Colloques en ligne

Jacques-David Ebguy

Du signe « ressemblant » au signe « détaché », de la divinatio à l’agôn. Pensée du signe au XIXe siècle selon Foucault

1À un signe, il y a lieu de poser deux types de questions : quel est ton sens ? Selon quelles lois entres-tu en rapport avec d’autres signes ?1 Michel Foucault nomme herméneutique la première démarche et sémiologie la seconde : « Appelons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens ; appelons sémiologie l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de distinguer où sont les signes, de définir ce qui les institue comme signes, de connaître leurs liens et les lois de leur enchaînement »2. D’un côté chercher le sens des signes, de l’autre la loi des signes.

2Dans la réflexion de Foucault toutefois, penser cette alternative implique d’adresser à la trop évidente trinité signe, déchiffrement, interprétation, des questions que nous allons tenter d’expliciter : Quel est le statut d’un signe ? Comment s’enchaîne-t-il avec d’autres signes ? Quel est son sens ? Comment déchiffrer ? Comment interpréter ? Interrogation sur le signe, son statut, sa nature d’une part, sur l’interprétation et son fonctionnement d’autre part.

3Or, que le signe soit purement linguistique et articule signifiant et signifié, ou qu’il manifeste, comme le symptôme, un référent plus large, c’est au XIXe que, selon le philosophe, se sont radicalement distinguées les deux attitudes à son égard ; séparation qui suppose que lui ait été donné un nouveau statut.

4Michel Foucault a donc vu dans le XIXe siècle une coupure : d’abord en y repérant une modification de la nature du signe, de son statut et de son articulation au sens – ce sera le premier temps de notre examen de sa pensée ; ensuite en dégageant un paradigme interprétatif propre au XIXe, qu’il faudra distinguer d’un autre modèle d’intelligibilité : le paradigme indiciaire tel que l’analyse Carlo Ginzburg – ce sera le deuxième temps de notre analyse.

5Notre texte prendra donc tout d’abord les apparences d’un exposé, évidemment très partiel, des thèses de Foucault sur le signe dans Les Mots et les choses, avant d’examiner la question de l’herméneutique telle que la problématiserait le XIXe siècle, avec lequel Foucault, dans son œuvre propre, marque finalement sa distance.

6On sait que Michel Foucault dans son effort de construire, dans Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, caractérise chaque époque par son « épistémè », c’est-à-dire par la détermination de ce que cette époque peut ou non penser. L’épistémè, plus précisément, est constituée par « l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés ; le mode selon lequel, dans chacune de ses formations discursives, se situent et s’opèrent les passages à l’épistémologisation, à la scientificité, à la formalisation »3. Elle désigne donc des formes de cadres de pensées préalables aux discours, au savoir, dans une époque donnée.

7Or, au nombre des éléments de cette epistémè figure, pour le dire encore très vaguement, la place faite aux signes. Cette question est déclinée sous plusieurs formes dans la réflexion du philosophe : question du statut du signe, de sa constitution, de son espace de distribution, de sa fonction, de son usage, et du rapport qu’on établit avec lui. En d’autres termes, la démarche de Foucault part de l’idée que chaque époque, chaque système culturel, est caractérisé par un certain rapport au signe et par un « système d’interprétation »4.

8Rappelons que le philosophe distingue, de la Renaissance au XIXe siècle, trois épistémès. La première époque, correspondant à la période de la Renaissance, est celle de l’omniprésence des signes. Le monde y est en effet conçu sur le modèle d’un livre dont il faut déchiffrer les signes (que Dieu est censé avoir inscrit dans les choses). Tout se passe comme si les choses murmuraient un sens que le langage n’avait plus qu’à exprimer. En même temps, à cet ordre des choses originellement signifiant correspond un langage immanent à l’ordre des choses. L’univers a donc deux caractéristiques : tout y est signe, les mots et les choses y sont unis. En ce sens l’expression empruntée à Hegel qu’utilise Foucault, « La Prose du monde »5, pointe bien cette union langage-réalité, cette idée qu’il n’y a pas de différence de statut entre signes et choses.

