Colloques en ligne

Bernard MAGNÉ, Université de Toulouse le Mirail

Ironies péréquiennes

1Dans l’œuvre de Georges Perec, le substantif « ironie » et l’adjectif « ironique » n’occupent guère de place : respectivement 6 et 5 occurrences1. En revanche, la notion d’ironie est très présente dans l’épitexte auctorial, tel qu’il a été établi par Mireille Ribière et Dominique Bertelli dans leur édition des Entretiens et conférences2 et cette présence s’affirme d’emblée, dès la publication des Choses, comme un élément central de l’esthétique perecquienne.

2À Patricia Prunier qui lui demande : «  Est-ce que l’ironie que vous avez utilisée dans Les Choses est importante ? », Perec répond : « Elle est tout à fait essentielle3. » Il reviendra sur ce point, en le précisant, lors d’une conférence prononcée le 5 mai 1967 à l’université de Warwick : « Brecht m’a appris une chose très importante qui est la notion de distanciation […]. Cette notion de distanciation, je l’ai trouvée reprise par Lukács […]. J’ai découvert à travers Lukács la notion absolument indispensable d’ironie, c’est-à-dire le fait qu’un personnage peut faire une action ou éprouver un sentiment dans un livre alors que l’auteur n’est pas du tout d’accord avec ce personnage et montre comment ce personnage est en train de se tromper.4 » Quelques années plus tard, il transposera ce même principe au cinéma, lorsqu’il s’agira de choisir le narrateur qui s’exprime en voix off dans le film qu’avec Bernard Queysanne il tire de son roman Un homme qui dort : « La difficulté, c’était de savoir quel type de voix choisir. Finalement, on a demandé à la voix de Ludmila Mikaël d’avoir comme première qualité, disons la douceur. Mais l’exigence principale était la neutralité. Sa voix ne devait jamais donner l’impression de jouer, d’être émue par ce qu’elle disait. Elle devait être toujours un peu loin, parfois avec sécheresse, parfois même avec un peu d’ironie. Dans le livre, on trouve plein de notations ironiques5. » Enfin, au moment de La Vie mode d’emploi, retraçant l’évolution de son écriture, il insistera à nouveau sur l’importance de son premier roman dans la découverte de ce que j’appellerai cette ironie esthétique dont il donne cette définition : « Je pense que c’est là [= dans Les Choses] que j’ai découvert enfin, dans ma pratique, ce que je cherchais en lisant Stendhal par exemple, qui était le sens de l’ironie.

3L’ironie, c’était une manière de regarder un petit peu en biais, qui faisait apparaître les choses6. »

4Pour Perec, ce regard « en biais7 » constitue le fondement même de toute perception, de toute lecture, qu’il s’agisse du monde extérieur (« Un certain art de la lecture — et pas seulement de la lecture d’un texte, mais de ce que l’on appelle la lecture d’un tableau, ou la lecture d’une ville — pourrait consister à lire de côté, à porter sur le texte un regard oblique8. ») ou de lui-même (« Si je me regarde, il faut aussi que par rapport à moi je fasse un pas de côté de la même manière que lorsque je regarde un objet ou un événement9 »).

5Avant d’être une « manière de regarder », une attitude globale, une disposition d’esprit, l’ironie est d’abord et très précisément une figure de rhétorique par laquelle on dit le contraire de ce qu'on veut faire comprendre. Ce recours à l’antiphrase est particulièrement frappant dans le « métatextuel perecquien », cas particulier du « métatextuel », défini « comme l’ensemble des dispositifs par lesquels un texte désigne, soit par dénotation, soit par connotation, les mécanismes qui le produisent10 ». Le plus souvent, le métatextuel perecquien fonctionne par métaphore, donc sur la base de la similitude, comme dans la description bien connue d’une course de chevaux à Longchamp : « Il y avait vingt-six inscrits, donc vingt-cinq partants, Whisky Dix, qui avait un « Cinq » sur son dossard, ayant fait forfait11 » qui évoque la règle lipogrammatique par laquelle l’alphabet de vingt-six lettres se trouve réduit à vingt-cinq, par la suppression du E, lettre qui y occupe le cinquième rang. Mais il arrive aussi que la métaphore soit remplacée par l’antiphrase, produisant alors une « ironie métatextuelle ». J’en propose deux exemples. Le premier, dénotatif, est emprunté à Espèces d’espaces12:

img-1-small450.jpg

6Comme on le voit, la ligne déposée sur la feuille blanche est tout sauf « strictement horizontale » !

