De l’entropie : tragique, mélancolique, ironique et autres « hic » dans Le Tramway de Claude Simon
1 Roman fin de siècle – il est publié en 2001, donc à l’orée du présent siècle -, roman fin de vie – Claude Simon est âgé de quatre-vingt-sept ans lors de sa parution -, roman fin de parcours – ce sera le dernier roman de l’écrivain -, Le Tramway semble a priori davantage nimbé par les derniers feux d’une mélancolie teintée de nostalgie qu’embrasé par la flamme mordante d’une ironie dévastatrice. Pourtant, la démarche intertextuelle qui gouverne la majorité des séquences juxtaposées par le texte confère à cette somme romanesque une obliquité empruntant les mille et un masques de l’ironie. « [...] la composante intertextuelle de l’ironie est effectivement, toujours, très importante » 1., souligne Philippe Hamon, qui entérine ainsi l’hypothèse émise par Sperber et Wilson que « toute ironie serait la « mention » [...] d’un autre texte » 2.
2Or, l’ultime étape de cette construction du texte romanesque, qui s’est déployée durant l’ensemble de la seconde moitié du XX° siècle et que l’on a dénommée « le Nouveau Roman », se caractérise par son recours à l’intertextualité restreinte 3 érigée en stratégie d’écriture. D’Ici de Nathalie Sarraute à La Reprise d’Alain Robbe-Grillet, le texte déjà écrit fait retour sur lui-même en se réécrivant. L’auto référence décuple l’effet de distorsion produit par l’intertexte et projette le texte dans un univers de miroirs déformants littéralement vertigineux.
3Est-ce que pour autant ce qui peut être perçu comme l’exercice de la souveraineté d’une ironie généralisée interdit en contexte tout retour du non ironique ? En épigraphe de La Reprise, Alain Robbe-Grillet cite Kierkegaard :
Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais dans des directions opposées ; car, ce dont on a ressouvenir, cela a été : il s’agit donc d’une répétition tournée vers l’arrière ; alors que la reprise proprement dite serait un ressouvenir tourné vers l’avant. »4
4Certes, résolument Le Tramway lui aussi est orienté dans le sens de la reprise, non dans celui du ressouvenir. Il n’en demeure pas moins que, rusant avec la ruse, ironisant l’ironie voire l’ironiste, le romancier semble retourner le retournement qu’implique tout recours à l’ironie afin de prôner auprès de son lecteur une lecture littérale, naïve même, de son texte. La lecture précisément que l’on effectue spontanément si l’on fait abstraction du dispositif intertextuel en œuvre au sein du roman.
5Cette intuition de lecture nous conduit donc logiquement à nous interroger : est-ce que, ultime pirouette lors de son dernier tour de piste, le saltimbanque qu’est le scripteur simonien n’aurait pas institué l’ironie elle-même en cible privilégiée de son ironie coutumière ? Afin de mettre à l’épreuve la validité d’une telle hypothèse, nous répertorierons les formes et les fonctions des marques de l’ironie disséminées dans le texte, puis nous examinerons les dispositifs textuels qui les régissent afin de juger de leur pertinence, enfin nous interrogerons les enjeux d’une entreprise entropique caractérisée par le fait que la somme romanesque n’est nullement l’addition des séquences qui la composent.
6 Souvent l’ironie naît dans le texte simonien de l’association de deux termes, de deux images, de deux entités dont aucune logique interne ne semble pouvoir justifier la réunion. Certes, l’association de ces deux patronymes ne résulte pas d’un choix opéré parmi d’autres possibles par le romancier, mais d’une juxtaposition aléatoire commandée par un impératif commercial. Ce type causal de catachrèse de métonymie est dans notre monde marchand en soi extrêmement banal. Il est remarquable toutefois que Claude Simon y recoure peu, conférant ainsi une signification aux rares emplois qu’il fait de cette figure. Si nous nous reportons à la période scripturale de l’écriture simonienne, celle au cours de laquelle le romancier affectait les vocables de son texte d’une fonction productrice de sens, nous pouvons identifier au sein du syntagme figé la présence des substantifs « jardin » et « salle ». Or cette décomposition linguistique met effectivement en relief le caractère hybride du bureau occupé par « le mari de [la] tante » 5 du narrateur, mi-salle commune où chaque soir il règle la paie des ouvriers agricoles, mi-laboratoire dans lequel il se livre la journée durant à diverses expérimentations sur les raisins produits par son vaste jardin. Figurant au sein d’un contexte fictionnel où sont diamétralement opposées la propreté de l’intérieur bourgeois et la saleté de l’extérieur agricole, l’oncle en introduisant dans la maison les produits du jardin littéralement la salit, la rend sale.
