Ironie et génocide dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell
1De prime abord, il serait difficile de soutenir qu’un livre évoquant de manière extrêmement réaliste l’extermination des Juifs par les forces nazies pendant la Seconde Guerre mondiale appartient au champ de la littérature ironique.
2De fait, le roman de Littell est un livre extrêmement sérieux quant à sa conception, s’il faut en croire les nombreux témoignages de l’auteur lui-même, qui a insisté à plusieurs reprises sur les multiples lectures et voyages qui ont été les siens en amont de l’écriture. Les détracteurs de l’ouvrage insistent même sur l’impression que l’on a parfois de fiches de travail mal digérées et comme passées telles quelles dans le roman. L’auteur s’est documenté dans les archives écrites, sonores ou filmées, les actes des procès, les organigrammes administratifs et militaires, les études historiques et interprétatives ; il s’est aussi rendu à Kiev, Kharkov, Piatigorsk, Stalingrad sur les traces de la Wehrmacht s’enfonçant en URSS à partir de juin 1941… Mais, des témoignages de l’auteur, on peut extraire celui-ci :
Je ne voulais surtout pas écrire ce qu’on appelle un roman historique, faire de ces événements un décor de théâtre devant lequel faire évoluer mes personnages. 2
3Affirmation qui active d’emblée l’idée qu’il est difficile de rendre compte du réel –a fortiori d’un tel réel – dans une œuvre fictive. Ce roman sur le génocide revêt donc la forme d’un roman-mémoires, où le personnage-narrateur, ancien SS, est un personnage fictif, mais où les autres personnages –et ils sont nombreux- sont majoritairement des personnages historiques. Dans ce roman-somme dont la trame est chronologique (exception faite du premier chapitre intitulé « Toccata »), l’auteur ne nous passe rien des différentes méthodes d’élimination utilisées par les Nazis avant d’en arriver à la « solution finale ». Ce qui, en soi, rend la lecture insoutenable. C’est un livre qui, de toute façon, ne peut pas laisser indifférent3, eu égard à l’ambition qui a ici été celle de l’auteur, et dont les 900 pages de l’ouvrage ne sont que le reflet quantitatif.
4 Pourtant, ce roman fait partie de ceux à propos desquels on peut parler d’un tressage entre le sérieux (l’Histoire) et l’ironie. Bien sûr, l’ironie de l’ouvrage ne s’exerce pas sur le génocide lui-même, mais sur ses interprétations. C’est un roman qui, tout en représentant le génocide, interroge l’humain en mettant en scène ce questionnement, parallèlement à une représentation réaliste et minutieuse. Il semble que ce soit ce mélange de deux discours qui froisse certaines sensibilités. La polémique suscitée par ce roman vient de ce qu’il mêle les lieux de mémoire et les lieux ironiques, et que ces lieux ne sont pas étanches : l’auteur n’a pu éviter la contamination de l’ensemble de son texte par l’ironie.. Autrement dit, la polémique est sans doute suscitée par le fait que ce roman mêle évidence et complexité : évidence de l’insoutenable et complexité de la communication ironique et des phénomènes humains. Présentant une vérité historique (un fait historique), le roman force à s’interroger sur une vérité humaine : celle du rapport de l’homme au mal.
5Présentons d’abord l’un des aspects de ce roman, la représentation réaliste qu’il propose, cette « évocation de la Shoah qui glace par un terrifiant effet de réel »4.
6Dans la représentation minutieuse du génocide où les deux faces du processus sont abordées (la phase sanglante de l’élimination par balles et la phase d’élimination industrielle) se trouvent d’ores et déjà exposées, tissées dans la trame de la fiction, toutes les analyses proposées par les historiens, les philosophes, les penseurs, les intellectuels… L’ouvrage rend compte par exemple du débat qui a cours chez les historiens sur la genèse du génocide, débat qui n’en finit pas de rebondir en raison des lacunes de la documentation. L’école intentionnaliste ou programmatiste conçoit l’histoire de l’Allemagne nazie comme la réalisation méthodique de plans conçus de longue date par Hitler5, interprétation qui donne la priorité à la politique étrangère et militaire, soulignant que celle-ci se nourrit d’un désir obsidional, la haine du Juif. Autrement dit, ces historiens voient la politique antisémite suivre un parcours orienté vers un objectif clair dès le départ : l’assassinat des Juifs. En face, pour les fonctionnalistes ou structuralistes, l’histoire du nazisme s’explique moins par la personnalité de Hitler, ses actes ou ses idées, que par le mode de fonctionnement du mouvement nazi et de l’état hitlérien, par les réactions de la société allemande et par les modifications de l’environnement international. Pour eux, la politique de Hitler n’a pas eu la cohérence qu’on lui prête souvent… Pour Hans Mommsen par exemple, Hitler fut un « dictateur indécis et faible » et non un maître absolu. Il donne à son régime les apparences d’une cohérence qu’il n’avait pas. Les fonctionnalistes soulignent donc le flou des intentions et surtout les méandres du parcours, les improvisations et les impasses qui le scandent : la radicalisation systématique de la persécution ne serait qu’une réponse à ces impasses et à ce flou6.