7Le second exemple, connotatif, est emprunté à un texte peu connu de Georges Perec, intitulé « Fragments de déserts et de culture13 ». Inspiré des Dépots de savoir & de technique de Denis Roche14, à qui il est dédié, Georges Perec en reprend la contrainte : « La méthode mise au point était simple : répéter à l’infini, en étant libre de m’arrêter à n’importe quel moment, une même longueur de texte — non pas un même texte, mais un même nombre de signes, une même longueur d’écriture déjà faite. […] Ainsi je découpais des lignes qui étaient strictement de même longueur, mais chaque fois prises dans des écrits différents, variés, littéraires ou non15. » Pour son texte, Perec découpe ses fragments dans « des écrits différents, variés, littéraires ou non », mais ayant un thème commun : le désert, puisque tel est le sujet du numéro de la revue auquel il collabore. A l’exception des deux premières et des deux dernières lignes du texte, aucune des lignes contiguës n’offre la moindre continuité, chacune s’interrompant dès que la longueur arbitrairement fixée est atteinte. Voici les cinq dernières lignes de ce texte :

les gisements de fer, de gaz naturel et de pétrole. Un vaste

le soufisme a laissé des traces ici, tant dans les esprits qu

sse de l’air est responsable des forts contrastes de températ

bout et pas de détail : c’est uniforme, sans accidents, sans f

aille, comme le blanc de la page avant qu’on ne commence à éc

8 Il est évident que si la séquence « sans accidents, sans faille » s’applique parfaitement à l’uniformité d’une surface désertique, elle constitue en revanche, mais cette fois par antiphrase, une non moins parfaite ironie métatextuelle pour désigner un texte fait de fragments disjoints et inachevés multipliant précisément failles et cassures16.

9Georges Perec le répète : pour lui, « Écrire est un jeu qui se joue à deux, entre l’écrivain et le lecteur17. » Dans W ou le souvenir d’enfance, il précise la nature de ce jeu : « Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert18. » Compte tenu de la définition que j’en ai donnée plus haut, on pourrait penser que, dans cette partie de cache-cache, le métatextuel  contribue à la découverte en fournissant au lecteur, fût-ce de manière indirecte grâce aux connotations, des renseignements sur les principaux mécanismes qui gouvernent un texte. C’est bien dans cette optique que j’envisageais, avec mes

10premiers travaux sur La Vie mode d’emploi, la manière dont Georges Perec utilisait pour son roman les citations qu’il y insérait en les empruntant aux trente auteurs dont le Post-scriptum dresse la liste. Sans doute je prévenais mon propre lecteur : « Si le texte de La Vie mode d’emploi dispose, indiscutablement, des indices d’impli-citations19, il le fait d’une manière très diversifiée, non systématique et toujours avec une marge d’incertitude20. » Il n’empêche que je dressais de ces indices une véritable typologie, assortie des diagrammes correspondants, allant de la « désignation externe simple » à la « désignation externe complexe homogène juxtaposée complémentaire », le tout dans une inflation taxinomique, où je n’arrive toujours pas à déceler la moindre trace d’ironie21. Or il me semble aujourd’hui que, dans le domaine de la mise au jour des contraintes, les pièges de l’écriture perecquienne fonctionnent un peu autrement, selon des dispositifs plus étagés, allant du cryptage total à l’indice paradoxal.

11Soit l’extrait suivant, de La Vie mode d’emploi :

« Cinq livreurs entrent, apportant aux Altamont diverses victuailles pour leur fête. Le plus petit marche en tête, succombant sous le poids d’une volaille plus grosse que lui ; […] le troisième tient dans chaque main trois bouteilles de Wachenheimer Oberstnest millésimées22 ; »

12Ce bref extrait recèle (au sens étymologique : « Tenir quelque chose en son sein de manière cachée, non ouverte23. ») deux impli-citations : l’une de Raymond Roussel (« le plus petit marchait en tête, succombant sous le poids d’une volaille plus grosse que lui24 »), l’autre de Harry Mathews (« une bouteille de Wachenheimer Oberstnest millésimée25 ». Rien dans le texte du roman de Perec ne signale au lecteur la présence de ces deux impli-citations ; seule la consultation du Cahier des charges26 peut lui fournir d’une part les noms de Roussel et de Mathews27, d’autre part les références partielles aux œuvres citées28. Comme le montre cet indispensable recours à un document « hors texte », dans le « jeu qui se joue à deux, entre l’écrivain et le lecteur », la partie n’est pas tout à fait égale puisque l’écrivain conserve par devers lui quelques cartes maîtresses.

