Colloques en ligne

Anne LEONI

L’ironie de l’histoire dans trois romans du XXIe siècle ou “les farces et attrapes de l’Histoire”

1

2 Il m’a paru pertinent de choisir trois œuvres publiées entre l’année 2000 et l’année 2002 : année 2000 : L’Ignorance  de Milan KUNDERA, parue en langue espagnole, puis dans vingt-six autres traductions, avant l’édition en français, la langue originale, en avril 2003 (Paris, Editions Gallimard, 2003). Janvier 2002 : Biblique des derniers gestes de Patrick CHAMOISEAU (Paris, Éditions Gallimard, 2002). Septembre 2002 : Tigre en papier  d’Olivier ROLIN (Paris, Éditions du Seuil, “Fiction et Cie”, 2002)2.

3 La coïncidence des dates ne serait qu’anecdotique si la mise en relation et résonance de ces romans ne se justifiait par le fait que tous les trois s’articulent sur la rupture que signifie pour eux le passage du siècle, sinon du millénaire, comme le suggère le titre même du roman de Chamoiseau, explicité par la citation de l’Epître de Paul aux Corinthiens en guise d’épigraphe :

Les choses anciennes sont passées ; voici, toutes choses sont devenues nouvelles.

4 Le récit d’Olivier Rolin se situe pendant une nuit d’été du nouveau siècle :

Tu penses que dans quelques jours ce sera le premier solstice du XXI° siècle .

5Cette réflexion du narrateur nous est donnée dans l’excipit (p.268). Chamoiseau, de son côté, précise qu’il achève le 18 février 2001 la rédaction d’une œuvre commencée en 1994 et situe le récit premier en l’an 2000. Quant à Kundera, son roman L’Ignorance naît de “la révolution de velours” en Tchécoslovaquie et plus généralement de l’effondrement de l’Empire soviétique, mettant fin à ce qu’Eric Hosbawn nomme “ce court XX° siècle”:

Tels des coups de hache, les grandes datent marquent le XX° siècle européen de profondes

entailles. La première guerre de 1914, la deuxième, puis la troisième, la plus longue, dite froide,

qui se termine en 1089 avec la disparition du communisme. (ch.3,p.15)

Ce n’est que dans notre siècle que les dates historiques se sont emparées avec une telle voracité

de la vie de tout un chacun.(ch.3, p.16)

6Et il invente un néologisme - la vingtennie 3- pour qualifier la périodisation qui scande l’histoire de son pays natal, et plus particulièrement la dernière qui court de la “normalisation” qui écrase le Printemps de Prague jusqu’à novembre 1989.

7Donc nos trois auteurs prennent acte, non de la fin de l’Histoire , comme le prétendait Francis Fukuyama, mais de la fin du XX° siècle comme siècle des guerres, des révolutions, des utopies – les »grands récits » - qui hantent et constituent  les trois œuvres de mon corpus. Chamoiseau interroge le Tiers-Mondisme et les luttes anticoloniales à partir du lieu même de leur  émergence : la Caraïbe d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon. Rolin revient sur “l’esprit 68” (s’il a mauvaise presse aujourd’hui, il était alors “in d’en être”), et plus particulièrement sur l’engagement maoïste qui fut le sien dans la Gauche Prolétarienne. Kundera, quant à lui, avec L’ Ignorance, clôt sa “méditation existentielle” sur l’exil politique, inaugurée avec  Le Livre du rire et de l’oubli” (1978),exil qui est pour lui un des phénomènes majeurs du XX° siècle dans une époque devenue “une formidable machine à broyer”, selon la célèbre formule de Kafka ; et ce phénomène s’articule intrinsèquement à sa nouvelle création romanesque. Donc le cycle de l’exil s’achève avec son double thématique : le mythe du pays natal, entre la nostalgie du pays perdu et “la grande magie du retour” comme force imaginaire puissante dans le subconscient collectif.