7Ces marques d’ironie discrètes qui travaillent l’implicite du texte ne sont pas explicitement référées, le narrateur se limitant à évoquer « […] cette odeur très particulière des moûts dont il surveillait la fermentation, distillés dans le classique Dujardin-Salleron dont les deux bouilloires de cuivre rouge luisaient dans l’ombre sur un coin de son bureau encombré de papiers […] » 6.La tonalité ironique de cette description en elle-même non ironique n’est perceptible qu’en procédant par le détour d’une lecture intertextuelle. En effet, d’Histoire aux Géorgiques en passant par La Bataille de Pharsale, ce bureau-laboratoire constitue une évocation résurgente d’un lieu qui renvoie par métonymie à son occupant, l’oncle Charles. L’élément commun à l’ensemble de ces mentions est la référence à l’odeur très particulière qui émane de la pièce :
8[…] l’oncle Charles pesait les moûts dans les bouilloires de cuivre du vieux Dujardin-Salleron, la pièce tout entière emplie de l’odeur douceâtre de l’alcool et du sucre, […] 7 ;
Il est assis sur une chaise dans un bureau mal éclairé où flotte une odeur sucrée de moût distillé et d’alcool. 8 ;
[…] l’odeur fade de sucre et d’alcool mêlés emplissant la pièce […] 9.
9Or, chaque fois que le héros-narrateur du roman se trouve dans le bureau-laboratoire de son oncle, il s’y trouve comme dans un salon où son oncle lui relate sur un mode ironique la geste héroïco-pathétique de LSM, son lointain ancêtre, ou dénonce, en faisant usage de l’ironie vitupérante10, ses tribulations de jeune blanc-bec sur le territoire espagnol meurtri par la guerre civile. Ou, le héros- narrateur étant alors plus jeune, l’endroit se transforme en salle d’études dans laquelle l’oncle devenu répétiteur pointe ironiquement les incongruités des versions latines que lui soumet son cancre de neveu. Bref, Claude Simon, en la circonstance Auteur Modèle, offre à son Lecteur Modèle 11 toute latitude d’identifier en cet étrange bureau-laboratoire-salon-salle d’études le point focal d’où part et où revient l’ironie générée par l’œuvre : historique, autobiographique, linguistique, textuelle...
10Mais, en conférant un sens plus étendu aux catégories de Riffaterre 12, cette grammaticalité que révèle l’intertextualité est proprement agrammaticalité pour le lecteur qui, par exemple, débuterait la lecture de l’œuvre simonienne par Le Tramway. Pire, ce « textuellement agrammatical » devenant « intertextuellement grammatical » est indécelable, puisqu’en contexte le texte se suffit à lui-même. Toutefois, pour discrètes qu’elles soient, certaines marques de l’ironie sont disséminées dans ce fragment séquentiel. L’un de ces éléments nous semble devoir tout particulièrement retenir notre attention. L’être qui se tient dans le bureau, celui qui effectue la paie des journaliers, celui qui surveille la fermentation des moûts, est désigné dans le texte par la périphrase « le mari de ma tante ». La substitution de cette structure déterminative au substantif idoine – « mon oncle » -, « procédé quantitatif […], donc voyant », constitue en effet, selon Philippe Hamon, « un signal privilégié et efficace de l’ironie » 13. Si ce signal est perçu, le texte alors ne pourra plus être lu de manière littérale, car comme le démontre Jankélévitch :
L’ironie est un appel qu’il faut entendre ; un appel qui nous dit : complétez vous-mêmes, rectifiez vous-mêmes, jugez par vous-mêmes ! 14
11Cet encodage stipule donc un décodage approprié qui, s’il s’avère déceptif en contexte, et précisément parce qu’il se révèle déceptif en contexte, requiert une exploration plus étendue de l’œuvre simonienne. Ainsi, en occultant l’identité de l’oncle Charles et en procédant pour ce faire à l’emploi d’un syntagme nominal atypique, le narrateur signale sa présence de manière plus ostensible que s’il l’avait nommé.
