Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fanzone : débats d'aujourd'hui
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
David Peyron

 «C’est qui le plus fort entre Wolverine, Dark Vador ou Saroumane ? Ça, c’est un débat de pur geek!». Affirmation d’une identité collective et discussions fictionnelles dans la culture geek.

«Who is the strongest between Wolverine, Darth Vader or Saruman? That's a pure geek debate!». Affirmation of a collective identity and fictional discussions in geek culture.

Introduction : De la figure du geek à la culture geek

1 La figure contemporaine du geek a connu à trajet relativement unique dans l’histoire culturelle contemporaine. Inspirée d’un mot dont l’étymologie remonte au Moyen-Âge et qui désignait au XIXe siècle un monstre de foire, elle est née tout d’abord sous la forme d’une insulte au sein des lycées et des universités américaines durant les années 1950 et 1960. Utilisé de manière parallèle et quasi synonymique avec son proche parent le terme nerd, le mot geek était employé pour se moquer des bons élèves, particulièrement doués dans les domaines valorisés scolairement, mais peu enclins à la vie sociale des groupes de pairs et aux transgressions et expérimentations qu’elle implique (sortie, boisson, sexualité, etc.). Le geek va alors incarner l’antithèse du « cool », désignant l’élève (plus souvent un garçon) trop focalisé sur ses études (en particulier dans les domaines des sciences dites « dures ») et négligeant les rites de passage classiques de l’adolescence pour se concentrer sur ce que les adultes attendent des plus jeunes. C’est une opposition binaire classique déjà bien étudiée par la sociologie de l’école où il est clair que « celui qui est grand dans le domaine scolaire est jugé petit dans l’univers de l’adolescence, puisque plus on se plie aux exigences de l’adulte, plus on est petit »1.

2 Au cours des années 1970 et 1980, un certain nombre de loisirs, de pratiques et d’attitudes vont être accolés à ce stéréotype. Il s’agit tout d’abord du goût pour les univers fantastiques issus de la science-fiction ou de la fantasy qui connaît alors un grand renouveau avec le succès du livre Le Seigneur des anneaux de Tolkien. Vont s’ajouter à cela quelques supports de ces univers, qui, encore aujourd’hui, sont très associés au terme geek : les comics de superhéros, les jeux de rôle ou encore les jeux vidéo qui réunissent imaginaire fantastique et informatique, l’autre grand pôle de passion accolé au stéréotype. Le geek devient alors un fan, mais un type de fan particulier, que l’on reconnaît à son extrême minutie dans l’analyse de ses fictions favorites et à sa capacité à discuter très longuement de sujets abscons, futiles et triviaux pour le reste de la population. Il est timide, vit dans son univers, s’immerge en permanence dans la fiction et ne s’intéresse que très peu aux normes de la vie sociale. Il est d’ailleurs souvent représenté comme un individu pâle, malingre et portant des lunettes, stigmates de son intellect exacerbé et du temps passé devant un écran.2

3Il semble toutefois que, depuis quelques années, le terme geek perde de son acception péjorative. Cela peut s’expliquer de plusieurs manières qu’il serait trop long de détailler ici, mais on peut noter l’importance de l’arrivée massive de l’internet grand public durant les années 2000, donnant ainsi une voix aux fans de culture populaire, ainsi qu’à la place qu’ont pris les œuvres étiquetées « geek » au sein de la culture populaire et médiatique depuis l’époque fondatrice des années 1970 (Star Wars, films de superhéros, jeu vidéo en ligne, etc). Le geek serait à la mode et même s’il reste une personne parfois étrange, son imaginaire aurait pris le pouvoir. Des auteurs importants et très visibles se revendiquent comme geeks (J.J. Abrams, Peter Jackson, ou encore Alexandre Astier en France), et il s’agit de briser les aspects péjoratifs du cliché, mais aussi de revendiquer tout ce qui était moqué. Un véritable phénomène de mode commence alors à entourer le terme geek à partir de la fin des années 2000.