8      Ainsi les trois auteurs mettent-il en récit une “recherche du temps perdu”, souscrivant à la citation de Proust mise en exergue par Olivier Rolin, et qui d’emblée pointe ce paradoxe ironique:

Mais ces histoires dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne le savait plus. (Le Temps retrouvé )

9Citation à laquelle fait écho la réflexion de Milan Kundera dans son essai Le Rideau4 :

     Aujourd’hui, qui se souvient encore de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée russe en août 1968 ? Dans ma vie, ce fut un incendie. (p.182)

10C’est dans cet écart entre “l’oubli qui efface”  et “la mémoire qui transforme” (Le Rideau,p.174) que s’inscrit la création romanesque: l’ironie de l’Histoire est mesurée à l’aune de cet écart, qui fonctionne à la fois comme mise à distance et mise en relation: c’est dans ce perpétuel va-et-vient entre passé et présent que se déploie l’ironie dont nous avions analyse, lors du précédent colloque sur l’ironie, comment elle est constitutive du genre romanesque, à partir des propositions de M. Bakhtine et de M. Kundera ( L’art du roman ).

11      L’ironie, comme dynamique efficace de cette relation entre Hier et Aujourd’hui, entre le temps de l’Histoire et le temps de l’écriture, permet d’inscrire la fiction entre Utopie et Désenchantement, selon le titre de l’essai de Claudio Magris :

      L’histoire littéraire de l’Occident durant ces deux derniers siècles est l’histoire de l’utopie et du

   Désenchantement, de leur indivisible symbiose. La littérature se pose souvent par rapport à l’Histoire  comme l’autre face de la lune, laissée dans l’ombre par le cours du monde.5

12Et les personnages protagonistes ,inventés par les auteurs comme autant d'<ego expérimentaux>(l’expression est empruntée à Kundera), sont chargés d’incarner cette tension: dès l’incipit de Biblique des derniers gestes, Patrick Chamoiseau présente son héros romanesque à la fois comme “héros” mythique et personnage insignifiant, dualité indexée par l’onomastique même: Balthazar Bodule-Jules, à l’instar de l’autoreprésentation et de l’autodérision du “ Nous “ antillais qui fonctionne sur le double registre de l’Hyperbole - le Nègre fondamental, la Grande Dame de la Chanson créole, le Cataclysme audiovisuel - et de l’Insignifiance - l’île “caillot”, “poussière” de la Mer Caraïbe engagée dans un processus de déréalisation à travers les représentations d’elle-même que lui impose la virtualité télévisuelle:

Le grand indépendantiste, Balthazar Bodule-Jules, annonça qu’il mourrait dans trente-trois jours, six heures, vingt-six minutes, vingt-cinq secondes, victime non pas de son grand âge mais des rigueurs de son échec .Il l’annonça en scoop à un journaliste du quotidien France Antilles qui (par hasard ) avait sonné chez lui. (p.15)

13On aura reconnu la reprise et le détournement de l’annonce de la mort d’Amaranta dans Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez; de plus l’ironie est redoublée parce que le scoop est un flop, publié à la dernière page du supplément télé. Seuls les survivants du “pays enterré”, c’est-à-dire les dépositaires de la “mémoire vraie” dont fait partie l’auteur, l’Oiseau de Cham, vont assister aux 33/34 jours de l’agonie muette du Vieux Rebelle, éternel guérillero oublié du Tiers-Mondisme. Cette “chronique d’une mort annoncée” va mettre en scène l’agonie du héros dans toutes les occurrences de l’étymon grec, l’agôn: la lutte, lutte contre la mort, lutte politique, lutte contre l’oubli. D’où un formidable “récit de vie” (792 pages), qui permet à Chamoiseau de faire le bilan des utopies et des échecs anticolonialistes des “Damnés de la terre”. Autre ironie de l’Histoire: les Antilles françaises, berceau de la Négritude césairienne et du Tiers-Mondisme fanonien,sont toujours, en ce début de XXI° siècle, Départements d’Outre-mer (Départementalisation opérée par ...Césaire lui-même).