12L’étude effectuée sur un court fragment textuel du roman peut être dotée à l’échelle du roman en son ensemble d’une valeur emblématique. Associations, liaisons, juxtapositions, unions, réunions d’éléments hétérogènes, hétéroclites, exogènes, antonymes, contradictoires impliquant le plus souvent des opérations hypertextuelles, intertextuelles, intratextuelles, telles sont les formes auxquelles recourt le plus usuellement l’ironie dans Le Tramway. Dénoncer les claudications de l’Histoire, les naïvetés de l’enfance, les certitudes de l’âge mûr, les vicissitudes de la vieillesse, l’infatuation sociale, la présomption littéraire, telles sont les fonctions qui régissent les sauts et gambades de cette ironie débridée. Une cible privilégiée, toutefois, la figure d’autorité, dont l’oncle Charles était le représentant par excellence dans les romans précédents et qui, dans Le Tramway, conformément au mouvement de va-et-vient qui anime le texte, se dissémine des gardiens de la loi – la mère, la bonne, la tortue – aux incarnations par substitution du père trop tôt mort pour l’enfant – le wattman, le pêcheur, Proust - 15. Enfin, et surtout, l’indice qu’une ironie généralisée subvertit son univers romanesque, réside dans la présence récurrente au sein de l’œuvre d’une odeur de décomposition qui entête, qui imprègne l’atmosphère, qui recouvre tout. Dans L'Herbe, ce sont des poires qui pourrissent au sol. Dans Le Palace, c’est le cadavre d’un gros général qui macère depuis toujours dans les fondations de Barcelone. Dans de nombreux romans, c’est l’odeur de moût qu’exhale le bureau de l’oncle Charles. L’avoir de nouveau évoqué dans Le Tramway, mais avoir restreint cette évocation à une seule occurrence, serait-ce l’indice d’une inversion des postulations habituelles ?
13 La mort exerce un empire absolu dans le roman. Tout avait commencé lors du premier mois de la « Grande Guerre » par la mort du père. Puis, c’est la mère qui décède quelques années plus tard au terme d’une lente agonie. Enfin, c’est le fils devenu vieillard qui se trouve maintenant aux portes de la mort. Le tragique de la destinée humaine semble résumé par cette trilogie.
14La séquence la plus brève de l’ensemble romanesque, située dans le dernier tiers du texte, se caractérise par son apparente gratuité, en ce sens où elle paraît n’entretenir aucune relation avec les autres unités séquentielles de l’oeuvre :
et, les jours de vent, comme si quelqu’un essayait de le forcer, le rêche raclement contre le grillage de la fenêtre de l’extrémité d’une branche du dernier de la rangée de ces arbres un peu sinistres, moitié cyprès, moitié cèdres, qui le long du mur d’enceinte, abritaient le jardin. 16
15Ironie de situation, certes, que d’abriter, donc de faire protéger le jardin, par d’aussi inquiétants gardiens ! Mais, sitôt esquissé le sourire se fige, tant les tonalités de ce texte, les images qu’il génère, les échos qu’il suscite semblent lourds de menaces. La présence d’une camarde sans visage qui manifeste sa souveraineté en terrorisant un enfant seul dans sa chambre pourrait relever du Grand Guignol, si précisément ce n’était pas la sobriété qui dominait au sein de l’évocation. De surcroît, la fin de la séquence antécédente relatait les accidents routiers dont l’enfant la nuit percevait les bruits et dont le jour venu il constatait les effets. Et, la séquence suivante, bien que brossant en un tableau sensuel le retour joyeux des jeunes vendangeuses, mentionnera le « moût en fermentation qui imprégnait l’air immobile et tiède de l’été moribond. » 17