4Cette émergence massive est associée à la revendication de l’existence d’une véritable culture, d’une identité geek, ainsi qu'à la multiplication d’événements liés à ce mouvement3. Au sein de celui-ci, deux pôles de définitions considérés généralement comme liés se détachent. Le premier est celui du goût pour l’informatique et la culture numérique. Le geek serait l’érudit, et l’expert de cette nouvelle culture dont il maîtriserait le langage. Le second pôle est celui de la fiction, les geeks seraient des fans d’univers fantastiques et ludiques issus de la science-fiction et de la fantasy sur tous les supports. Et dans les deux cas, cela est associé à une certaine attitude, une volonté de maîtrise et d’immersion parfois extrêmes, et une forme de malaise social qui conduirait à de nombreuses idiosyncrasies. Le stéréotype est toujours là, mais l’on passe alors du geek à la culture geek : un mouvement au sens de revendications communautaires, mais aussi de tendance qui imprègne toute la société.

5C’est justement ce passage qui semble particulièrement pertinent à étudier, à l’aune du débat sur la fiction. En effet, si les individus qui se revendiquent d’une culture geek continuent à utiliser un terme dont les aspects péjoratifs sont encore largement présents, c’est qu’ils ont élaboré une manière de faire de ceux-ci une bannière identitaire élaborée par un intense travail réflexif.

6Pour se construire comme mouvement culturel transversal dépassant les frontières des supports médiatiques et des pratiques culturelles (contrairement à la figure, proche, du fan, censée être focalisée sur un seul objet4), il fallait s’appuyer sur des traits caractéristiques permettant de singulariser les individus qui s’en revendiquaient face au grand public. C’est d’autant plus important que les œuvres étiquetées geek connaissaient un succès de plus en plus large, contribuant à la montée en visibilité – et donc en reconnaissance sociale – de la culture geek5, mais provoquant aussi un sentiment de dilution dans la masse pour ceux qui s’en revendiquaient. Cette intense construction définitoire réflexive, encore en cours, s’appuie donc sur ce qui ferait l’attitude geek idéale. En outre, de manière performative, ce travail exercé par les individus contribue à faire exister ce mouvement en lui donnant une forme minimale de cohérence au travers de normes et d’un éthos partagés ; et toute cette élaboration se fait par et à propos des discussions sur la fiction.

7En effet, nous l’avons évoqué plus haut, le stéréotype du geek s’est grandement constitué autour d’une certaine attitude, ce que les chercheurs ayant élaboré le concept de sous-culture (qui servira de guide ici) nomment un style, une manière d’être, de se comporter, de parler, etc.6 Et ce style, qu’il soit moqué ou revendiqué, est lié à une manière de communiquer ou parfois de non communiquer quand il s’agit de l’extérieur du groupe. Nous allons donc explorer ici comment de la discussion, mais aussi de la manière dont les geeks pensent eux-mêmes leurs discussions, peut émerger le sentiment d’appartenance à un mouvement culturel qui dépasse la pratique d’un objet culturel en particulier ou un cercle de pairs qui partage cette pratique. En d’autres termes, le but central de cette réflexion sera de montrer en quoi une entité aussi abstraite que peut sembler être une sous-culture, un mouvement identitaire et communautaire au sein d’une société, se construit par de multiples réseaux de sociabilité plus ou moins directs qui convergent et vont de l’identification à une figure idéale incarnée par des personnages de fiction, à des discussions banales, mais affichées comme étant le cœur de ce qui fait l’attitude sous-culturelle.

8Ces propos s’appuieront sur une enquête empirique et historique portant sur la culture geek et en particulier sur la construction collective d’une identité geek revendiquée comme culture durant la seconde partie des années 20007. Basée sur cinquante-trois entretiens semi-directifs ainsi qu’une analyse ethnographique de discussions en ligne sur des forums, des blogs et des réseaux sociaux, cette étude pourra fournir des éléments de compréhension sur la manière dont les discussions sur les fictions peuvent faciliter l’affiliation à un groupe et contribuer à cristalliser des normes interprétatives et stylistiques pour aborder des contenus culturels. Pour cela, nous commencerons par un retour sur la manière dont la figure du geek est construite dans les fictions mêmes qui sont discutées par les fans, puis nous verrons comment les aspects péjoratifs du stéréotype du geek sont utilisés pour se différencier du grand public et enfin en quoi la discussion conduit à un sentiment communautaire autour d’approches partagées.