9Le signe, à cette époque, marque donc dans la mesure où il ressemble à ce qu’il désigne. Sa structure ternaire correspond à la distinction entre la « forme » du signe, son « apparaître » pourrait-on dire, le « contenu qui se trouve signalé par elles », et les « similitudes qui lient les marques aux choses désignées »6 c’est-à-dire ce qui permet de voir dans les premières la marque des deuxièmes. La ressemblance constituant toutefois à la fois la forme des signes et leur contenu, la trinité se réduit en dernier lieu, souligne Foucault, à une forme particulière d’unité. La Renaissance est ainsi l’âge du signe ressemblant ; les liens établis entre les réalités sont tissés en fonction de ressemblances7. Au chapitre II des Mots et des Choses, Michel Foucault explique d’ailleurs comment jusqu’au XVIe siècle tout repose sur la ressemblance et la répétition : la terre répète le ciel, les visages répètent les étoiles, l’art est miroir du monde. Tout ici semble se dédoubler : dans cette perspective les signes ne sont que le prolongement des ressemblances du monde. Ainsi, au XVIe ce qui donne lieu à interprétation c’est la ressemblance, et parallèlement, ceux qui sont à interpréter, les signes, sont essentiellement des similitudes8.

10Conséquence de cette importance des ressemblances : la démarche herméneutique et la démarche sémiologique se superposent. En effet « Chercher le sens, c’est mettre au jour ce qui se ressemble. Chercher la loi des signes, c’est découvrir les choses qui sont semblables. La grammaire des êtres, c’est leur exégèse »9. L’interprétation n’est rien d’autre que la connaissance de la similitude, c’est-à-dire de la loi d’assemblage des signes. Si, face à ces signes, le travail interprétatif demeure nécessaire, c’est uniquement parce que l’adéquation entre les similitudes qui constituent un graphisme et celles qui constituent un discours n’est pas parfaite. La signature renvoie à une autre forme, elle n’en est pas l’équivalent exact : « forme signante et signée sont des ressemblances mais d’à côté »10, d’où la médiation du labeur de l’herméneutique et du savoir qu’elle mobilise. Tel est le fait brut dont part la conscience de la Renaissance : il y a du langage, enfoui dans l’épaisseur du monde, qu’un commentaire, sensible aux marques de la ressemblance, doit faire lever.

11La deuxième épistémè évoquée par Michel Foucault est celle de l’âge classique (XVIIe et XVIIIe siècles). À cette époque, pourrions-nous résumer de manière schématique, le langage, les assemblages de signes cessent d’avoir un rapport intime aux choses : la pensée ne part plus de l’entrecroisement entre le vu et le lu, le visible et l’énonçable11. C’est l’âge de la représentation. À la disposition ternaire succède une disposition binaire. Le signe articule désormais un signifiant et un signifié selon un rapport représentatif, qui n’est pas donné dans l’ordre des choses12. Foucault souligne d’ailleurs que la définition psychologiste du signe chez Saussure ne fait que reprendre cette approche binaire.

12Soyons plus précis : dans cette configuration, « dès qu’une représentation est liée à une autre et représente en elle-même ce lien, il y a signe »13. Le signe classique d’un côté indique, renvoie à un autre objet ou une autre idée, de l’autre apparaît et manifeste qu’il est un signe. Ce signe qui fait signe qu’il est signe, n’est rien d’autre qu’une « représentation dédoublée et redoublée sur elle-même »14.

13Mais désormais le signe n’est plus « reconnaissable » car il ne « ressemble » pas à ce qu’il signifie. Trois variables permettent d’en préciser la nature : l’origine de la liaison signifiant-signifié (signe naturel ou conventionnel) ; le type de la liaison (un signe peut appartenir à l’ensemble qu’il désigne ou en être séparé), le degré de certitude de la liaison (un signe peut être si constant qu’on est sûr de sa fidélité, ou simplement probable). À la question de la nature du lien du signe à ce qu’il signifie, l’âge classique répondra en termes de représentation, tandis que la pensée moderne recourra à l’analyse du sens et de la signification. Pour cette raison même, « le langage ne sera rien de plus qu’un cas particulier de la représentation (pour les classiques) ou de la signification (pour nous) »15 alors qu’à la Renaissance la signification toute entière était absorbée dans le triomphe de la ressemblance.