16Bruits, images, odeurs, tout procède de l’isotopie de la mort. Pour autant la cause de la peur éprouvée par l’enfant n’est évoquée que fugacement au moyen d’une proposition comparative-hypothétique. En revanche, le processus réel du phénomène est minutieusement détaillé. Et, dans les faits, la mort possède une identité, celle de « ces arbres un peu sinistres, moitié cyprès, moitié cèdres. » Ou plus exactement, en l’absence de dénomination précise, le texte procédant par approximations descriptives, elle ne possède qu’une identité singulièrement floue. Si les mêmes causes produisaient mécaniquement les mêmes effets, la mention de l’hybridité caractérisant les arbres nous inclinerait à déceler dans cet énoncé un signal de l’ironie propre au texte simonien. De fait, le narrateur procède sur le plan symbolique à une conjonction des contraires en associant un arbre emblématique de la mort et un autre représentant la vie. Toutefois, le cotexte, et tout particulièrement l’emploi au sens étymologique de l’adjectif « Sinistre », désigne ces morts-vivants non comme des pantins farcesques, mais comme des divinités infernales.
17Or, cette hybridité en côtoie nombre d’autres dotées de la même fonction au sein du tissu textuel. À commencer bien évidemment par les hommes-troncs qui se réunissaient à la fin de la guerre autour du monument aux morts chaque après-midi. Dans un premier temps, le narrateur brocarde ironiquement cette attitude qui semble laisser à penser que ces survivants de la guerre regrettent de n’être pas tombés sur le champ de bataille : « ( comme s’il y avait un lien entre le monumental monument et eux) » 18 Mais, prenant conscience que cette dénomination leur a été conférée par sa mère qui reproche à ces mutilés de guerre d’être encore vivants quand son mari a été tué dès le premier mois du conflit, il se ravise et, se concentrant sur le nom lui-même, confesse :
[…] maman [les] appelait avec aurait-on dit une sorte de joie mauvaise d’un nom composé (les hommes-troncs) qui faisait obscurément frémir (de même que chauve-souris, mille-pattes ou mante religieuse) […] 19
18Cette taxinomie animale, qui fait fi de l’hétérogénéité de son mode de composition grammaticale, se situe dans le champ sémantique d’une répulsion que l’on peut juger convenue, donc interpréter comme étant ironique. Or, l’intertextualité de nouveau le dévoile, cette ironie masque une colère légitime de la mère envers ces hommes-troncs et une douleur véritable de l’enfant à leur vue. En effet, en jouant aussi du mode de composition grammaticale, ces hommes-troncs leur rappellent cet autre « homme-tronc » que fut le jeune homme dont le cadavre fut laissé après la bataille contre le tronc d’un arbre. Le narrateur de L’Acacia relate ainsi le dépôt du corps de son père dans la forêt après sa mort :
Parmi ceux qui tombèrent dans le combat du 27 août se trouvait un capitaine de quarante ans dont le corps encore chaud dut être abandonné au pied de l’arbre auquel on l’avait adossé. 20
19De ce fait, les référents animaux constituant la chaîne de l’énumération, liée à la mention des hommes-troncs par une relation de similarité, vont produire dans le texte subséquent la mère au bec de rapace se nourrissant de boulettes de viande crue et la bonne se dédoublant sous la forme d’une tortue. Ces hybrides mi-humains, mi-animaux, selon l’éclairage sous lequel ils sont placés, suscitent sous la plume du romancier des accents tantôt tragiques, tantôt pathétiques. Si la mort subitement devient chose sérieuse, c’est parce que le héros-narrateur prend conscience qu’il s’en approche lui-même à grands pas. Aussi les évocations de l’hôpital sont-elles construites sur le mode hybride. Le vieux beau qui partage la chambre du narrateur est dépeint de manière mi-grotesque, mi-pathétique. L’infantilisation que fait subir à ce héros-narrateur le personnel de l’hôpital est traitée de façon mi-cocasse, mi-tragique. La bribe de phrase, « ... si belle au milieu de toutes ces fleurs ! » 21, entendue par hasard dans l’ascenseur lors d’un déplacement, est répétée de manière incantatoire par le vieillard sur un ton mi-goguenard, mi-lyrique.