14        Olivier Rolin installe également son récit dans un moment critique, ce kairos conceptualisé par Gusdorf, kairos qui va ébranler Martin, le narrateur personnage et l’obliger à raconter et à se raconter, à l’occasion du cinquantième anniversaire de Judith, une ancienne militante de la Cause, sous le double signe de Stendhal (“Je vais avoir la cinquantaine. Il est temps de me connaître”. La vie d’Henry Brulard ) et de Proust (Le Temps retrouvé). Le récit est rendu nécessaire par la prise de conscience, l’ironie tragique du temps à l’œuvre dans ce “sarcasme que les corps adressent à l’image de ce qu’on a été » (p. 51): “les caricatures ironiques d’une jeunesse ancienne” (p.53). Sarcasme aggravé par l’insolente jeunesse de Marie (24 ans), qui est la fille de Treize, le Double, mort, du Narrateur

Et toi-même, dans ta légèreté, ayant toujours été à la marge de tout, même, croyais-tu, du temps qui va, tu ne te voyais pas sous les traits d’un homme vieillissant. Un jour, pensais-tu (ou plutôt tu laissais une inertie imbécile penser cela à ta place, en toi), un jour tu serais grand: et alors, peut-être serait-il temps de songer à vieillir, d’envisager vaguement cette chose si extravagante, si éloignée de tout ce que tu avais jamais imaginé - quand la mort, elle, avait toujours étrangement possible, familière à sa façon. Tandis que là... tu cherches ton image, mine de rien, dans les miroirs du bistro et, bon Dieu... plus grand-chose à voir, c’est vrai, avec la photo célèbre du Che... la gueule aux cheveux bouclés sous le béret, aux yeux sombres, la gueule en contre-plongée de l’ange noir des révolutions.(...)Non, pas cette beauté, cette fragilité, pas ce tragique, quant à toi, reluquant en douce ton reflet dans les miroirs du bistro branché de Pompabière, dans les hauteurs de Belleville. Putain! Plutôt une ressemblance naissante avec Daladier .(...) Avec Daladier, un président du Conseil de la III° République, un faux dur qui a cané devant Hitler à Munich, tu as entendu parler de Munich, quand même? Enfin, un type à qui on n’a pas envie de ressembler. (p.51-52)

15L’urgence du temps et la demande de Marie en quête d’un père qu’elle n’a pas connu, mort vingt ans auparavant, fondent “l’histoire d’un père qui raconte à la fille de son meilleur ami, mort depuis longtemps, ce que fut leur jeunesse à l’époque fabuleuse --la fin des années 60-- où l’on croyait dur comme fer à la Révolution.(4° de couverture signée par Rolin). “Moteur!” donc grâce à la machine à remonter le temps, la vieille DS “Remember”, icône automobile des années du Président Pompe, qui, jusqu’à la panne d’essence, va tourner inlassablement sur le périphérique parisien (autre lieu de mémoire!) et surplomber le Temps “ comme une navette spatiale satellisée autour de PARIS”. (4° de couverture).

16       Dans L’Ignorance, Milan Kundera renvoie en République tchèque deux figures romanesques de l’Emigré, terme qu’il préfère à celui d’Exilé pour sa forte connotation historique et à son  moindre investissement pathétique et stéréotypique: Irena le personnage féminin qui vit en France et Josef le personnage masculin qui a émigré au Danemark, contraints de souscrire à l’impératif du Retour au pays natal, à la demande de leur entourage. Ils vont confronter leur mémoire fantasmatique et lacunaire du pays quitté vingt ans auparavant à la réalité du retour, sur le mode du “malaise”, du “malentendu”, de la “non-reconnaissance” réciproque, comme l’indexe le titre programmatique: l’analyse étymologique et la traversée des langues européennes permettent à Kundera de jouer sur une polysémie inattendue:

        Le retour, en grec, se dit nostos . Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. Pour cette notion fondamentale, la majorité des Européens peuvent utiliser un mot d’origine grecque (nostalgie, nostalgia) puis d’autres mots ayant leurs racines dans la langue nationale : anoranza, disent les Espagnols ; saudade, disent les Portugais.(...)En espagnol, anoranza vient du verbe anorar(avoir la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance.(2,p.11-12)

17Et, ainsi, à partir de cet “ essai spécifiquement romanesque “, le romancier va imaginer une série de situations fictionnelles, sur le principe de la variation thématique chère à l’auteur, situations qui mettent en scène l’expérience du retour dans la tonalité de l’inquiétante étrangeté, avec ,en contrepoint, la réévaluation d’un exil libérateur qui ouvre au monde et à l’aventure brisant “le carcan des petites nations”, dénoncé à maintes reprises par Kundera. Ainsi ce “chez-soi”, le domov tchèque chanté par l’hymne national, est ironiquement disqualifié par le fait que les maisons d’Irena et de Josef ont été “restituées” après 1989, mais de fait confisquées par leur famille en compensation de la “honte” d’avoir eu un parent émigré, c’est-à-dire un “social-traître” dans la typologie communiste, tout en opposant dénégation et amnésie de la vingtennie de la “normalisation. De leur côté, les deux émigrés ne reconnaissent plus Prague, devenue parc d’attraction touristique, avec pour “Saint patron” commercial, Kafka, effigie pour tee-shirts! Plus fondamentalement, Josef ne reconnaît plus sa langue maternelle devenue “une langue inconnue dont il comprenait chaque mot “(14, p.56).Et la scène érotique finale entre Irena et lui est donnée comme l’adieu à la langue natale, c’est-à-dire l’adieu au pays natal. Il est d’ailleurs significatif que les deux protagonistes ne se rencontrent que dans ce que Marc Augé désigne comme des “non-lieux”: aéroport, restaurant, chambre d’hôtel.

18     Ainsi, dans les trois œuvres, la mise à distance temporelle rend opératoire le fonctionnement de la conscience parodique qui, grâce à la lucidité de “l’ironie interrogeante” selon l’expression de Jankélévitch, creuse l’écart entre l’Idéal et le Réel, entre l’âge lyrique de la jeunesse et la mélancolie de l’âge mûr:

        L’idée d’une jeunesse du monde ça a évidemment à voir avec la Révolution. (...) On a cru que la Chine  c’était ça. Evidemment notre naïveté prête à rire, maintenant.” (Tigre en papier, p.243-244)

19“Il fallait que la vie soit épique” (p.171) pour les héros de Rolin, sur fond d’une époque d’ennui et d’argent, de la médiocrité d’un état du monde où la France n’était plus, selon eux, qu’à la périphérie de l’Histoire, avec le sentiment “exotique” que la Grande Scène s’était déplacée du côté de l’Orient rouge, maoïste ou vietnamien. L’ironie tient à cette conscience étroite de jeunes gens qui rêvent d’être les acteurs d’une épopée des temps modernes, qui s’inscrirait dans la continuité de ces res gestae qui mettent l’Histoire en récit, alors qu’ils sont engagés dans une “rivalité mimétique”-”une inépuisable fiction” avec des modèles disparates, bricolés, pris dans l’Histoire, la Littérature, le Cinéma: Rosa Luxembourg, Victor Serge, la Guerre d’Espagne, l’Armée des ombres revue par Melville, Les Douze d’Alexandre Blok, les Amis de l’A B C dans Les Misérables, et bien d’autres encore...,sous la figure tutélaire du Grand Timonier dont la pensée est éclairée par l’exégèse de Gédéon son prophète “quelque part à l’intérieur des murs de <l’Ecole>, rue d’Ulm”.(p.44)