14Les conséquences de cette transformation de la nature du signe sont diverses. On sait que tout savoir, pour Foucault, se déploie dans un « espace » caractéristique : cet espace se trouve radicalement modifié à l’âge classique. À l’espace circulaire et énigmatique de la Renaissance, dans lequel tout renvoie à tout, succède l’espace aplati d’un « déploiement à l’infini » des signes. Dispersés, disséminés, les signes représentatifs doivent être classés et catégorisés. La représentation sera exprimée sous forme de tableaux.

15D’où un nouvel usage des signes. Ceux-ci permettent désormais l’analyse de la représentation. Ils articulent « l’ensemble de la représentation en plages distinctes, séparées les unes des autres par des traits assignables »16. Il n’entre pas ici dans notre propos de détailler les minutieuses analyses foucaldiennes de cette utilisation classique des signes. Ce qui importe est que le signe devient, dans cette configuration, un instrument de pensée. Les signes permettent en effet d’établir des rapports, de constituer une « taxinomie générale et systématique des choses »17 ;  ils ordonnent les choses en les constituant en objets pertinents, en établissant des frontières, en liant et distinguant les différents éléments qui forment le monde. En d’autres termes, les signes sont les instruments d’une réorganisation du sensible. De la sorte est reconstitué un ordre des choses stable et continu, si bien qu’au final l’être dénoté par le signe s’aperçoit tout aussi clairement qu’à la Renaissance. Ce n’est pas un hasard si l’âge classique célèbre la supériorité de la vue sur les autres sens. À cette époque, « le voir entre dans une alliance avec le savoir »18 ; « la vérité trouve sa manifestation et son signe dans la perception évidente et distincte »19.

16En fait, les signes appartiennent désormais à l’ordre de la connaissance. Ils n’existent plus en dehors de la connaissance qui les ordonne et les utilise, là où à la Renaissance, ils existaient en eux-mêmes, inscrits, déposés sur les choses. Non plus des marques muettes laissées par Dieu, mais des signes institués. Selon Foucault, une partie du XIXe et du XXe continue d’ailleurs de vivre de cette idée que le signe n’est rien sans la connaissance qui le constitue.

17Interpréter, dans cette perspective, ne consiste plus à manifester un texte primitif (c’est la divinatio), mais à fabriquer un langage de signes, qui permette tout à la fois d’analyser et de combiner de manière ordonnée les représentations. L’instrument de l’interprétation est donc le Discours, c’est-à-dire le langage en tant qu’il « nomme »,  « découpe », « combine », « noue et dénoue les choses, en les faisant voir dans la transparence des mots »20. Les mots ne sont plus une matière à déchiffrer mais forment un réseau qui permet l’articulation et la coordination des représentations et des choses. Il n’y a plus entremêlement des mots et du monde, souligne Foucault, mais imposition d’un ordre du monde (ou de ses représentations) par le biais du langage. D’où l’importance de celui-ci à l’époque classique, donnant « des signes adéquats à toutes les représentations quelles qu’elles soient »21.

18Dès lors le rapport au signe prend une forme particulière. D’un côté le mot-signe est d’emblée signifiant, de l’autre le sens n’existe pas en dehors du signe qui le porte. Dans la transparence presque idéale sur laquelle repose l’élaboration du Discours à l’époque classique, la  question de  la signification des signes ne pose donc pas problème. Analyser les signes, c’est-à-dire saisir la manière dont ils se distinguent et se combinent,  permet ainsi en même temps de découvrir ce qu’ils veulent dire. Déchiffrer les signes revient à observer comment ils s’enchaînent. De nouveau, herméneutique et sémiologie se confondent, « en ce pouvoir propre de la représentation de se représenter elle-même »22.