20Mais, au-delà de ce mélange des genres se traduisant par le brouillage des tonalités, « ce voile en suspension qu’aucun souffle d’air ne chassait », qui progressivement recouvre l’ensemble du texte et que l’explicit du roman définit comme étant « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire » 22 baigne l’ensemble des séquences d’un discret parfum de mélancolie. En effet, au-delà de tous ces deuils, y compris le sien propre, ce qui s’écrit ici, c’est un adieu à l’écriture. L’évocation de ces arbres, moitié cyprès, moitié cèdres, éveillent en écho conjointement une ouverture et une fermeture. L’ouverture d’Histoire :
l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, […] 23 .
21La fermeture de L’Acacia :
Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc. […] L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres […] 24
22Les références explicites au travail de l’écriture (« quand je travaillais tard dans la nuit » ; « il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc »), l’analogie indirecte établie entre la plume de l’écrivain et les feuilles de l’arbre (« leurs feuilles semblables à des plumes ») créent une atmosphère de connivence entre l’être humain et l’être végétal. Cette complicité a totalement disparu dans la séquence du Tramway : la fenêtre est ouverte sur la nuit tiède, la branche de l’arbre « touche presque le mur », l’arbre lui-même est unique, dans l’hypotexte ; la fenêtre est fermée et, de surcroît, protégée par une grille, le vent souffle, la branche « racle » le support métallique, l’arbre appartient à une rangée d’arbres, dans l’hypertexte. Surtout, l’arbre non spécifié du premier texte, devenu acacia dans le second, s’est maintenant métamorphosé en cet hybride inquiétant, « moitié cyprès, moitié cèdre ». Aussi est-on en droit de s’interroger : cette détérioration des éléments constitutifs de la scène est-elle l’indice d’une nouvelle évaluation par le romancier des propriétés de l’écriture romanesque ?
23 Conduit en urgence à l’hôpital, après qu’on lui a administré les premiers soins, le narrateur âgé est alité dans une chambre de transit. Faisant appel à sa mémoire des lieux, il s’efforce de reconstituer la configuration de l’espace au sein duquel il se trouve :
[…] me rappelant alors le mot tout entier (TRANSIT) que j’avais pu lire un peu plus tôt lorsque les portes des deux chambres étaient encore ouvertes, me rappelant même qu’en face c’était TRANSIT 1 et que par conséquent je devais occuper TRANSIT 2, […] 25
24Dans l’un de ses ouvrages, Le Nouveau Roman, Jean Ricardou consacre l’une des sous parties de la partie intitulée « Le récit dégénéré » à l’étude des transits analogiques. Il distingue à l’intérieur de cette catégorie le transit micro-analogique actuel, que nous nommerons Transit 1, « accompli par l’écriture qui configure ainsi le texte : actuellement » du transit micro-analogique virtuel, que nous appellerons Transit 2, « accompli par la lecture qui configure ainsi le texte : virtuellement » 26. Cette méthodologie lui permettra tout particulièrement de rendre compte des méthodes de composition de Claude Simon durant sa période scripturale et d’appliquer cette pratique aux motifs de la médecine et de la maladie dans Les corps conducteurs 27.