Le geek de fiction comme point de référence

9Le premier outil pour borner les frontières toujours liminales d’un mouvement culturel est la constitution informelle d’un corpus d’œuvres de fiction fondatrices, celles qui mettent tout le monde d’accord et sont respectées pour leur importance même si l’on ne se positionne pas comme fan de celles-ci. Ainsi, des œuvres (ou plutôt des univers, souvent transmédiatiques) comme Le Seigneur des anneaux, Star Wars, Star Trek, Final Fantasy, Zelda, Spider-Man et quelques autres constituent un répertoire fondateur qui revient en permanence dans les discussions. Dans les entretiens comme dans les tentatives de définition faites sur les forums ou les blogs de fans de culture populaire, l’idée de produire des listes revient souvent. Il s’agit de listes d’œuvres, de pratiques culturelles et de références diverses qui ne peuvent jamais être tout à fait exhaustives, mais permettent d’encadrer une forme de répertoire fondateur :

On dit souvent qu'un geek est un passionné, un fan. Sauf qu'il n'y a pas UNE passion. Il y a DES passions. Qui forment une culture, donc. Le comic, le jeu vidéo, Donjons et Dragons, le cinéma, les extraterrestres, Star Trek, les jeux de cartes, 2,21 GigoWatts, l'informatique, Mario, le manga, les figurines, 4chan, les jeux de rôles, (..) les nouvelles technologies, le chiffre 42, Star Wars, les blogs, les séries, les mèmes, l'heroic-fantasy, le Grandeur Nature, les zombies, le piratage informatique, Indiana Jones, le pr0n, le dé de 20, les gadgets, les LEGO, la science, les wargames, Le Seigneur des anneaux, l'électronique, les robots... Cette liste est tout sauf exhaustive et ne peut qu'être complétée.8

10 Cet exemple représentatif de la manière dont la culture geek est très souvent définie, permet par recoupement de mettre en avant certains objets culturels comme centraux dans la revendication identitaire. Mais comme le pointe l’internaute cité, procéder ainsi ne peut conduire qu’à une ambiguïté et à un sentiment d’incomplétude : une œuvre, un univers, une pratique sera toujours oubliée. Comment faire culture à partir d’une liste, comment y trouver de la transversalité et prouver que l’ensemble d’individus qui se définissent comme geek ont une forme de cohérence dans leur sentiment communautaire ?

11Aimer une œuvre, ou un ensemble d’œuvres connu de millions de personnes ne suffit donc pas à affirmer la singularité d’un mouvement culturel. Il est possible alors de se distinguer de deux manières. Tout d’abord, par des goûts plus rares, tout en reconnaissant l’apport de ces objets fondateurs, phénomène qui est bien connu dans la musique : en tant que fan de rock on reconnait l’importance des Beatles, mais l’on va s’affirmer par sa connaissance d’un groupe moins commercial. La seconde manière, plus liée à une distinction entre « eux » (la masse du public) et « nous » (ceux pour qui ces objets culturels ont une importance particulière)9, est de revendiquer une attitude, un rapport particulier aux œuvres qui s’incarne dans la discussion. Cette approche embrasse l’idée qu’être fan n’est pas seulement une donnée quantitative, mais qualitative, et que se définir ainsi implique une socialité particulière, reflétant les normes et les valeurs de la communauté.

12Il s’agit ainsi de prendre la fiction au sérieux, en tant que fiction, et d’en tirer des éléments susceptibles de susciter un débat légitime parmi les pairs. On observe souvent une approche quasi scientifique des univers évoqués, approche permettant de discuter leur cohérence ou de les comparer. Pour les enquêtés, cette manière d’aborder la fiction est clairement le cœur de l’identité du mouvement et le premier repère pour l’illustrer est la référence à des représentations fictionnelles de geeks. Cela peut paraître contre-intuitif, puisque ces représentations contribuent souvent à renforcer certains clichés péjoratifs qui sont dénoncés pour leur exagération, mais elles servent de point d’appui pratique à la présentation de soi (quitte à les euphémiser par la suite).

13Il s’agit là d’un trait classique des sous-cultures : utiliser comme point de référence une figure quasi idéale (au sens où elle possède tous les traits typifiés de l’objet) en sachant qu’elle s’incarne peu dans la réalité. David Muggleton le pointe dans son étude sur les néo-punks. Il met ainsi en avant l’importance de la figure du punk et de son style total (jean déchiré, crête sur la tête, rébellion et participation active à des concerts) comme point de référence pour la construction des individus qui tous vont y piocher des éléments, mais rarement y ressembler entièrement10. Le punk représenté dans les médias est ainsi dénoncé face à des individus extérieurs au groupe comme cliché et stéréotypé, mais utilisé par ceux qui construisent leur affiliation à la communauté puisqu’il s’agit souvent de leur seul point de départ pour en adopter les codes et se différencier du reste de la population.