7Non seulement Jonathan Littell rend compte de ce débat (auquel certains historiens s’opposaient auparavant au nom de l’opinion qu’on ne devait pas trouver d’explication et encore moins de justification à la Shoah) mais, clairement, il se positionne du côté de la seconde école, pour laquelle historiciser le nazisme n’est clairement pas innocenter Hitler mais poser le problème de la responsabilité collective… L’exacerbation de la terreur, le crime de masse, la radicalisation de la barbarie, le déchaînement d’impulsions antihumaines ne peuvent se réduire à l’hybris d’un homme.
8Le roman évoque aussi à plusieurs reprises le problème de la sectorisation de l’information et de la bureaucratie, qui expliquent pas mal de dérives puisqu’elles permettaient à chacun de rejeter la responsabilité sur d’autres et de prétendre n’avoir fait que son devoir.
9L’ ouvrage rend également compte du débat concernant les penseurs et les exécutants du génocide : non pas les antisémites européens qui rivalisèrent de haine et d’ingéniosité pour résoudre la question juive, mais des experts (économistes, sociologues, géographes, démographes, urbanistes…) appartenant aux échelons moyens de l’appareil d’occupation à l’Est7.
10Le roman met également particulièrement en lumière le résultat des travaux de l’historien allemand Dietrich Pohl8 qui démontre qu’il y eut parfois conflit au sein de l’appareil d’Etat nazi entre les impératifs liés à l’économie et le désir de mettre en œuvre la « solution finale ».
11Enfin l’ouvrage aborde la question de la motivation des meurtriers, reprenant ainsi les travaux du politologue américain Daniel Jonah Goldhagen9, qui s’est interrogé sur les tueurs de base, leurs motivations, leur responsabilité.
12Sont donc aussi explorées par Littell les éventuelles explications psychologiques… Or, parmi les reproches adressés à l’auteur, il y a celui qui concerne sa soi-disant volonté de minimiser ou d’annihiler toute responsabilité individuelle au titre d’une responsabilité collective. Ainsi, on prête à l’auteur ce qui n’est que le discours d’un personnage de la fiction :
Si donc on souhaite juger les actions allemandes durant cette guerre comme criminelles, c’est à toute l’Allemagne qu’il faut demander des comptes.10
13Tout ce qui est du ressort de la psychologie ou de la psychanalyse dans l’ouvrage et qui semble d’ailleurs bien caricatural et ironique dans un tel contexte (par exemple ce que le personnage dit de son rapport aux forêts ou de son rapport aux femmes, ou les rêves qu’il nous raconte sans cesse, ou son obsession des latrines) montre bien que l’auteur explore aussi les raisons d’une telle adhésion individuelle au crime, sans que jamais de toute façon ces raisons ne soient ni satisfaisantes ni suffisantes.
14Enfin, dans une perspective plus philosophique, l’ouvrage soulève les questions de l’idéalisme11, du fanatisme, du cynisme, du pragmatisme, de l’idéologie et de son rapport au réel12, de la recherche de l’absolu. Le passage suivant, par exemple, illustre ce dernier point :
Depuis mon enfance, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant, cette passion m’avait mené au bord des fosses communes de l’Ukraine. Ma pensée, je l’avais toujours voulue radicale ; or l’Etat, la Nation avaient aussi choisi le radical et l’absolu […]. Et si la radicalité, c’était la radicalité de l’abîme, et si l’absolu se révélait être le mauvais absolu, il fallait néanmoins, de cela j’étais intimement persuadé, les suivre jusqu’au bout, les yeux grands ouverts13.