25Claude Simon ayant entériné la validité de ces analyses lors du colloque que Jean Ricardou a organisé sur son œuvre à Cerisy en 1974, recourir à cette terminologie en 2001 dans Le Tramway renvoie tant aux travaux de son exégète qu’à sa propre conception de l’écriture durant la période scripturale de sa production romanesque. Le reflet intertextuel ici suscité possède également une fonction intratextuelle, en ce sens où Le Tramway est constitué d’une succession de séquences reliées entre elles par des transits. Transitant à son tour du métatexte au texte, le narrateur décrit l’occupante du Transit 1 sous les traits d’une femme dont « l’abondante chevelure blonde [est] répandue sur l’oreiller autour d’un visage (ou plutôt d’un masque, tant il était immobile, paraissait sans vie ) rose (ou rosi par la lumière) » 28, qui n’est pas sans rappeler celle qui figure sur une gravure ornant le cabinet d’un médecin dans Les Corps conducteurs : « Encadré d’une chevelure blonde, son visage ressemble à celui du Bébé Cadum. » 29 Mais, ce faisant, Claude Simon n’a pas pour autant délaissé le métatexte, puisque c’est précisément ce fragment textuel qu’étudie Ricardou dans « Le Dispositif osiriaque ».
26Si maintenant nous examinons la répartition des malades dans les chambres de Transit et nous rapportons cette disposition à la classification établie par Ricardou, il nous apparaît nettement qu’une interversion a été opérée. Le transit que nous avons opéré de la femme représentée dans Les Corps conducteurs à celle évoquée dans Le Tramway ne peut être virtuel, puisqu’il implique le recours à une opération intertextuelle. À l’inverse, l’apparition de l’occupant de Transit 2 est suscitée par l’un des derniers mots de la séquence antécédente, « douleur », qu’il retourne sémantiquement en « je ne souffrais pas ».
27L’ironie potache qui se donne libre cours dans ce texte, où sont raillés théorie, théoricien et théorisé de la période scripturale du Nouveau Roman, pourrait être perçue comme la preuve qu’il ne constitue qu’un plaisant intermède au sein du roman, dont le mérite essentiel résiderait dans l’aptitude à l’autodérision démontrée par le romancier. La scène farcesque jouée par un ivrogne et deux agents que relate ensuite le texte, renforce cette impression de pantalonnade. Enfin, l’évocation de « la vingtaine de paires d’yeux sans expression dans les visages sans expression non plus, [...] que la bouffonnerie de la scène n’éclairait même pas d’un sourire, même pas d’un mince étirement des lèvres... » 30, qui peuvent en contexte être considérés comme les gardiens de la loi, nous convainc définitivement du caractère ironique de cette séquence traitant de la souffrance. L’équivalent intertextué du tableau représentant les carabins égrillards dans Les Corps conducteurs, mais reversé cette fois du côté des malades.
28Toutefois, les signes de ce comique débridé sont trop proliférants, leurs intentions trop appuyées, leurs manifestations trop ostensibles pour n’apparaître pas comme suspects. Le signal de l’ironie à l’intérieur de la séquence est constitué, nous nous en souvenons, par le transit opérant par inversion : « sa douleur » / « Je ne souffrais pas ». Le caractère ironique de ce constat est révélé une fois encore par l’écho intertextuel qu’il suscite. Cette formulation, en effet, renvoie à son expression sous forme anaphorique dans La Bataille de Pharsale lorsque, après avoir essuyé le feu de l’ennemi, le cavalier fait une lourde chute de cheval dont il parvient difficilement à se remettre. Les preuves de la souffrance éprouvée, si elles sont occultées dans Le Tramway, étaient suffisamment nombreuses dans La Bataille de Pharsale pour conférer à l’énoncé une valeur antiphrastique. À l’évidence, procédant de la sorte, le narrateur du Tramway met en œuvre l’une des spécificités de l’ironie que Vladimir Jankélévitch définit ainsi : « L’ironie est une pudeur qui se sert, pour tamiser le secret, d’un rideau de plaisanteries. » 31 Et, dissimulant la douleur tant physique que psychologique qui le fait souffrir dans sa chambre de Transit, il adopte l’attitude de l’ironiste humorisant qui « fait semblant de nous mystifier, car il simule la simulation et ironise sur l’ironie » 32.