14Un exemple typique de ce phénomène dans la culture geek, et très cité en entretien comme emblématique, est visible dans le second épisode de la série The Big Bang Theory. Cette sitcom très populaire arrêtée en 2019 met en scène la rencontre entre un groupe de geeks et une jeune femme étrangère à cette culture. Dans l’épisode en question, les protagonistes débattent de la possibilité physique du personnage de Superman de rattraper au vol celui de Lois Lane chutant d’un immeuble dans une célèbre scène du film de 1978. Selon certains, il serait impossible pour le superhéros de rattraper l’héroïne sans la tuer du fait de la vélocité de la chute, ce qui mène à une discussion de plusieurs minutes. On retrouve ici illustré (et cité une dizaine de fois pendant les entretiens) une définition tout à fait typique de l’attitude geek : avoir des discussions et des débats sur des détails qui seraient vus comme abscons ou triviaux pour une personne qui n’est pas geek.

15Cette série illustre toute l’ambiguïté du rapport aux geeks de fiction. En effet, elle peut être décriée dans les discussions pour son portrait caricatural d’un groupe de geeks au comportement quasi autistique et totalement focalisés sur leurs sujets de passions, mais elle fait aussi partie des modalités de présentation de soi les plus utilisées quand les enquêtés sont interrogés sur leurs rapports à leurs loisirs : « Tu vois les gars de Big Bang Theory ? Ben c’est un peu moi » (Édouard, 22 ans).

16Les geeks de fictions et leur manière d’être sont ainsi en partie rejetés parce que trop extrêmes dans leur comportement, mais ils fournissent aussi une échelle, un point de référence et une base à la discussion sur ce qui fait de soi, et des autres, des geeks ou non. Ils sont les vecteurs d’un processus permanent de distanciation/identification au sein des mêmes discours. Quand il est demandé à Julien 34 ans, à quel moment il s’est senti geek pour la première fois, il indique qu’avant la rencontre d’autres individus dont il s’est senti proche, c’est par la fiction que cela s’est produit :

Je vais te surprendre, mais c’est dans Buffy avec les trois geeks et un peu Alex, avec des mecs qui lisent le Klingon qui débattent des heures sur des sujets bien geeks, ça me parle même s’ils vont loin dans le délire (…) y’a pas tant de gens que ça qui perçoivent les références et donc c’est vrai que quand je les vois je me sens un peu plus être parmi les geeks qui comprennent ces geeks-là.

17Il est ici fait allusion à la série Buffy contre les vampires qui met en scène lors de sa sixième saison trois personnages présentés comme des geeks et qui décident un soir en jouant leur partie habituelle de Donjons & Dragons de se lancer dans la conquête du monde tel des super-vilains de comics super héroïques. Il s’agit donc de personnages qui, sur le plan axiologique, se situent du côté des antagonistes, et pourtant ils contribuent par leur attitude à donner un sens à l’identité de certains individus, parce qu’ils discutent, débattent et permettent la mise en place d’un travail d’affiliation au mouvement. Même s’il reconnait que ces personnages vont trop loin, sont caricaturaux et qu’il ne leur ressemble pas véritablement, ils sont un moyen pratique d’évoquer une attitude dans laquelle il se reconnaît en partie, reconnaît une manière d’être, certes exagérée, mais au cœur du mouvement auquel il s’affilie.

18Il en va de même des nombreux personnages de geeks qui émaillent la fiction contemporaine depuis les années 80. Citons de manière non exhaustive parmi les plus cités, Abed personnage central de la série Community, Mcgee dans la série NCIS, Chuck de la série éponyme, ou encore les héros des films Clerks de Kevin Smith sortis en 1994 et 2006. Dans les deux opus de ce diptyque culte narrant la vie d’employés geeks d’une supérette dans une banlieue américaine, les héros débattent par exemple de l’innocence des ouvriers de l’Étoile de la mort tués par l’explosion de cette dernière dans Star Wars ou du fait que les personnages du Seigneur des anneaux ne font en réalité que marcher tout au long de la saga. Nous verrons que ces débats sont bien connus des enquêtés, qui s’y réfèrent comme à un étalon de la discussion geek. Tous ces personnages, leur style d’existence et leurs idiosyncrasies ont participé à la popularisation de la forme idéale du geek, trop parfaite, qui va « loin dans le délire », mais qui en même temps permet de se situer. Ces geeks imaginaires ont ainsi contribué à figer une représentation sociale du geek et de ses discussions dans laquelle chacun puise pour mettre des mots sur ce qui fait culture au sein d’un ensemble hétérogène de contenus culturels.

