui nécessitent l’acquisition d’informations denses, qui prouvent par exemple que nous pouvons mémoriser et comprendre beaucoup d’informations. Ces débats nous servent également à amorcer des discussions politiques et sociales éminemment importantes ; par exemple, une dystopie comme La Servante écarlate de Margaret Atwood (1985) a sûrement contribué à placer la question urgente de la place des femmes et du féminisme au centre des discussions29.

12De manière complémentaire, la consommation de fictions semble aussi avoir une fonction de signal d’affiliation. Communiquer une préférence pour une fiction fonctionnerait comme un marqueur de préférences et d’intérêts partagés, ce qui favoriserait la cohésion sociale et la réciprocité, qui sont des stratégies sociales évolutionnairement stables30. Cela passe notamment par l’homophilie, c’est-à-dire l’affiliation basée sur la ressemblance, qui a de nombreux avantages évolutionnaires. Comme le suggèrent à la fois la sociologie et l’évolution culturelle, la consommation de fictions et la communication des goûts associés pourraient être devenues la meilleure manière de signaler des préférences31 et donc de façonner des réseaux et groupes sociaux32. La variabilité culturelle génère des niches culturelles (par exemple, les fans de films romantiques américains), ce qui génère des repères sociaux pour les connaisseurs, repères qui peuvent à leur tour résoudre le problème de la coordination avec des partenaires coopératifs partageant de manière toujours plus fine les mêmes idées, les mêmes intérêts et les mêmes façons de faire33. Cette fonction explique, au niveau proximal, des phénomènes sociaux très bien étudiés en études faniques par exemple : les fans peuvent retrouver des personnes partageant la même passion, et partageant donc sûrement plus que cette passion. En résumé, nous proposons que la consommation de fictions possède des avantages adaptatifs car elle permet de trouver plus facilement des partenaires coopératifs.

13Enfin, une autre fonction pourrait, au-delà de la signalisation, concerner la coordination sociale, un sujet bien étudié au niveau ultime, car central dans notre évolution. Les travaux en études culturelles sur la convergence et sur la culture populaire suggèrent que certaines fictions pourraient servir de points focaux34. Par analogie, et pour mieux comprendre, on peut d’abord regarder comment des points focaux géographiques peuvent permettre de faire émerger et d’améliorer la coordination. Par exemple, il a été démontré qu’aujourd’hui, les infrastructures culturelles concentrées en un lieu créent des points géographiques attractifs, avec des retombées positives, non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan social, pour toutes les personnes de la même région35. Il est très probable que les fictions populaires aient un effet social similaire. L’image du raconteur d’histoire qui rassemble autour du feu une large audience est suggestive et significative : les individus qui ne sont pas autour du feu avec les autres « manquent » une bonne opportunité de créer ou de raffermir des liens sociaux. Aujourd’hui, on pourrait parler de « l’effet Game of Thrones » : quiconque n’a pas regardé la série a un jour été « exclu » d’une discussion ou d’un débat à propos d’un épisode. Cet effet a été accentué par l’exceptionnelle coordination des téléspectateurs pour le visionnage des épisodes les lundis. Un autre exemple sensationnel est celui du « Twitch Plays Pokémon », une sorte d’expérience menée sur la plateforme de télédiffusion Twitch le 12 février 2014 : des milliers de joueurs contrôlaient en direct le jeu vidéo Pokémon rouge (qui se joue normalement de façon individuelle), avec un record de 81 000 joueurs en simultanée. Cet objectif à première vue étrange a fait émerger des obstacles difficiles ; ne serait-ce que faire avancer le personnage en ligne droite sur l’écran pouvait s’avérer complexe, comme chaque joueur essayait de manipuler le personnage de son côté. Ainsi, des tentatives d’organisation d’envergure ont été mis en place par les joueurs : par le biais de sondages, d’échanges sur les réseaux sociaux comme Twitter, et de créations et de partages de documents Google, les joueurs essayaient précisément de se coordonner pour franchir les obstacles ensemble. Cet exemple n’en est qu’un, très atypique, parmi de très nombreux exemples de coordination sociale dérivant de la consommation de fiction.

Conclusion

14Nous proposons ainsi une hypothèse sociale de l’origine évolutionnaire des fictions : produire et consommer des fictions génère des opportunités sociales de signalisation et de coordination qui mènent à des bénéfices adaptatifs. Cette hypothèse repose sur la très grande plasticité à la fois cognitive et comportementale de notre espèce. Le nombre de fictions différentes qui existent à ce jour, quel que soit le média, est un indicateur de cette fantastique flexibilité. Cette hypothèse va à l’encontre d’une conception un peu cynique de la culture par les sciences évolutionnaires, qui peut mener à penser que les fictions populaires ne sont qu’addictives (comme si elles ne menaient pas à des opportunités sociales cruciales) et que les fictions plus élitistes, à l’autre bout du continuum, ne servent qu’à stratifier et hiérarchiser les sociétés humaines (comme si cela ne permettait pas aussi de signaler des qualités importantes). Enfin, cette hypothèse affirme que la fiction n’a pas « besoin » d’avoir un effet direct sur la cognition humaine pour être considérée comme adaptative au niveau ultime. L’esprit humain a déjà toutes les qualités nécessaires pour utiliser les fictions à bon escient. L’hypothèse exposée ici dit simplement que les fictions sont des objets culturels et sociaux par excellence, menant « naturellement » à des débats centraux dans nos vies sociales.