15 Ce passage lui-même n’est-il pas ironique, en raison de la simplification opérée ici par le personnage ? En tout cas, cette explication est bien donnée par certains penseurs, comme Wilhelm Röpke par exemple, en 1945, dans son Explication de l’Allemagne14.
16C’est donc un roman extrêmement fidèle à la vérité historique, pas seulement celle du génocide, mais également celle des différentes interprétations de ce mal. On pourra bien reprocher au roman de brasser trop de matériaux, ce qui le prive de la cohérence et de l’unité caractéristiques de la véritable œuvre littéraire. Mais la présence dans l’ouvrage de ce panorama complet des différentes interprétations tentées par les générations qui ont suivi est justement ironique d’être ainsi opposé aux faits eux-mêmes, qui restent inacceptables, insupportables, insoutenables. C’est de ce contraste que naît le sentiment d’une ironie de l’Histoire, de l’Histoire en général, celle-là même qu’étudient les historiens, mais qui, en face de tels événements, leur reste à tout jamais énigmatique.
17Toutes les références à la tragédie15 – à commencer par celle du titre- renvoient donc à ce « point aveugle » que représente la monstruosité. Et c’est autour de cette tragédie et de cette monstruosité que se tisse, malgré tout, le roman…et que s’exerce l’ironie, qui n’est dans ce roman que le signal de l’impossibilité de dire, le signal de l’indicible, et qui, par là, rend le texte extrêmement moral, contrairement à ce que l’on a pu affirmer à son propos.
18On a aussi reproché au romancier de nombreuses invraisemblances : elles doivent être lues, semble-t-il, comme autant d’indices de ce que ce livre requiert un mode de lecture autre que réaliste.
19Se pose alors la question de savoir si l’ironie est immorale dans la description d’un tel objet ou bien si elle est au contraire un moyen de restaurer une forme de moralité, une attitude morale, l’émanation d’une quête de vérité ?
20La décence, le respect dû aux morts et la moralité semblent en effet parfois un peu mis à mal dans Les Bienveillantes : l’ouvrage de l’historien Edouard Husson et du philosophe Michel Terestchenko intitulé Les Complaisantes16 insiste sur la complaisance du narrateur dans le récit des horreurs, sur son goût pour l’obscène. Mais cette obscénité, si elle est incontestable, est de toute façon nommée par le narrateur lui-même17. Elle pourrait donc bien n’être que celle de l’Histoire… De même que la banalisation du mal que l’on reproche à l’auteur : l’ère nazie n’a-t-elle pas été cette ère où le mal était banalisé ? Les Bienveillantes ne proposent pas, loin s’en faut, de banalisation du mal par la littérature : les constantes oscillations de point de vue forcent au contraire à s’interroger sur le mal18.
21 Même chose pour le mauvais goût, également reproché à l’auteur. Exemple : le moment où le récit bascule dans le farcesque, quand Aue tire le nez de Hitler19. Mais cette confrontation du tragique et de la farce, ne serait-ce pas, encore une fois, une allusion au tragique de l’Histoire dans l’inscription en filigrane qu’il nous permet de lire à la fameuse entrée en matière de Marx dans son 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte20. Procédé trop grossier ? Soit. Mais l’intention morale semble évidente.
22Les lieux ironiques, parce qu’ils sont la marque d’un au-delà ou d’un en-deçà du langage, et qu’ils rejoignent par là, même si c’est de manière indirecte, l’indicible de l’horreur, restaurent donc une moralité mise à mal par l’Histoire et les hommes.
23Examinons quelques-uns de ces lieux ironiques.
24Le titre fournit d’emblée à l’ouvrage sa tonalité ironique21. L’ironie naît à la fois de l’antithèse (« bienveillantes » alors qu’il ne sera question que de destruction et de cruauté) et de l’euphémisme (les Grecs nommaient ainsi, pour ne pas avoir à prononcer leur nom, certaines des créatures les plus terrifiantes de la mythologie antique (Erinyes ou Euménides)). Dès le titre se trouve donc accrochée l’idée qu’on ne peut pas nommer le monstrueux… L’implicite de l’ironie entretient d’emblée avec l’indicible un rapport central dans le roman.