Affirmation identitaire et définition de soi par le style de discussion :

19Les geeks discutent donc, mais ils discutent aussi de leurs discussions en les comparant à une image typifiée de ce qu’est un débat de geeks et c’est un mécanisme essentiel à la construction d’un sentiment communautaire réflexif.

20C’est d’abord le cas lorsqu’il s’agit de se singulariser du grand public, là aussi un groupe généralement imaginé (souvent incarné par les parents ou les moqueries à l’école), ou de mettre en avant d’éventuelles souffrances liées à une incompréhension ou à une illégitimité du rapport à la passion. Il s’agit alors de pouvoir se reconnaître et de reconnaître les autres comme partageant une même approche de la fiction, basée sur le détail, les connaissances encyclopédiques et les longues discussions. Cela correspond à ce que Jason Mittell nomme des « forensic fandom »11, des communautés de fans dont le liant repose sur une forme d’enquête collective à propos de détails de l’univers fictionnel.

21La mise en avant du débat devient alors un moyen primordial de se singulariser des autres en se plaçant dans une position de compétence supérieure au grand public ce qui rend la discussion abstraite, voire incompréhensible. La comparaison la plus souvent évoquée est celle faite avec un monde scientifique fantasmé. Ce dernier, avec ses débats d’érudits, utilisant des formules peu compréhensibles par le plus grand nombre, représente une métaphore des discussions de geek. Il s’agit alors de mettre en avant des compétences. Cette idée est souvent portée par l’expression « être capable de ». Par exemple, selon un internaute « les geeks c'est des gens qui sont capables de débattre des heures sur des choses et des personnes dont 90% de leurs contemporains n'ont rien à foutre »12. Comme évoqué plus haut, même lorsqu’il s’agit de faire des listes de pratiques, il est souvent fait allusion non seulement à la connaissance de ces objets culturels, mais aussi à une aptitude à pouvoir en débattre :

Si t’es pas capable de parler pendant des heures de toutes les races existantes dans Star Wars, du fait que Mulder aurait pas pu entrer au FBI parce qu’il est daltonien, de la langue des Jaffa dans Stargate, de toutes les fins différentes de Mass Effect, ou des variations dans la couleur du costume de Spider-Man entre Amazing Spider-Man et Ultimate Spider-Man, t’es pas vraiment un geek. (Nicolas, 21 ans)

22Ici, se croisent de multiples allusions, à des séries, à des films, des comics, un jeu vidéo, et le fait d’être capable d’en parler apparait comme une compétence, certes très spécifique et souvent peu utilisable dans un cadre quotidien, mais valorisable au sein d’une communauté qui saura reconnaitre sa valeur.

23Dès les premiers travaux sur les fans, les chercheurs ont montré à quel point la discussion, et l’échange de savoirs dans le but de s’approprier les contenus fictionnels étaient des éléments fondamentaux. Il s’agit de ce que John Fiske nomme les tertiary texts, le premier type de texte étant le contenu de l’œuvre et le second les commentaires professionnels ou les discours autour de l’œuvre faits par les producteurs. La troisième textualité est celle du débat entre fans, premier liant de la communauté13.

24Cette forme particulière de discussion qui prend très au sérieux les univers de fiction, dans leur cohérence, leur continuité narrative et leurs références, permet alors de montrer une forme d’authenticité, il s’agit d’être un vrai, quitte à assumer certains aspects péjoratifs de la figure du geek, tant qu’elle ouvre les portes d’une certaine crédibilité. L’accumulation quasi obsessionnelle de détails, moquée dans la caricature classique du geek, est assumée par beaucoup d’individus avec humour ou autodérision, mais aussi parce qu’elle est au service de la sociabilité et du lien entre les individus. C’est le cas dans l’extrait suivant où, sur un forum, un internaute fan de l’univers Star Trek n’hésite pas, dans une discussion en ligne sur le film réalisé en 2009 par J. J. Abrams, à s’arrêter sur ce qui pourrait apparaitre comme des détails insignifiants :

Les uniformes ! Bien que vaguement recréés, ils s’apparentent sans le moindre doute à ceux de la période 2266-2270, et en aucun cas à ceux de la période 2254-2265 (correspondant aux deux pilotes de Star Trek TOS ). Vous objecterez peut-être que mon argumentaire est un ratiocinage de geek et je dirais, oui tout à fait !14