19En fait, ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que la question du sens des signes prend véritablement son autonomie.

20a. Le signe de la profondeur

21Au XIXe siècle tel que l’évoque Michel Foucault, dont il faudrait là encore reprendre en détails les analyses, se produit de nouveau une soudaine mutation. L’objet central de la connaissance devient l’Homme (et non plus le Discours) c’est-à-dire cette entité qui vit, qui travaille et qui parle23. À nous en tenir à la question du signe, on peut repérer une modification tout à la fois dans l’espace des signes, dans leur statut et dans la manière de s’y rapporter24.

22Qu’est-ce que la « Modernité » ? Pour le dire d’une manière volontairement schématique, c’est le moment de la rupture de la trame homogène langage, représentation, choses. Peut-être serait-il plus juste de souligner que la Modernité consiste d’abord en une promotion de la profondeur. Au XIXe siècle « la culture européenne s’invente une profondeur où il sera question non plus des identités, des caractères distinctifs, des tables permanentes avec tous leurs chemins et parcours possibles, mais de grandes forces cachées, développées à partir de leur noyau primitif et inaccessible, mais de l’origine, de la causalité et de l’histoire »25. L’idée même d’homme n’apparaît pour Foucault qu’au moment où surgit la dimension de profondeur, c’est-à-dire l’idée de puissances obscures non représentables et non représentatives.

23La biologie s’avère à cet égard un exemple particulièrement éclairant. Reposant auparavant sur une taxinomie, présentant un tableau (en deux dimensions) des êtres vivants, la « science de la vie » promeut désormais l’idée d’une vie unitaire et enfouie qu’il faudrait retrouver, par-delà les différences de surface (d’où un espace à trois dimensions). Non plus un espace homogène, « un champ unitaire de visibilité et d’ordre »26 mais un espace dédoublé, qui oppose ce qui apparaît (les organes) et le principiel caché (les fonctions). Un espace de la verticalité obscure, qui articule visible et essence, se substitue à un espace de l’horizontalité ordonnée.

24En rester à cette opposition serait cependant simplificateur, souligne Foucault : la technique des indices, des signes-indices « peut établir des réseaux de nécessité allant de n’importe quel point du corps à n’importe quel autre »27. En ce sens, l’espace des signes n’est plus constitué d’un tissu continu de représentations que l’œil se contente de parcourir et de déchiffrer. Il est maintenant pareil à un « ensemble de centres à partir desquels se déploie une multiplicité de rayons »28.

25Tel est le XIXe siècle selon Foucault : à la fois siècle de l’empirisme et siècle où surgit une « métaphysique des fonds », qui situe l’être et la vie dans le retrait et le secret. Et si le changement de configuration de la biologie permet de saisir cette double dimension, on pourrait souligner qu’elle informe également toute la théorie et la pratique, à la fois romantique et réaliste, de la littérature.

26Aussi est-ce peut-être en considérant le nouveau statut du langage que l’on pourra le mieux mesurer l’étendue des changements dans le rapport aux signes qui se sont produits au XIXe siècle. Le langage n’apparaît en effet plus comme un système de signes qui, entremêlé aux représentations, permettrait de connaître les choses. D’instrument de connaissance il devient objet de la connaissance. Pour Foucault « Le langage a repris la densité énigmatique qui était la sienne à la Renaissance »29. Mais dès lors qu’il n’est plus caractérisé par son adéquation à la pensée et à son fonctionnement, dès lors que l’être du langage n’est plus définissable, que le langage semble se replier sur lui-même, alors naissent les interrogations modernes sur le signe. Ce langage dans tous ses états, placé sous le signe, si l’on peut dire, de la multiplicité et de la dispersion, est « questionné » au XIXe par quatre instances : philologues, formalistes, herméneutes et écrivains30.

27Si l’on met de côté la perspective philologique, peu attentive au signe en tant que tel, ces instances définissent autant de rapports au signe caractéristiques de notre modernité. Par où, nous sommes encore, peut-être, des enfants du XIXe siècle.