25L’incipit des Bienveillantes doit aussi se lire à la lumière de cette « aire de jeu » propre à l’ironie dont parle Beda Alleman22. Le premier chapitre est en effet une mise en scène, une théâtralisation de la scène où va se jouer la communication ironique. Le narrateur y présente ses mémoires comme une danse macabre ironique, une « vanité » nécessaire. Ce chapitre pose d’emblée la question du double sens, par l’allusion qu’il contient à la « Ballade des pendus » de Villon, référence universelle, fait de culture, alors qu’il serait difficile d’en dire autant des témoignages de Maximilien Aue…. : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé ». La phrase liminaire, au lieu de pointer vers la postérité (« Frères humains, qui après nous vivez »), renvoie au passé… C’est d’emblée aussi une communication de type littéraire qui est mise en scène, ce qui sonne à la fois comme une disculpation et une justification au regard de l’Histoire. Le narrateur de ces mémoires tente de qualifier son texte avant même de nous le livrer : « Et c’est bien vrai qu’il s’agit d’une sombre histoire, mais édifiante aussi, un véritable conte moral, je vous l’assure. » Le mot « histoire » renvoie ici, a posteriori, lors d’une relecture, à ses deux acceptions. Quant à l’étiquette de « conte moral »23, on a l’impression qu’elle se trouve là pour contester a priori tous les reproches qui pourraient lui être faits concernant son « immoralité »…
26Dans le paratexte, le glossaire qui donne la liste des équivalences de grade en lieu et place de la bibliographie qu’on aurait pu attendre étant donné le nombre impressionnant de matériaux maniés par Littell est sans doute encore une manière d’interroger le réel et l’Histoire, de souligner que la part interprétative est laissée au lecteur, que ce livre est un appel à la conscience et que l’identification avec le personnage de Aue doit fonctionner à plein.
27La Shoah, en tant qu’objet historique, a ceci d’unique qu’elle est extrêmement documentée et étudiée, mais demeure rétive à l’interprétation. Chaque fait nouvellement établi suscite une nouvelle interprétation, mais cette interprétation se heurte toujours à un blocage, et l’énigme ne cesse de s’épaissir.24
28Certains personnages sont également des lieux ironiques, et au premier chef, le narrateur, Maximilian Aue. Il est surprenant de voir à quel point les critiques l’identifient à l’auteur de l’ouvrage et c’est même là un des principaux points de conflit, dans la mesure où ils prétendent que l’on s’identifie trop à ce personnage et que l’on n’a donc pas la distance nécessaire par rapport aux faits. Mais pourquoi le narrateur de ce roman à la première personne serait-il l’auteur ? Certes, l’auteur fait naître le personnage le même jour que lui –10 octobre –(mais pas la même année bien sûr !)25. Maximilien Aue dit avoir lu lui aussi beaucoup d’ouvrages « sur le sujet » : « « j’avais acheté et lu une quantité considérable de livres sur le sujet, afin de me rafraîchir la mémoire, j’avais tracé des tables d’organisation, établi des chronologies détaillées, et ainsi de suite ». Cette insistance à afficher une parenté entre le narrateur et l’auteur est vraisemblablement ironique, suggérant seulement que tout le monde peut devenir bourreau, selon les circonstances, idée que défend Aue dans ses mémoires; cette question du caractère interchangeable du bourreau et de la victime se pose d’ailleurs dans le roman à propos du père de Aue lui-même, père disparu, dont le narrateur se demande s’il était un héros ou un bourreau26.
29Le personnage de Mandelbrod, l’un des rares personnages fictifs et non historiques de cette fresque, est également un personnage extrêmement invraisemblable. Il est présenté comme l’éminence grise de Hitler. Le portrait en est tracé à gros traits : une tête pensante clouée dans un fauteuil et dégageant en permanence des flatulences pestilentielles. Le trait est trop gros pour ne pas être l’indicateur d’un sens caché. Or, si l’on admet, avec Philippe Hamon, que « tout texte ironique, pour assurer un minimum de lisibilité, cherche à localiser ou à incarner les règles avec lesquelles il joue »27, alors, pourquoi Mandelbrod ne serait-il pas l’allégorie de l’Histoire ? Présenter Mandelbrod comme l’éminence grise de Hitler, c’est faire un pied de nez à l’interprétation des historiens qui ne considèrent Hitler que comme un instrument. Surtout quand, à la fin du roman, Mandelbrod passe à l’ennemi ! Mandelbrod pourrait être lu comme l’incarnation d’un « sens de l’Histoire » impossible à trouver.