13Si l’impli-citation de Roussel ne semble pas appeler de remarques particulières29, celle de Mathews en revanche fournit à Perec l’occasion d’une assez plaisante manœuvre. Il faut, pour en saisir tout le sel, revenir au texte source des Verts champs de moutarde... On y découvre que la « bouteille de Wachenheimer Oberstnest millésimée » appartient à une liste d’objets figurant dans le scénario d’un film « spécial30 » écrit par le narrateur. Voici l’extrait du scénario :

14Pano latéral sur des rayonnages de verre à l’angle du bureau. Une inscription au pochoir a été fixée au sommet : Introductions anales et vaginales. Travelling avant jusqu’au gros plan et pano sur les rayonnages, révélant quelques uns des objets exposés :

une balle de ping-pong écrasée A

une balle de golf V

une selle de vélo de course V

un stéthoscope A

un moulage de la Vénus de Willendorf V

un rouleau de billets de 10 000 lires A

une matraque de gardien de la paix V

une bouteille de Wachenheimer Oberstnest millésimée A

un robinet en cuivre V

une brosse à dents électrique V

une pierre ponce A

concombres, aubergines, mangues V (maintenant racornis)31.

15Comme l’indique l’ « inscription au pochoir », la « bouteille de Wachenheimer Oberstnest millésimée » appartient bien à la série des « introductions », terme fort adéquat pour désigner ces autres « introductions » textuelles que constituent les impli-citations perecquiennes. Mieux : comme le précise la lettre A qui suit sa mention, cette bouteille fait partie des « introductions anales ». Revenons alors au roman de Perec, pour constater que cette introduction anale est particulièrement opportune dans un chapitre intitulé « L’entrée de service », expression dont Rey et Cellard nous rappellent un des sens métaphoriques en français non conventionnel : « Anus, dans un contexte sexuel, comme voie de la sodomisation32. » En choisissant d’introduire ses bouteilles de Wachenheimer Oberstnest millésimées dans « l’entrée de service », Perec ne se contente pas de respecter une contrainte qui lui impose d’utiliser dans ce chapitre une citation d’Harry Mathews ; s’il joue avec cette contrainte, avec le roman de son ami et complice oulipien, il ne va pas jusqu’à inviter dans cette partie le lecteur de son propre roman. En l’occurrence, l’indice qui permettrait de repérer la présence d’une citation grâce aux équivalences métaphoriques : introductionimpli-citation et introduction analeentrée de service se trouve rejeté hors du roman perecquien, dans un intertexte inaccessible au lecteur, puisque le Cahier des charges n’était pas destiné à être publié, du moins dans son intégralité33.

16J’ai choisi de commenter le jeu autour des bouteilles de Wachenheimer Oberstnest non seulement — du moins pas seulement — parce qu’il est plutôt coquin, mais aussi et surtout parce qu’il offre un exemple de cryptage extratextuel total, d’une ironie dont le dévoilement ne peut être qu’extrinsèque. Il n’en va pas toujours ainsi, et le texte perecquien n’est pas avare d’indices intratextuels sur lesquels je m’attarderai  maintenant.

17Soit un tableau qui représente, entre autres, « quatre enfants » parmi lesquels « une fillette qui porte autour du cou un cordonnet de fil noir tressé sur lequel est enfilée une unique boule rouge, et qui tient dans la main gauche une pêche34. » Dans la liste des auteurs qui fournissent à Perec « des citations, parfois légèrement modifiées35 » figure le nom d’Unica Zürn. Si le lecteur perecquien a la curiosité de relire l’œuvre d’Unica Zürn36, il tombera sur ces deux passages de Sombre Printemps : d’abord « “Et qu’est-ce que cela ?“ Il désigne le sac de pêches. […] il lui donne une pêche37 » et quelques pages plus loin : « Elle fixe un mince ruban noir à la petite boule rouge et se pend cette amulette autour du cou38. » La similitude du personnage (une fillette, comme la jeune héroïne du récit d’Unica Zürn), du bijou (fil noir, boule rouge) et du fruit (pêche) suffisent à identifier la citation. Mais une citation qui, pour reprendre la formule perecquienne a été « légèrement modifiée » : la « petite boule rouge » d’Unica Zürn est devenue « une unique boule rouge ».