20       Toutefois le rire de la jeunesse sauve des dérives de la “pensée fanatique” (p.163),” le rire contre la mort « (p.144), comme le raconte l’épisode de la traque infructueuse du milicien( dans lequel on reconnaît le personnage historique de Touvier ), épisode qui se métamorphose en chahut collectif et plaisirs du pédalo et de la baignade sur le Lac du Bourget: “un seul être vous manque” et le monde se repeuple de rires et de jeunesse. L’enlèvement du général Chalais, que les jeunes gens voudraient être leur plus haut fait d’armes dans l’épopée de la Cause, se transforme en aventure burlesque de Pieds Nickelés:

       Et c’est pour ça aussi que l’instrument de notre punition a été l’ironie: on voulait trop avoir des destins eh bien, on a eu des destins de Pieds Nickelés. La tragédie se répète en comédie, et à trop vouloir du drame on écope d’une farce. C’est l’ironie du sort. (p.173)

21La tonalité est plus ambiguë, celle du rire “joyeux et funèbre” dont parle Bakhtine, dans la scène carnavalesque, qui, située au retour du voyage du narrateur sur le Mékong, parti en quête de la mémoire du père, détrône Mao, le roi des singes métamorphosé en chinese pig, dans une ultime parodie de la Révolution, sur fond de chant révolutionnaire “couiné” à deux voix par Martin et son Driver vietnamien (P.258-259). Chant de “L’Orient rouge” seriné par le briquet de Treize et repris en cœur par Treize et Martin, qui accompagne, dans une tonalité grinçante et crépusculaire, la mort de Treize. “Pitre châtié”, qui tombe d’une des tours de Saint-Sulpice: défoncé ou suicidé? “Je n’en sais rien mais je ne crois pas. Je crois qu’il était raide et qu’il est tombé, c’est tout.”(p.248). En tout cas, le texte met en résonance - ironique? - cette scène qui clôture le roman avec les deux célèbres fresques de Delacroix à l’intérieur de l’église : La lutte avec l’Ange  et Héliodore terrassé.

22      Par la mise à distance temporelle, le récit fait à Marie n’est pas le lieu d’une palinodie sarcastique de la part de celui à qui on ne la fait plus mais le moyen de mettre à jour le paradoxe de l’engagement romantique de la jeunesse, en proposant au lecteur une vision prise entre nostalgie et ironie: “C’est là ce que nous avons eu de meilleur”, pourraient dire les personnages d’Olivier Rolin, se penchant sur leur passé comme les héros de L’Education sentimentale.

23     Patrick Chamoiseau redonne à la figure carnavalesque du picaro une justification fondée sur l’expérience antillaise de la Drive et du Driver. Le terme créole de la Drive n’est autre que la dérive, l’errance mais élargie aux dimensions du monde dans Biblique des derniers gestes : Balthazar Bodule -Jules, roi mage de la Révolution dans le Tiers-Monde et anonyme de l’Histoire, ne cesse, lui aussi, de courir après la grande scène historique, dans un décalage épuisant. Subvertissant les codes du récit d’aventure, l’auteur fait galoper son héros de Madagascar aux djebels algériens, de l’Inde à la Birmanie, du Congo au Vietnam, de la Bolivie au Sentier lumineux péruvien, et encore sur d’autres fronts des luttes anticoloniales : celui-ci, dans sa Drive perpétuelle, accumule des faux titres de gloire dont , au retour au pays natal, il fera la matière de ses récits dans des radios indépendantistes ou des brochures confidentielles : “Comment j’ai guéri Ho Chi Minh”, par exemple. Se rêvant “légende de la Caraïbe”, Balthazar n’est qu’un miles gloriosus dont la liste interminable des engagements pour les “soleils de indépendance” signe le désastre de ses échecs : l’exemple le plus significatif est le récit récurrent, diffracté dans le texte, de son équipée sur la trace de Che Guevara, arrivant toujours trop tard à La Higuera : “J’aurais pu le sauver !allait-il répéter toute sa vie.” (p.681)