25L’expression « ratiocinage de geek » (renvoyant à un ergotage sur des détails et clairement péjorative), est embrassée comme faisant partie d’une attitude habituelle et permet d’appuyer son avis négatif sur un film, montrant une montée en généralité réflexive dès le moment même de la discussion. Cette manière d’intégrer les critiques extérieures dans le discours quotidien et d’en faire un outil de définition de soi – et de sociabilité puisque c’est le support de discussions – est très courante. Selon la chercheuse Kristina Busse, c’est devenu, depuis la montée en visibilité du mouvement geek (et donc d’un risque de dépossession identitaire), une bonne manière pour ces fans de distinguer les « vrais », des « faux »15. Il s’agit alors d’évaluer un degré d’authenticité, valeur centrale de toute sous-culture, au travers des débats qui, pour pouvoir être menés, nécessitent un bagage de connaissances.

26Ainsi « être geek » c’est se dire qu’il est normal de « parler deux heures des types de plantes dans Le Seigneur des anneaux et [de] laquelle serait meilleure pour tel ou tel usage» (Alexandre, 32 ans). Nous avons bien affaire à des normes qui s’opposent avec une certaine délectation à celles qui ont cours au dehors du cadre de l’expérience quotidienne avec des non-geeks, des moldus pour reprendre une allusion à Harry Potter très souvent utilisée par les fans. Et si l’on assume certains aspects péjoratifs du stéréotype ou si l’on se réfère à des personnages de fictions parfois caricaturaux, c’est pour mieux affirmer une forme d’authenticité abordée comme une de pureté de la pratique. Au sein de la communauté, il vaut mieux être proche du cliché en ayant fait preuve d’authenticité dans les interactions, que trop éloigné de celui-ci, même si cela permet d’échapper aux aspects péjoratifs du terme geek. Soren, 26 ans, le résume en une formule : « il vaut mieux être un nolife qu’un noob16 », soit il vaut mieux en faire trop que pas assez.

27Cela renvoie à ce que Sarah Thorton nomme le capital sous-culturel en référence aux travaux de Pierre Bourdieu17, le sentiment d’appartenance à un tel mouvement se construit par l’acquisition de connaissances et d’une manière d’être qui dans un autre cadre aurait peu de chance d’être valorisables. Dans le cadre sous-culturel, au contraire, elles deviennent de véritables compétences qui permettent d’assurer et de légitimer une prise de parole. Et même si l’on est plus comme cela aujourd’hui, et si l’on admet qu’il y a de la caricature, il est de bon ton d’assumer des discussions focalisées sur des sujets fictionnels très précis :

Quand j'étais jeune et que je croisais mes quelques amis on parlait que de Magic18, de jeu vidéo et du Seigneur des Anneaux, on débattait pendant des heures, mais que sur ces genre de sujets, c’était trop bien on se sentait entre nous, c’est sûr qu’on était un peu étrange, mais en même temps, mais j'étais pas la totale caricature du geek, je faisais aussi du sport et tout (Adrien, 30 ans).

28On voit bien ici comment la mécanique entre proximité et distanciation du stéréotype se joue dans la description d’une attitude dont l’enquêté sait qu’elle renvoie peut-être un peu trop au cliché, elle donc est atténuée mais tout en mettant en valeur le plaisir de l’entre-soi tiré de ces débats d’érudits de la culture populaire. C’est au travers de ce type de discussions que s’élabore le sentiment communautaire, lorsqu’elles sont ensuite montées en généralité et deviennent signe de ralliement partagé. On observe la constitution d’une carrière au sens interactionniste du terme19, c'est-à-dire d’un ensemble de séquences qui sont autant d’étapes de légitimation de soi. Il faut avoir traversé ces moments qui font dire que là on s’est senti geek, c'est-à-dire différent.

29Le débat révèle donc une dimension identitaire forte qui crée du lien entre les différentes pratiques. Il y a toujours, chez ceux qui s’en réclament, une forme de recul, d’humour ou de second degré réflexif qui met à distance les excès que cela peut représenter pour une altérité, mais aussi la revendication qu’il s’agit d’une chose partagée et assumée. Sandrine, 34 ans, le résume bien lorsqu’elle donne sa définition de la culture geek :

La culture geek c’est la culture du ‘‘c’est pas comme ça’’, c’est à ça qu’on reconnaît un geek, c’est celui qui regarde une adaptation d’un truc qu’il aime et qui dit ‘‘non ça c’est pas comme ça’’, dans le comics Spider-man c’est pas comme ça qu’il réagit le symbiote, dans le Seigneur des Anneaux les uruk-hai ils sont pas comme ça, dans Star Trek… Il peut y avoir des débats de plusieurs heures sur des événements historiques qui se sont déroulés dans un monde imaginaire ! C’est hallucinant, mais je trouve ça marrant, c’est ce qui fait notre identité ! 