30Quant au personnage d’Osnabrugge, c’est dans la valeur programmatique de son nom que réside la posture ironique de l’auteur : c’est un ingénieur de la Wehrmacht, diplômé d’une université polytechnique du Rhin, et spécialisé dans les travaux concernant les ponts ; or, « Brugge » peut être entendu comme une variante du mot allemand « Brücke » signifiant « pont » :
Sa vocation le passionnait, il en parlait avec éloquence : « vous comprenez, j’ai été formé avec un sentiment de mission culturelle. Un pont, c’est une contribution littérale et matérielle à la communauté, cela crée de nouvelles routes, de nouveaux liens. Et puis, c’est d’une beauté. Pas seulement à regarder : si vous pouviez comprendre les calculs, les tensions et les forces, les arches et les câbles, comment tout cela s’équilibre par le jeu des mathématiques ». Or lui-même n’avait jamais construit de ponts : il avait dessiné des projets, mais aucun n’avait été réalisé. »28
31 Or, le narrateur le retrouvera plus tard, désespéré de n’avoir jamais eu à s’occuper que de ponts détruits ou à détruire ! A Aue qui lui demande s’il a construit des ponts, le personnage répond :
Hélas non ! Ma mission en Ukraine a été ma perte […] j’ai été promu responsable au département des démolitions –pour les ponts uniquement […] J’en ai déjà fait sauter des centaines. C’est à pleurer. Ma femme est contente parce que je prends du grade […] Mais à moi ça me fend le cœur. Chaque fois j’ai l’impression d’assassiner un enfant ».29
32 C’est ainsi un personnage qui incarne lui aussi, à sa manière, une réflexion ironique sur le destin.
33Le linguiste Voss, personnage ironique et pathétique à la fois, est l’un des rares personnages à oser s’affranchir de l’idéologie raciale qui critique les prétendues bases génétiques sur lesquelles reposerait l’idéologie völkisch et qualifie cette idéologie de « philosophie de vétérinaires ». Or, le narrateur le retrouve à moitié mort, emporté par un obus, gémissant sous un drap :
Seuls les sons continuaient à sortir de sa bouche, pas vraiment des gémissements, plutôt des sons articulés mais incompréhensibles, comme un babillage d’enfant, la traduction, dans une langue privée et mystérieuse, de ce qui se passait au dedans de lui. […] les sons continuaient d’une manière ininterrompue, une description de son agonie en-deçà de la langue. Cela me glaçait, je peinais à respirer, comme dans un rêve où quelqu’un parle et où l’on ne comprend pas »30
34Sans doute le destin du linguiste se fait-il le reflet des interrogations de l’écrivain sur le langage et sa capacité à donner à l’homme une forme de maîtrise sur le monde…
35 Le dernier lieu ironique important du roman, c’est la musique. Les références musicales, nombreuses dans l’ouvrage31, sont extrêmement ambiguës : elles renvoient à l’art et à la culture et à leur dévoiement par les Nazis et tous les régimes totalitaires. Mais elles renvoient aussi au goût des Allemands pour cet art, goût qui illustre cette « passion de l’absolu » qui est censée être leur apanage. Comme si la musique était la face positive de cette passion de l’absolu, et le totalitarisme la face négative, mauvaise… C’est ainsi que les titres musicaux qui sont ceux des chapitres des Bienveillantes doivent être entendus ironiquement… Ces titres reprennent l’intitulé des différents mouvements d’une suite de Bach mais il n’y a vraisemblablement pas de référence à une œuvre précise, Bach n’ayant pas utilisé tous ces rythmes dans les suites qu’il a composées. Peut-être les œuvres de Bach qui se rapprochent le plus du sommaire des Bienveillantes sont-elles les suites allemandes, comme la BWV828, partita n°4 en ré majeur (où, à la place de la toccata, on a, plus logiquement, une « ouverture »; ici, une « toccata » (pièce instrumentale de caractère brillant) à la place d’une ouverture fait sens. L’ironie de ces allusions à la musique renvoie sans doute au motif de la quête d’absolu ; celle des Allemands, celle de l’homme, celle de l’écrivain (dans la mesure où les allusions à la musique renvoient aussi bien évidemment, en ce qui concerne l’écrivain, à la quête d’un langage, d’une écriture).
36Un événement de la fiction renforce la portée symbolique des allusions musicales dans l’ouvrage: dans une église près de Körlin, pendant la débâcle, Max Aue (qui tue finalement peu puisqu’il est essentiellement témoin) assassine un organiste interprétant « L’Art de la fugue » : « le national-socialisme s’effondre et eux jouent du Bach. Ça devrait être interdit ». Le geste n’a pas de sens, il est d’autant plus cruel qu’il est inutile. La remarque du narrateur met l’idéologie et l’art sur le même plan. Indice de ce que Max Aue se trompe d’objet dans sa quête d’un absolu ? Le sens est indécidable, l’ironie ne fait que le souligner.