18Je suggère donc  — et ce serait déjà un trait d’ironie — de considérer l’adjectif « unique » comme un indice… double ! D’une part — c’est le plus facile à repérer — « unique » fait signe par paronomase vers le prénom de l’auteur cité : Unica. D’autre part — et c’est un peu plus compliqué, même s’il faut toujours simplifier39 — « unique » a aussi pour fonction de signaler qu’Unica Zürn appartient à une catégorie particulière d’auteurs cités par Perec dans son Post-scriptum. Je m’explique. Sous l’apparence (trompeuse, forcément trompeuse) d’une simple liste alphabétique de trente auteurs, le Post-scriptum de La Vie mode d’emploi regroupe en réalité des noms d’auteurs appartenant à trois catégories différentes : a) vingt auteurs cités répartis en deux listes de dix auteurs désignés dans le Cahier des charges sous la rubrique « Citation » 1 et 2 ; b)  dix titres d’œuvres désigné sous la rubrique « Livres ». Jusque là, tout paraît arithmétiquement et admirablement simple : 20 + 10 = 30 (vingt auteurs cités plus dix auteurs de livres cités constituent bien sous forme de liste un Post-scriptum de trente noms d’auteurs. Sauf que... parmi les vingt auteurs cités, deux sont également auteurs de livres cités (Harry Mathews pour Conversions, Raymond Queneau pour Pierrot mon ami) mais n’apparaissent qu’une seule fois dans le Post-scriptum tandis que les auteurs de deux livres cités (Shakespeare pour Hamlet,  Chrétien de Troyes pour le Graal) sont absents du Post-scriptum : soit quatre places vacantes dans ce dernier, qui sont occupées par quatre auteurs constituant la troisième catégorie d’auteurs du Post-scriptum : René Belleto, Hans Bellmer, Roger Price et Unica Zürn, dont les noms n’apparaissent dans aucun des avant textes ou documents de travail et auxquels Perec ne fait selon toute vraisemblance pour chacun d’eux qu’un emprunt isolé40, tel le richissime mais neurasthénique pharmacien James Sherwood : « la seule activité qui parvenait à peu près à lui faire oublier son ennui [était] la recherche des unica. Un unicum, dans le jargon des libraires, des chineurs et des marchands de curiosités, est, comme son nom le laisse deviner, un objet dont il n’existe qu’un exemplaire41. » On peut donc en conclure que « l’unique boule rouge » désigne à la fois l’unicum citationnel emprunté à Sombre Printemps et l’auteur de ce récit Unica Zürn.

19Enfin je voudrais proposer un troisième type de mise au jour des contraintes qui met en jeu le double système d’énonciation propre à tout régime fictionnel, non plus seulement entre auteur et lecteur, mais entre scipteur et narrateur. Comparons les deux séquences suivantes de La Vie mode d’emploi. D’une part celle-ci :

20« une boîte cylindrique, enveloppée dans un papier provenant du magasin les Joyeux Mousquetaires, jeux et jouets, 95 bis, avenue de Friedland, Paris; l’emballage représentait, comme il se devait, Aramis, d’Artagnan, Athos et Porthos croisant leurs épées brandies (“Un pour tous, tous pour un!”)42. »

21D’autre part cette autre :

« On montre à Gleichen le lit où ces trois rares individus dormaient ensemble. Ils furent enterrés dans le même tombeau chez les Bénédictins de Petersbourg; et le comte, qui survécut à ses deux femmes, ordonna qu’on mît sur le sépulcre, qui fut ensuite le sien, cette épitaphe qu’il avait composée:

“Ci-gisent deux femmes rivales, qui s’aimèrent comme des sœurs, et qui m’aimèrent également. L’une abandonna Mahomet pour suivre son époux, et l’autre courut se jeter dans les bras de la rivale qui le lui rendait. Unis par les liens de l’amour et du mariage, nous n’avions qu’un lit nuptial pendant notre vie; et la même pierre nous couvre après notre mort.” Un chêne et deux tilleuls furent, comme il se doit, plantés près de la tombe43. »