30Nous retrouvons bien ici la dialectique centrale entre le fait que l’on reconnaît que tout cela peut paraître « hallucinant » et à prendre avec autodérision, mais constitue dans le même temps un fond commun. La forme du débat est un outil de définition de soi et du collectif, mais elle peut aussi permettre de faire du lien entre les différentes pratiques et les différents supports de la galaxie protéiforme englobée par le terme geek.

Le débat comparatiste comme outil de transversalité

31On l’a vu, tout l’enjeu pour les individus qui se réclament d’une culture geek est de faire « culture », c'est-à-dire de créer un sentiment d’appartenance à un collectif aux frontières suffisamment délimitées, malgré la disparité des pratiques et des passions. On peut ajouter que la discussion permet aussi de lier directement des œuvres fictionnelles entre-elles et va ainsi renforcer la constitution d’un répertoire relativement stable de références communes, ce que nous avons appelé les œuvres fondatrices, qui vont au-delà de références personnelles plus obscures.

32En effet, les individus rencontrés sont bien conscients que ceux qui se réclament de l’étiquette geek ont parfois des goûts fort différents allant du jeu de rôle aux comics de superhéros en passant par le cinéma de genre ou le jeu vidéo en ligne. Ils ressentent toutefois une forme de proximité culturelle, basée sur les œuvres fondatrices, l’attitude geek et des liens intertextuels entre les univers, que ces derniers soient intentionnels de la part des créateurs ou postulés par des fans.

33Proximité signifie ici le sentiment que peu de choses séparent non seulement les objets, mais aussi les individus, et ces deux rapprochements s’influencent réciproquement. Si l’on se considère comme geek et que l’on retrouve l’approche geek des objets chez une autre personne, on peut s’intéresser à ce qu’elle aime, à ce qu’elle connaît, pour parfaire son érudition de geek. À l’inverse, on peut, en considérant des objets comme proches de ce que l’on aime, parce que liés au monde geek, on peut se rapprocher aussi des personnes. Jocelyn, 18 ans, n’a jamais pratiqué de jeu de rôles, mais parce qu’il se considère comme geek et qu’il juge cette activité typique des geeks, il se sent proche des rôlistes : « Je sais que j’aurai toujours de quoi parler avec un mec qui fait du jeu de rôles, on a les mêmes références, la même culture geek, j’en ai jamais fait, mais y’en a à l’IUT qui en font et un jour j’irai les voir soit pour en faire ou juste pour parler geekerie » (Vincent, 22 ans).

34Si des pratiques sont geeks, sont abordées de manière geek, alors, même si on les connaît peu, on admet qu’elles peuvent être reconnues comme appartenant à cette culture et cela rapproche d’individus qui ont des passions différentes : « Un fan de japanimation n'aura toujours pas grand-chose à raconter avec un trekkie, pourtant je reste persuadé qu'ils ont en commun la passion pour les œuvres nourries de l'imaginaire et du fantastique et qu’ils trouveront des terrains de discussion » (Christophe, 26 ans). Ce type de propos est extrêmement courant parmi les enquêtés, et s’inscrit dans le jeu de typification et d’élaboration de liens convergents où se crée du lien entre les individus. La proximité culturelle s’incarne alors dans la discussion, dans le débat qui permet de performer en permanence l’existence du collectif, toujours fragilisée par sa liminalité et sa diversité. Cela se retrouve dans une démarche comparatiste fort courante qui consiste à débattre du meilleur univers, du meilleur personnage au sein de ces univers et de faire de ces débats un vecteur essentiel de l’identité geek.