Plus généralement, les lieux ironiques sont dans ce roman la figuration désespérée de la quête d’un sens, quête affichée par le narrateur :
37 Depuis les débuts de l’histoire humaine, la guerre a toujours été perçue comme le plus grand mal. Or nous, nous avions inventé quelque chose à côté de quoi la guerre en venait à sembler propre et pure, quelque chose à quoi beaucoup déjà cherchaient à échapper en se réfugiant dans les certitudes élémentaires de la guerre et du front. Même les boucheries démentielles de la Grande Guerre, qu’avaient vécues nos pères ou certains de nos officiers plus âgés, paraissaient presque propres et justes à côté de ce que nous avions amené au monde. Je trouvais cela extraordinaire. Il me semblait qu’il y avait là quelque chose de crucial, et que si je pouvais le comprendre, alors je comprendrais tout et pourrais enfin me reposer. Mais je n’arrivais pas à penser, mes pensées s’entrechoquaient, réverbéraient dans ma tête comme le fracas de rames de métro passant les stations l’une derrière l’autre, dans toutes les directions et à tous les niveaux.32
38Et dans sa quête désespérée d’un sens, il en arrive à soutenir des paradoxes insoutenables, insupportables moralement :
Dans beaucoup de cas, en venais-je à me dire, ce que j’avais pris pour du sadisme gratuit, la brutalité inouïe avec laquelle certains hommes traitaient les condamnés avant de les exécuter, n’était qu’une conséquence de la pitié monstrueuse qu’ils ressentaient et qui, incapable de s’exprimer autrement, se muait en rage, mais une rage impuissante, sans objet, et qui devait donc presque inévitablement se retourner contre ceux qui en étaient la cause première. Si les terribles massacres de l’Est prouvent une chose, c’est bien, paradoxalement, l’affreuse, l’inaltérable solidarité de l’humanité.
39Comme l’affirme Aue, ce roman, loin d’être immoral, est donc bien un « conte moral » : c’est bien une réflexion sur le génocide juif et par delà, sur le génocide en général. Cela ne fait aucun doute. D’autant que l’auteur a une histoire qui montre qu’il en a été préoccupé de près : chargé d’actions humanitaires, il a été témoin de la plupart des génocides et des drames de la fin du vingtième siècle (Bosnie, Rwanda, Tchétchénie, Afghanistan). Il traduit donc ses interrogations dans ce roman, ce que confirme son témoignage au moment de la mort de Raul Hillberg, en août dernier :
40Cela fait soixante ans –il y a dix ans cela faisait donc cinquante- que tout le monde dit à propos de l’Holocauste : « plus jamais ça » et puis il y a eu à nouveau « ça » avec le génocide rwandais. Il est alors, à ma connaissance, le seul historien qui ait réagi. Il n’est pas resté dans sa bulle académique à étudier la Shoah comme il aurait étudié Chateaubriand ; il a estimé qu’il ne pouvait pas rester spécialiste de la Shoah sans dire un mot de ce qui se passait, et il a ajouté à son livre un chapitre sur le Rwanda, sous prétexte qu’on ne peut passer son temps à dire : « plus jamais ça » et tourner la tête de l’autre côté quand ça se passe sous nos yeux. Le livre se termine là-dessus. Ça montre comme cet homme avait une vraie profondeur morale, comme il s’intéressait à l’essence du crime, du mal…33
41Œuvre ironique, Les Bienveillantes sont donc par là aussi un ouvrage qui questionne la littérature et son rapport au mal et aux valeurs. Il s’agit encore et toujours d’interroger l’humanité. Au centre de l’œuvre se trouvent donc bien problématisés les rapports entre éthique et esthétique.