28b. Les signes soupçonnés

29Comment compenser le nivellement du langage, le fait qu’il ne soit plus qu’un objet de connaissance parmi d’autres ? D’abord en prêtant une valeur critique à son étude : on fera donc du  langage un témoignage de l’esprit des peuples, des grandes orientations de pensée. Par-delà les opinions ou même les philosophies et les sciences, on remonte aux mots, pour atteindre la pensée véritable. En d’autres termes, l’épaississement du langage et sa transformation en objet de connaissance au XIXe siècle permettent la rénovation des techniques d’exégèse. Tout penseur singulier fonde ainsi son discours sur l’interprétation du sens et de l’usage de quelques mots. Et Foucault de citer les exemples de Marx, Freud, Nietzsche31.

30Cette volonté d’exégèse ou d’herméneutique consiste essentiellement à soupçonner les signes que sont les mots, et, au-delà, nos idées, nos représentations, selon le principe qui veut que toutes nos idées sont liées à un certain usage de la grammaire. Les signes apparaissent comme des « textes à fracturer pour qu’on puisse voir émerger en pleine lumière cet autre sens qu’ils cachent »32. Examiner les signes devient, dans cette perspective, un exercice de retournement des formes, de rupture des contraintes du langage et de questionnement des contenus.

31Les « nouveaux herméneutes » demeurent en cela fidèles aux deux grands présupposés de toute démarche herméneutique, qu’explicite Foucault. D’un côté, on laisse entendre qu’il y a du langage derrière le langage : « le langage ne dit pas exactement ce qu’il dit »33, un autre sens existe toujours, derrière ou à côté. De l’autre, on souligne qu’il y a du langage ailleurs que dans le langage : le langage « déborde en quelque sorte sa forme verbale »34. Il faut faire apparaître, dans les gestes muets, le bruit autour de nous, les symptômes qui nous assaillent, un sens plus riche, plus essentiel, que celui des mots35. Dans les deux cas on dépasse le signe, langagier ou non, vers une autre « phrase » à laquelle il renverrait secrètement : « on double ainsi ce qui est inscrit d’une autre inscription, qui constitue sans doute un sens caché […] un non-dit »36.

32c. Le signe formalisé

33L’épaississement du langage a également permis l’apparition de tendances formalisatrices. Le questionnement ne porte alors plus sur la signification des phrases (« qu’est-ce que cela veut dire ? »), mais sur leur constitution, sur les lois qui expliquent leur formation37.

34Il s’agit donc ici de dégager de ce qui est inscrit une forme intelligible, de ramener le divers des signes à des propositions logiques qui en forment la quintessence. Est manifesté de la sorte, non plus un non-dit mais un « sur-dit »38.

35d. L’être du langage : le signe détaché

36Troisième possibilité : s’en tenir à la confrontation à l’être du langage. Comme au XVIe siècle en effet, se manifeste au XIXe un intérêt pour le langage en soi, pour un langage qui n’est plus un reflet du monde39. Après 1850 notamment (pensons à l’exemple de Mallarmé), c’est par le biais de la littérature qu’a lieu la confrontation à la matérialité du langage.