22Dans la première séquence, l’incise « comme il se devait » renvoie à un savoir encyclopédique partagé entre le narrateur et son lecteur, grâce à la représentation traditionnelle d’une scène faisant allusion aux Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Dans la seconde, en revanche, l’incise « comme il se doit » ne peut avoir la même fonction : il n’existe pas en effet de coutume, de rite funéraire qui expliquerait la plantation auprès d’une tombe « d’un chêne » et de « deux tilleuls », comme le  ferait, par exemple, celle d’un cyprès44. Le choix de ces arbres insolites ne peut donc répondre qu’à une autre règle : non plus celle du monde référentiel commun au narrateur et au lecteur, mais celle de l’univers scriptural régi par les contraintes programmatiques du roman définies par le scripteur et seulement connues du lecteur s’il a eu accès au folio du chapitre X du Cahier des charges : alors ce lecteur privilégié découvrira que le comte de Gleichen et son histoire d’amour constituent un allusion à Philémon45 (à côté de ce nom indiqué sur le folio, Perec a même précisé « vieillard amoureux ») et il se souviendra que dans les Métamorphoses d’Ovide, l’histoire de Philémon et Baucis s’achèvent par leur transformation végétale respective en chêne et en tilleul. Du « comme il se devait » au « comme il se doit » s’opère un changement de niveau énonciatif, un passage de l’univers de l’aventure à celui de l’écriture, véritable analepse énonciative et pragmatique dont le passage de l’imparfait au présent constitue l’indice syntaxique.

23Quel qu’en soit le type — extratextuelle pour les bouteilles de Wachenheimer Oberstnest, intratextuelle et allusive pour l’unique boule rouge, intratextuelle et syntaxique pour « comme il se doit » — toutes ces mises au jour d’une contrainte me semble constituer autant d’exemples d’une « ironie pragmatique » dans la mesure où elles reposent sur mécanisme d’inversion. Dans la figure rhétorique classique, cette inversion est sémantique : l’ironie fait appel à l’antiphrase : par exemple « sans faille » désigne la discontinuité. Dans l’ironie pragmatique telle que je la propose,  l’inversion concerne les relations traditionnelles entre l’indice et le secret. En régime de communication standard, c’est le déchiffrement de l’indice qui permet le dévoilement du secret. En régime ironique, c’est le déchiffrement du secret qui permet le dévoilement de l’indice. Ce qui du coup pose l’inévitable question des moyens du déchiffrement du secret, préalable indispensable au dévoilement de l’indice.

24Autant l’avouer : contrairement à ce que j’ai dit à l’époque du métatextuel et de ses indices intratextuels, l’accès à la connaissance du secret suppose un hors-texte : soit un programme explicite d’écriture, fonctionnant à la manière d’un grimoire, par exemple le Cahier des charges pour La Vie mode d’emploi, soit mécanisme de reconnaissance culturelle reposant sur une mémoire, « comme lorsque, lisant un livre, on tombe sur des phrases que l’on a déjà lues ailleurs46 », selon un « mode d’emploi » suggéré par Perec lui-même.

25Les bouteilles de Wachenheimer Oberstnest relèvent du premier cas : c’est pour avoir relevé dans le cahier manuscrit des « Citations » l’indication suivante : « ch 63 Verts champs p. 115 (Wachenheimer) » que j’ai pu reconstituer la provenance de cette bouteille, sa nature particulière dans le roman de Mathews et dès lors apprécier (et, j’espère, faire apprécier) le bien fondé de son introduction dans « l’entrée de service » de l’immeuble de la rue Simon-Crubellier. L’« unique boule rouge » relève du second : c’est en relisant Sombre Printemps, après avoir assisté à la projection du film Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz dont le roman d’Unica Zürn constitue une des sources explicites, que je me suis souvenu que les pêches et le collier avec une boule rouge figuraient non seulement dans le film de Catherine Binet mais aussi dans le roman de Georges Perec. Et c’est en relisant ce roman, parallèlement à celui d’Unica Zürn, que j’ai pu repérer dans la transformation d’« une petite boule rouge » en « une unique boule rouge » l’indice d’une impli-citation passée jusque là inaperçue.