42A cet égard, il est intéressant de noter ce qu’affirme Littell à propos de sa principale source bibliographique historique, l’ouvrage de Raul Hilberg :
C’est l’auteur incontournable sur la Shoah. Il a été le premier à la conceptualiser, à en avoir une approche presque structuraliste. Il s’est focalisé spécifiquement sur la Shoah, il a montré comment la bureaucratie allemande a été un acteur à part entière. Il s’est dégagé de tous les autres historiens dès la première édition de La Destruction des Juifs d’Europe, qui est tellement frappante même si elle est passée presque inaperçue à l’époque. Tout ce qui vient après s’appuie sur lui. En outre, en anglais, c’est un texte magnifiquement écrit. C’est vraiment un styliste, ce qui est rare chez les historiens. Il y a un humour presque insolite et comme une musique dans le déroulement du livre. 34
43De fait, Littell a accepté que figure sur la quatrième de couverture la mention « première œuvre littéraire » en lieu et place de « premier roman ». Et à chaque question portant sur le caractère peu crédible de son personnage, sur des invraisemblances, ou sur des erreurs d’interprétation, il répond toujours par des allégations qui consistent à présenter son livre comme nécessaire, comme par exemple : « il n’y aurait jamais eu de livre si j’avais choisi un Eichmann comme narrateur »35, ce qui, en soi, n’est pas un argument, mais une simple manière d’affirmer la nécessité de son ouvrage…
44Et les quelques maladresses relevées par les critiques n’empêchent pas le lecteur d’éprouver la nécessité qui est celle de cet ouvrage. C’est un roman qui s’impose à celui qui en accepte la lecture, sans doute en raison de l’intensité du désir de l’auteur, perceptible dans l’ouvrage, de trouver une forme…
45Ainsi, dans ce « livre-bibliothèque » affichant une forte intertextualité - essentiellement d’ailleurs par le biais d’allusions directes à des auteurs ou à des œuvres, plus rarement par le biais de réécritures -, les principales œuvres littéraires évoquées sont « ironisées » et l’impression qui ressort des multiples allusions littéraires opérées par les différents personnages de ce roman, c’est que chacun prend dans la littérature ce qu’il veut bien y trouver… Allusion bien sûr à la perversion de la culture européenne par les Nazis. Mais aussi réflexion sur la possibilité qu’a la littérature de restaurer une éthique par le désir qui est le sien de parvenir à une forme de vérité. C’est à cet égard qu’il n’y a dans l’œuvre de Littell aucun nihilisme philosophique – à la différence de ce qu’affirme Edouard Husson- mais bien au contraire un profond humanisme.
46Se pose alors bien sûr la question de savoir s’il y a une esthétisation du mal dans le roman d’un auteur qui fut traducteur de Sade, de Blanchot et de Genet, ainsi qu’amateur de Bataille. Or, les positions sont, sur ce point, extrêmement divergentes. Tout un chapitre de l’ouvrage d’Edouard Husson est intitulé « L’esthétisation du mal ». Par contre, Pierre Assouline affirme :
Le style est net, ferme et clinique mais sans la sécheresse du rapport. On n’ose souligner l’économie de mots dans un roman qui doit faire plus de 2 millions de signes ; il n’y en a pourtant pas un de trop. Rien à jeter. Près d’un millier de pages sans une métaphore. Comme s’il avait voulu bannir toute dimension poétique.36
47 De toute façon, « l’esthétisation du mal » ne peut être perçue comme un manque de respect aux victimes du génocide que si l’œuvre ne parvient pas à vivre de sa vie propre. Les réactions offusquées sont-elles le signe que l’œuvre n’est pas dotée de cette vie-là, mais animée simplement de ce constant va-et-vient, parfois choquant, entre réel et fiction ? Ce qui est sûr, c’est que ce roman est pour son auteur l’occasion d’une interrogation –fondamentale puisqu’en rapport avec l’éthique- sur le statut et l’essence de l’œuvre littéraire ; une interrogation sur les rapports de l’écriture à l’action.
48De fait, le roman se présente comme un catalogue des perversions de l’humanité : perversion de la culture, perversions sexuelles ou comportementales, perversions des raisonnements. De là à dire que l’œuvre interroge sans doute aussi sa propre perversion, il n’y a qu’un pas. Et à cet égard, c’est sans doute l’obliquité de l’ironie qui est le meilleur biais pour interroger ces perversions. L’ironie est peut-être un moyen de suggérer que la perversion littéraire n’est qu’un détour vers une éthique ; elle révèle en tout cas que l’auteur s’interroge sur cet aspect de l’écriture.