29Faire défiler la succession des événements ayant constitué sa vie d’homme, conformément au protocole de l’agonie, implique pour ce moribond atypique de faire ressurgir « la longue litanie » des fragments romanesques ayant construit son œuvre d’écrivain. Or, cette œuvre est caractérisée par le traitement ironique qu’elle fait subir à sa représentation de l’Histoire, à l’évocation de son histoire, à ses diverses postures de sujet agissant et même à sa production de l’écriture. Donc, le travail mémoriel que s’est assigné Claude Simon dans Le Tramway nécessitait le recours systématique à cette coloration ironique emblématique de son œuvre. Cependant, cette fois, l’ironie s’érige en stratégie dont la finalité est d’ironiser l’ironisé et accessoirement l’ironisant lui-même. Il ne s’agit nullement, procédant par inversion simple, de restituer l’esprit de sérieux en ses droits qu’avaient singulièrement ridiculisés les textes antérieurs, mais d’accéder, de renversement en renversement, à un stade d’ironie supérieure qui, sur le modèle de la blague supérieure, n’implique plus relativement à l’objet traité le sujet traitant, mais lui confère pour toutes choses une position de surplomb 33. Établissant un parallèle entre les univers de Francis Ponge et de Claude Simon, Jean-Yves Laurichesse s’interroge sur la signification de ces « taches noires » que forment au sol « les olives tombées de l’arbre »34 et « les figues trop mûres [...] éparpillées quelques mètres plus loin parmi les touffes d’herbe […] » 35 : « n’évoqueraient-elles pas l’encre ? » 36, se demande-t-il. Et, la question valant réponse, il conclut : « Du noir de la mort [...] pourra sortir le noir de l’encre sur le blanc de la page. » 37. Du noir de la mort, du noir de cette encre, pourra surtout transparaître un regard enfin apaisé regardant sereinement les turpitudes du monde et les vicissitudes de l’écriture.
30 L’entropie qui caractérise ce mémoire sans mémoire, cet écrit testamentaire sans testament, ce tissu de textes non tissé, ce mouvement contraint à l’immobilité, témoigne paradoxalement de la sérénité acquise par Claude Simon durant l’alignement de ses dernières lignes d’écriture. En dépit des apparences, le dernier tome de sa recherche du temps perdu, son temps retrouvé donc, ressemble davantage aux cahiers de comptes de Marie qu’aux mémoires, à peine ébauchées aussitôt abandonnées, que s’efforce en vain de rédiger LSM la dernière année de sa vie. Comme ceci était le cas sur les documents que remit Marie à Louise peu avant sa mort, le bilan d’une vie figure noir sur blanc en abscisse et en ordonnée. Il suffit seulement de repérer dans le texte ces abscisses et ces ordonnées.
31À la fin de son précédent roman, Le Jardin des Plantes, S. soumettait à un réalisateur, qui s’était proposé de tourner un film d’après La Route des Flandres, un découpage séquentiel strict et ordonné de l’un des épisodes du roman. Ironiquement, ce faisant, le romancier exprimait l’amertume que suscita en lui un projet bien réel pour lequel il s’investit beaucoup et qui finalement ne vit pas le jour. À ce titre, la citation proustienne figurant en épigraphe du Tramway, qui célèbre la toute puissance de l’image38, semble dotée d’une fonction analeptique, en ce sens où elle opérerait sous la forme d’un transit procédant par le biais d’un fondu enchaîné. Mais, dès l’entrée dans le texte romanesque proprement dit, c’est la phrase liminaire de La Reprise d’Alain Robbe-Grillet qui semble imposer au lecteur son protocole de lecture : « Ici, donc, je reprends, et je résume. » 39 D’analeptique le paratexte proustien devient aussitôt proleptique et nous voici ipso facto engagés dans une traversée de l’espace qui est aussi une traversée du temps, immergés dans « un ressouvenir tourné vers l’avant » mêlant en un joyeux désordre tous les « iques » qu’a forgés la rhétorique.
32Ne plus calculer, ne plus mesurer, ne plus ordonner, comme le faisait S. à la fin du Jardin des Plantes, donner libre cours en toute liberté aux mélanges des tons, des thèmes, des styles en jouant de l’entropie ainsi générée, telle est, nous semble-t-il, la suprême ironie dont fait montre un Claude Simon qui, ce faisant, tire de manière exemplaire sa révérence.