26S’agissant de ces mécanismes de mise au jour et de leur complexité, je ne récuse pas les analyses que j’ai pu en faire, mais simplement la fonction « propédeutique » exclusive que j’ai pu leur attribuer : elles me paraissent aujourd’hui beaucoup plus source d’une jubilation, proche de celle que Perec disait avoir ressenti à écrire son roman, que dispensatrice d’un savoir pur et simple. Et ce passage d’une connaissance à une connivence n’est pas pour me déplaire.

27Même si c’est au prix d’une inversion des parcours canoniques, cette connivence relève encore d’un « jeu qui se joue à deux », même si les dispositifs impliqués sont quelque peu retors et pervers. Pour indispensable qu’il soit, le recours au hors-texte ne dispense pas pour autant, en dernière instance, du retour au texte. Il n’en va pas tout à fait de même avec l’ironie génétique dont l’exercice se limite au seul espace de l’avant texte, et plus précisément aux folios du Cahier des charges que lesquels Georges Perec énumère systématiquement pour chaque chapitre de son roman la liste des contraintes qu’il doit respecter. D’un point de vue énonciatif47, on peut distinguer dans ces folios deux grandes instances fondamentales : d’une part celle du scribe, de l’autre celle du scripteur. Chacune de ces deux instances se subdivise à son tour en plusieurs niveaux, qui correspondent à différentes fonctions d’importance inégale, justifiant chacune des analyses spécifiques. Pour le scribe, j’en propose quatre principales : le transcripteur, le coordonnateur, le comparateur et l’adaptateur. Pour le scripteur, j’en envisage huit : le contrôleur, l’actualisateur, le décideur, le gloseur, le scénariste, le rédacteur, l’æncreur et enfin ce que j’appelle, faute de mieux, l’individu. C’est au « gloseur » que j’attribue la responsabilité de l’ironie génétique. Le gloseur ajoute aux interventions de l’actualisateur et du décideur un certain nombre de commentaires. Parmi eux, certains correspondent à des jugements de valeur sur l’actualisation de telle ou telle contrainte. Leurs traces graphiques sont le plus souvent matérialisées par des signes de ponctuation, dont le plus fréquent est le point d’exclamation. Le gloseur l’utilise en général dans les cas d’actualisation rusée, pour signaler la satisfaction d’avoir joué avec une contrainte. Il correspond assez bien, me semble-t-il, à ce que Perec appelait la « jubilation » et, pour cette raison, je lui donnerai volontiers le nom de point de jubilation. Ainsi est soulignée au chapitre 48, l’actualisation malicieusement métaphorique de la contrainte « araignée » par la précision « dans le plafond ! »48. Cette jubilation me semble très proche d’une véritable auto-ironie : sans autre témoin que lui même, le scripteur se moque de la manière plutôt désinvolte dont il traite telle ou telle contrainte, désinvolture qu’il revendique explicitement dans certains de ses commentaires sur sa propre écriture formelle : « presque aucun [de mes livres] non plus ne se fait sans que j’aie recours à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne, ne serait-ce qu’à titre symbolique et sans que la dite structure ou contrainte me contraigne en quoi que ce soit49. » Dans ce cas, le point de jubilation pourrait bien s’apparenter au point d’ironie imaginé par Alcanter de Brahm, par exemple lorsque l’actualisation d’une contrainte dans le texte final consiste tout simplement à… en inverser le sens, comme dans le chapitre 52, sur le folio duquel la première des quarante-deux contraintes « descendre » s’assortit de ce commentaire exclamatif : « il ne descend pas au contraire ! », d’où cette précision dans l’histoire de Grégoire Simpson : « Les derniers six mois, il ne sortit pratiquement plus jamais de sa chambre50. »

28On a depuis longtemps souligné que Grégoire Simpson est à la fois une manière de double de Gregor Samsa, le héros de La Métamorphose de Kafka et que son histoire se construit en écho au roman de Perec Un homme qui dort. Pour ma part, je verrai volontiers dans l’enfermement volontaire de ce jeune neurasthénique une figure emblématique d’une des multiples et possibles positions de l’écrivain Perec51 : non plus seulement le passionné d’un « jeu qui se joue à deux », mais aussi celui qui passe « des journées entières à faire des réussites ». En ce sens, il me paraît hautement symbolique que ce soit précisément dans ce chapitre consacré à Grégoire Simpson que la première contrainte se trouve soumise à cette « ironie génétique » tendue entre ses deux pôles contradictoires : à la fois jubilation et inversion. A l’image de ce personnage qui disparaît du récit sans laisser de trace52, la contrainte, transformée par une inversion ironique devenue elle-même invisible dans la rédaction finale en l’absence d’enquête génétique minutieuse, s’est muée pour le lecteur en une figure in absentia dont le scripteur a seul la jouissance.