49Au centre de l’œuvre se trouve donc une double énigme : celle de la Shoah et celle de l’écriture qui cherche à dire cet objet, à nommer le mal. Et dans le cas de l’écriture, l’énigme porte sur les moyens autant que sur les buts, les intentions. Or, au centre de l’ouvrage37, le narrateur nous raconte l’achat fortuit qu’il fait d’un recueil de Blanchot : Faux pas. Dans ce recueil, il lit deux articles : celui sur « Les Mouches » de Sartre où l’on retrouve, ô surprise, le fil directeur des Bienveillantes c’est-à-dire le thème des Erinyes/Euménides, et celui qui concerne Moby Dick de Melville. Or, le narrateur cite Blanchot qui parle d’un « livre impossible », d’un « équivalent écrit de l’univers », d’une œuvre qui « garde le caractère ironique d’une énigme et ne se révèle que par l’interrogation qu’elle propose ». Le parallèle est finalement tout tracé…
50Enfin, on peut s’interroger sur le meurtre de son ami Thomas par le narrateur, autre événement de la fiction qui semble totalement invraisemblable, et par là ironique. Voilà ce que le narrateur dit de Thomas, dans le dernier tiers du roman :
Ce que j’aimais chez Thomas, c’était son optimisme spontané, sa vitalité, son intelligence, son cynisme tranquille ; ses commérages, son bavardage piqué de sous-entendus me réjouissaient toujours, car il me semblait avec lui pénétrer les dessous de la vie, cachés aux regards des profanes qui ne voient que les actions évidentes des hommes, mais comme retournés au soleil par sa connaissance des connexions dissimulées, des liaisons secrètes, des discussions à porte close. Il pouvait déduire un réalignement des forces politiques du simple fait d’une rencontre, même s’il ne savait pas ce qui s’était dit […] en même temps, il n’avait aucune fantaisie, et j’avais toujours pensé, malgré sa capacité à brosser un tableau complexe en quelques lignes, qu’il aurait fait un piètre romancier : dans ses raisonnements et ses intuitions, son pôle Nord restait toujours l’intérêt personnel. Sa passion n’était pas une passion de la connaissance pure, de la connaissance pour elle-même, mais uniquement de la connaissance pratique, pourvoyeuse d’outils pour l’action.38
51 En tuant Thomas, le narrateur tue son double et l’auteur détruit en l’ironisant l’une des virtualités de lui-même. Le texte affiche donc sa puissance cryptique en même temps qu’il la nie39. Le meurtre de Thomas par Aue, commandé par l’auteur, est l’expression du refus d’instrumentaliser le roman40 ainsi que de l’ambition authentique de l’auteur de ne pas mésuser de la chose littéraire41.
52Concluons en disant que Les Bienveillantes sans doute une œuvre qui vise à faire prendre conscience que « le sentiment de scandale s’use de lui-même »42 (c’est une constatation de Max Aue, établie non pas à propos des massacres réels, mais à propos d’une scène de rêve) et peut-être son principal mérite est-il de le réactiver sans cesse, par cette oscillation constante entre les mentions du génocide et la narration des états d’âme de ce personnage fictif ô combien scandaleux dans ce contexte qu’est Max Aue.
53Si l’affichage de lieux ironiques « a toujours une fonction narrative globale de suspens du sens, de construction d’un horizon d’attente problématique »43, on peut dire que Les Bienveillantes ne se veulent pas de prime abord une œuvre monument à la mémoire des victimes (et sans doute est-ce ce que l’on reproche à ce roman) mais une œuvre qui interroge l’énigme du mal et l’humanité. Ce faisant, c’est une œuvre humaniste et non pas nihiliste. Et le discours double qui est celui de l’ironie dit ici, à la fois, le discours impossible (l’indicible) et le discours malgré tout (parce qu’il faut bien continuer à témoigner).
54Pour finir, nous pouvons nous livrer à notre tour au petit jeu qui consiste à rechercher des similitudes entre l’auteur et son personnage. Au moment où il lit l’article de Blanchot évoqué plus haut, le narrateur commente ainsi sa lecture : « A vrai dire, je ne comprenais pas grand chose à ce qu’il écrivait là. Mais cela éveillait en moi la nostalgie d’une vie que j’aurais pu avoir : le plaisir du libre jeu de la pensée et du langage, plutôt que la rigueur pesante de la Loi »44. Précisons que c’est parce que le narrateur a choisi de faire du droit et non de la littérature qu’il s’exprime ainsi. Mais tentons une transposition en disant qu’on peut voir dans l’écriture des Bienveillantes une écriture à la recherche d’un équilibre entre « le libre jeu de la pensée et du langage » et « la rigueur pesante de la Loi ».