24En revanche, Milan Kundera, pour casser le pathos du retour, interdit à son personnage masculin Josef de se reconnaître dans l’immaturité du jeune homme qu’il a été, ce “puceau” ridicule, avatar du Jaromil de La vie est ailleurs ou de l’étudiant du Livre du rire et de l’oubli (Cinquième partie : Litost). D’où le geste révélateur du journal intime du puceau graphomane que Josef jette à la poubelle. Dans L’Ignorance Kundera s’emploie à débusquer la dernière ruse du kitsch, à savoir l’idylle du pays natal et “la Magie du Grand Retour”, dans une relation spéculaire avec la cristallisation de l’idylle du côté de la lycéenne amoureuse du puceau, Milada (Beauté en tchèque), qui, après son suicide raté dans un vierge paysage de neige, se fige littéralement dans le mensonge et le déni : Milada ne cesse de se regarder dans son miroir pour mesurer son inaltérable beauté sur laquelle, croit-elle, le temps n’a pas de prise, allusion évidente au “miroir embellissant du kitsch” analysé par Kundera dans L’art du roman (“ Soixante-treize mots”), avant que la vitrine d’une boucherie, dans laquelle elle surprend son reflet, ne la renvoie, comme dans un tableau de Francis Bacon, à son statut de viande au milieu des carcasses:

          Et, soudain, l’horreur la transperce, son visage se crispe, elle imagine une hache, une hache de   boucher, une hache de chirurgien, elle serre les poings et s’efforce de chasser le cauchemar.(46 ,p.163)

25Scène grotesque et sublime, qui manifeste la prise de conscience du “temps à l’œuvre”, pour reprendre l’expression d’Olivier Rolin : “L’effroi d’être corps, d’exister sous la forme d’un corps.”(52, p. 179)6. Scène à laquelle fait écho le chapitre final: apparemment une fin proposée comme une ouverture sur l’avenir :

    Le ciel s’ouvrit, paisible et amical, parsemé d’étoiles. En regardant par le hublot, il vit, au fond du ciel,

      une clôture basse en bois et, devant une maison en brique, un sapin svelte tel un bras levé.(53, p.181)

26Ironie tragique de cet excipit qui met définitivement en soupçon l’idylle du chez-soi, quand le lecteur sait que le retour de Josef à Copenhague vise à rejoindre, dans “une tombe à deux”, sa femme morte. Mélancolie crépusculaire...

27      A l’ironie de L’Histoire, aux mensonges romantiques du passé, nos trois auteurs opposent la vérité romanesque, selon l’analyse de René Girard, affirmant le pouvoir de la Littérature, vengeance ironique contre les illusions de l’Histoire. Grâce à cette ironie constitutive du roman, “il s’agit, écrit Guy Scarpetta, de dégager le non-dit de l’histoire officielle, les zones de l’expérience humaine que les historiens négligent, de déstabiliser les certitudes, les orthodoxies, les visions du monde constituées, d’explorer l’envers ou le négatif de l’image que nos sociétés se donnent à elles-mêmes.”8

28 Et surtout d’éviter le danger d’une fable réaliste qui rabattrait le roman vers un mauvais roman historique. D’où l’enjeu de faire advenir du nouveau par l’invention de formes nouvelles9 pour rendre possible l’invention du monde, titre que Rolin a choisi pour un de ses romans10

29       Ainsi la composition de Tigre en papier est-elle informée par les tours de la DS sur le périphérique, privilégiant la structure de la boucle, d’où sont tirés les fils de la pelote de la mémoire du groupe, ce “fagot d’histoires”. C’est aussi un récit palimpseste et décalé, qui s’écrit avec une bibliothèque idéale où Victor Hugo côtoie Alexandre Blok, Alcools d’Apollinaire Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras, avec la présence récurrente de l’intertexte  proustien.11