35L’exemple le plus cité à ce propos (quatre fois par quatre enquêtés différents) est le débat sur la meilleure trilogie (Star Wars ou Le Seigneur des anneaux ?) que l’on peut voir dans le film Clerks 2. Édouard explique par exemple : « j’adore les Clerks, avec les gros débats de geeks, sur les ouvriers de Star Wars, ou dans le deux sur c’est quoi la meilleure trilogie, c’est tellement des trucs qu’on pourrait faire ! ». Et, selon Clément, 29 ans :

Ce que j’aime au fond dans la culture geek c’est que les geeks ont une vraie base culturelle forte, profonde, en histoire, en politique, en sciences dures, on va au fond des choses pour donner un socle super fort aux mondes imaginaires et même les comparer pour le délire comme dans Clerks 2. Et on a ensuite suffisamment d’intelligence pour se moquer de soi-même et de ce culte du détail parce que y’a beaucoup d’autodérision avec tout ça.

36On retrouve ici l’idée du recul, d’une conscience que ces efforts, ces connaissances accumulées et mises au service d’une discussion sur la meilleure trilogie peuvent paraître futiles, et pourtant la phrase commence par l’affirmation que c’est ce qu’il aime au fond dans ce mouvement. L’autodérision dans la description de soi comme passionné d’univers fictionnel est courante parmi les enquêtés, il s’agit avant tout d’une arme de protection contre l’illégitimité de l’attitude geek. Comme le résume Xavier, 18 ans, « Y’en a besoin de cette autodérision pour s’assumer en tant que geek parce que si je me frappe le premier les autres le feront pas ».

37La scène de Clerks 2 souligne le rôle du débat comparatiste qui contribue donc, quel que soit son résultat, à rapprocher deux œuvres, deux univers fictionnels, et à les considérer comme également centraux, comparables et propices à un débat. La récurrence de ces discussions et la manière dont elles sont utilisées pour illustrer le style geek peuvent donc être envisagées comme une manière de créer des ponts entre références, entre pratiques et donc entre individus.

38Qui est la plus grande magicienne, Hermione d’Harry Potter ou Galadriel du Seigneur des anneaux ? Est-ce que Sangoku, protagoniste du manga Dragon Ball, pourrait battre Superman en combat ? Quel est le meilleur space opera entre Star Trek, Star Wars, et le jeu vidéo Mass Effect ? Ce sont autant de discussions récurrentes et jamais vraiment tranchées qui opèrent ce type de rapprochement. Ces discussions sont bien sûr menées avec sérieux et arborent une forme de froideur et de scientificité sans toutefois cacher les traces subjectives des goûts et des préférences individuelles qui y jouent un rôle essentiel. Si pour Xavier se demander « c’est qui le plus fort entre Wolverine, Dark Vador ou Saroumane ? Ça, c’est un débat de pur geek !,», c’est bien qu’il s’y joue une forme de lien communautaire. Et pour Thomas, 21 ans, peu de choses méritent de longues discussions, mais « moi je veux savoir qui c’est le plus fort entre Hulk et Superman et là je peux débattre un moment ! ». 

39Les producteurs de fictions estampillées geek ont bien pris en compte l’importance de ces joutes ludiques et ce goût du croisement entre œuvres. Des comics et des films comme Batman vs Superman, Alien vs Predators, Star Trek vs X-men, Batman et les Tortues Ninja, et bien d’autres ne font que mettre en scène (quand les droits le permettent) sous la forme de fameux crossovers, ces débats. Ceux-ci finissent par devenir des formes de fanfictions collaboratives où l’on imagine des rencontres a priori improbables ou simplement où l’on essaie de hiérarchiser sans fin des éléments hétéroclites. Tout cela renforce un sentiment de proximité culturelle par la commensurabilité des œuvres, des univers ou des personnages et participe à performer la transversalité du mouvement, à la fois par le type d’attitude adoptée, par les sujets abordés et par le rapprochement entre pratiques et objets culturels.

40Si l’on considère la culture geek comme une modalité de l’attitude fan, devenue un sentiment sous-culturel, et que « le regard du fan peut ainsi être défini comme un mode particulier de réception »20, on peut ajouter alors que ce regard s’actualise dans la discussion qui peut à son tour servir de point d’appui à la construction d’un sentiment communautaire. Les individus donnent forme à l’espace social, qui sert ensuite de cadre à l’expression de leur identité de fan, un cadre où leur manière d’être est reconnue comme valide et légitime. En explorant comment certains types de discussions ont contribué à former la figure moderne du geek, puis sont revendiquées comme manière d’être dans ce mouvement, nous pouvons donc affirmer que discuter de savoir qui est le plus fort entre Wolverine, Dark Vador et Saroumane à un sens qui dépasse largement la réponse à la question originelle.