29Esthétique, rhétorique, pragmatique ou génétique : ces quatre modes de l’ironie perecquienne partagent un trait commun : ils supposent tous une mise à distance dans le jeu (au double sens d’activité ludique et de facilité de mouvement) des instances énonciatives.

30Fondée sur la notion brechtienne de distanciation, l’ironie esthétique installe un écart entre l’auteur et ses personnages53. Capitales dans le fonctionnement des figures métatextuelles, l’ironie rhétorique et l’ironie pragmatique supposent un clivage entre narrateur et scripteur : sous le discours du narrateur qui prend en  charge la  fiction, œuvre en sous-main le scripteur qui déploie une stratégie de leurre venant perturber l’apparence rassurante du récit ; le livreur des bouteilles de Wachenheimer Oberstnest pourrait constituer une assez bonne parabole de ce que Perec désigne dans son roman comme une « double couverture » : avec ses trois bouteilles dans chaque main, ce « fournisseur54 » se laisse sans trop de mal, pour un familier des affiches publicitaires, déchiffrer comme une allusion implicite au personnage emblématique du Nectar de chez Nicolas, — clin d’œil que peut parfaitement  assumer un narrateur qui évoque souvent ce genre d’illustrations55 — ; en revanche le rapprochement entre une des « introductions » des Verts Champs de moutarde… et le titre du chapitre « L’entrée de service » relèvent exclusivement du scripteur : d’un point de vue énonciatif, le narrateur ne saurait avoir accès ni à l’intertexte programmé, ni au péritexte. Enfin dans le cas de l’ironie génétique, le clivage concerne le seul scripteur et le scinde en deux sous-instances : l’actualisateur, qui assure la mise en texte de la contrainte et le gloseur qui prend du recul pour mieux juger la valeur ou la réussite de cette mise en texte.

31Comme tout discours ironique, ces mises à distance courent un risque : celui de leur réception. Si, comme l’a rappelé un des intervenants de ce colloque en citant Jankélévitch , « l’ironie est un appel qu’il faut entendre ; un appel qui nous dit : complétez vous-même, rectifiez vous-même, jugez par vous-même56 ! », encore faut-il que la distance ne rende pas cet appel inaudible. Dans le jeu qu’il dit vouloir jouer avec son lecteur, dans ce jeu de cache-cache auquel il assimile l’écriture, il n’est pas sûr que Perec tienne toujours la balance égale entre le masque et la marque, changeant d’ailleurs de position au gré des circonstances : donnant au Cercle Polivanov une conférence intitulée « Comment j’ai écrit un chapitre de La Vie mode d’emploi57 » pour déclarer quelques semaines plus tard dans un entretien avec Gilles Costaz : « Démonter un livre n’apporte rien. J’ai expliqué une fois, dans une conférence, la façon dont j’avais fait un de mes livres ; je l’ai regretté, je ne le ferai plus58 » mais négligeant de préciser que pour sa conférence, il avait quand même pris soin de choisir comme exemple un chapitre en forme d’hapax, le seul du livre à utiliser deux fois le système standard des contraintes59 tout en fournissant au public restreint de cette conférence beaucoup plus d’informations qu’aux lecteurs de L’Arc dans son article « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi ». Mutatis mutandis, l’ironie est à Perec ce que l’imagination est à Pascal : « cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l'était infaillible du mensonge60. » De ces incertitudes, on pourra tirer une conclusion déceptive, voire, pour quelques uns, perecquiennement incorrecte, mais pas nécessairement pessimiste : dans l’œuvre de Georges Perec, l’ironie s’apparente souvent moins à un jeu pluriel entre partenaires qu’à une activité solitaire, quelque chose comme ces Plaisirs singuliers évoqué par Harry Mathews dans un de ses textes61. On peut alors deviner pourquoi, si l’on en croit une idée reçue,  elle ne contribue guère à faciliter l’immédiate audition des appels dont parle Jankélévitch. À défaut de son éclat, ça ne lui enlève rien de son charme.