30     Quant à Chamoiseau, il imagine une gigantesque “géo-biographie” d’un Ulysse qui erre de révolution en révolution avant de rentrer dans son île pour raconter et pour mourir. Mais Chamoiseau , installant le personnage de l’Auteur dans l’œuvre même sous le masque du Guerrier de l’Imaginaire, nous donne à lire cette Odyssée dans son processus d’élaboration, selon le principe d’incertitude et le principe de démesure, notions qu’il emprunte à Edouard Glissant. “Laboratoire du récit”, le récit se construit avec les bribes du conteur Isomène Calypso, des extraits d’interviews, des notes d’atelier (de création), avec montage de récits enchâssés pour nous donner à lire un roman “bariolé”, pour reprendre le terme barthésien, plus précisément une somme mosaïque de la Littérature de la Créolité, qui propose une “révolution de l’imaginaire” pour substituer une “poétique de la relation”12

31 à cette soumission à la relation imposée par les maîtres de l’Imaginaire du Centre à la Périphérie, comme le révèle l’expression même de “Tiers-Monde”: il s’agit, pour Chamoiseau, d’adosser une Politique à une Poétique ; d’où la polysémie féconde du titre, qui , jouant sur le passage et du siècle et du millénaire, suggère l’idée d’une  Apocalypse, qui est à la fois destruction du vieux monde et révélation poétique du monde à venir.

32      Kundera, dans l’essai qu’il tresse avec la fiction selon une stratégie romanesque conceptualisée avec Le Livre du rire et de l’oubli et L’art du roman, lie, de façon paradoxale et inédite , la méditation sur la nostalgie du retour à la naissance même de la Littérature occidentale:

C’est à l’aube de l’antique culture grecque qu’est née L’Odyssée, l’épopée fondatrice de la nostalgie. Soulignons-le : Ulysse, le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique (2, p.13).

 Pendant vingt ans il n’avait pensé qu’à son retour. Mais une fois rentré, il comprit, étonné, que sa vie,  l’essence même de sa vie, son centre, se trouvait hors d’Ithaque, dans les vingt ans de son errance Et  ce trésor il l’avait perdu et n’aurait pu le trouver qu’en racontant. (....) A un inconnu on demande :”Qui es-tu? D’où viens-tu? Raconte !” Et il avait raconté. (9, p.37)

33 Irena, lors de sa déambulation urbaine et de ses adieux à Prague, comprend que le pays natal ne se résume pas à la matérialité d’un espace géographique, mais que “c’était le parfum incommunicable de ce pays, son essence immatérielle qu’elle avait emportée avec elle en France.(37,p.127) Essence immatérielle de la Bohème recréée, magnifiée , inventée par la Littérature: Macha, Neruda,Voskovec et Werich, Hrabal et Skvorecky, “les  petits théâtres et les cabarets des années soixante, si libres, si gaiement libres avec leur humour irrévérencieux.”(p.127).

34     Nos trois auteurs, si différentes que soient leurs œuvres, en écho à Joyce et à Kafka au début du XX° siècle, nous proposent, en ce début du XXI° siècle, une “odyssée et une Iliade rêvées, sur l’envers du monde épique dont l’endroit n’était plus accessible”13Odyssée qui est aussi une traversée des langues : voyage à travers les langues européennes, à partir de la langue grecque et de la langue latine, pour Milan Kundera, qui se clôt par la rencontre amoureuse de Josef et d’Irena, où s’exaltent le délire charnel et la puissance érotique de la langue natale retrouvée pour célébrer, dans un chant amébée, l’adieu au pays natal. Jeux subtils, toujours renouvelés entre la diversité de l’oralité créole et l’histoire de la langue française, chez Patrick Chamoiseau, afin d’inventer/réinventer la langue et l’art du roman. Quant à Olivier Rolin, il projette, depuis  L’invention du monde, de rapatrier les langues étrangères dans la langue française, par la médiation royale de la Littérature, pour nous faire entendre la scansion poétique de la parole en boucle de Martin, son Narrateur.

35      “Les farces et attrapes” de l’Histoire  se sont métamorphosées en feux d’artifice de la littérature.