37Un système auto-référentiel de signes se constitue ainsi, qui congédie aussi bien, Foucault y insiste, l’approche herméneutique que la perspective formaliste : « On croit avoir atteint l’essence même de la littérature en ne l’interrogeant plus au niveau de ce qu’elle dit, mais dans sa forme signifiante : ce faisant on en reste au statut classique du langage »40. Le signe n’est désormais plus binaire, comme à l’âge classique, mais baigne dans la lumière de son absence de signification, et décourage toute volonté d’interprétation. La littérature, « enfoncée »  dans l’intransitivité, repliée sur elle-même, se penserait contre la philologie41. Aussi le philosophe dénonce-t-il toute lecture trop « immédiate » ou « naturelle » des signes, et appelle-t-il à une conversion du regard : c’est l’être du langage, affirme-t-il en un vocabulaire quelque peu Heideggérien, qu’il faut désormais examiner. « Ce qui me paraît décevant, naïf dans les réflexions, les analyses sur les signes, c’est qu’on les suppose toujours déjà là, déposés sur la figure du monde, ou constitués par les hommes, et que jamais on n’interroge l’être même des signes. Qu’est-ce que cela, le fait qu’il y ait des signes, des marques, du langage ? Il faut poser le problème de l’être du langage comme tâche pour ne pas retomber à un niveau de réflexion qui serait celui du XVIIIe siècle, au niveau de l’empirisme »42. Il n’entre pas dans notre propos, centré sur la question du signe, ou plutôt du rapport au signe, d’examiner ces questions. Retenons qu’une certaine littérature, ensemble de signes détachés de la signification, apparaît comme la manifestation du langage en son épaisseur, de sa solidité de chose inscrite dans le monde. En ce sens elle est un contre-discours, si le discours est cet art de disposer des signes et de signifier qui s’est brillamment déployé à l’âge classique. De ce contre-discours il n’est rien à connaître : il n’est que le dépôt éclatant laissé par l’acte d’écriture. Peut-être est-ce d’ailleurs au XXe siècle que se développera particulièrement cette potentialité de la littérature. Aussi Foucault peut-il, dans des textes contemporains de la publication des Mots et des Choses, opposer un ordre des signes et un ordre de l’homme. Opposition bien connue, quelque peu schématique et par-là même un peu datée : « là où il y a signe, il ne peut y avoir l’homme »  « là où on fait parler les signes, il faut bien que l’homme se taise »43.

38Telle serait la voie explorée par « notre » littérature : regorgeant de signes (au sens strict du terme cette fois-ci), interrogeant de la sorte aussi bien herméneutes que formalistes, mais se refusant à ce que ce sens renvoie simplement à l’humain, à sa conscience, ses sentiments ou sa volonté.

39e. Interpréter ou formaliser ?

40Quelle que soit la forme prise par le signe et la question qu’on lui adresse, il n’en demeure pas moins que Foucault caractérise notre modernité comme l’époque du signe et de l’interrogation sur son sens. Que le sens soit pensé en termes tout à la fois ontologiques et logiques (comment s’articulent les signes ? que sont-ils ? dans la démarche formelle), ou qu’il renvoie à l’articulation signification-temps (dans la démarche interprétative), le signe est ce qui convoque la pensée. Et Foucault, évoquant Freud, Saussure ou Husserl, de situer notre temps dans le direct prolongement de ce que le XIXe aurait rendu possible : « Interpréter et formaliser sont devenus les deux grandes formes d’analyse de notre âge »44 précise ainsi l’auteur des Mots et les choses. D’un côté, nous l’avons vu, saisir le sens caché, de l’autre trouver le système, l’invariant et la structure. Ainsi se distinguent les deux démarches jusqu’alors confondues45.

41À bien y regarder cependant, l’affrontement n’est peut-être que de façade, suggère Foucault, cherchant à « retrouver la branche qui porte fourche »46. Comme chez Proust, les deux côtés se rejoignent. Posons de nouveau l’hypothèse foucaldienne, avant d’aborder la manière dont est (re)pensé le problème de l’herméneutique au XIXe siècle. Formalistes et interprètes auraient en commun une conception du langage « comme somme des signes denses et objets de connaissance »47. Tel serait le soubassement de notre conception et de notre conscience du sens. Le XIXe est certes le siècle où le problème devient de choisir entre le formel et le significatif mais en même temps, formalisation et herméneutique représentent « deux techniques corrélatives dont le sol commun de possibilité est formé par l’être du langage, tel qu’il s’est constitué au seuil de l’âge moderne »48. Rendre transparents les signes, en faire un objet formalisable de connaissance ou soupçonner leur profondeur et la référer à des significations cachées : deux manières de se situer par rapport aux « signes denses » qui constituent le langage, objet de toutes les attentions. D’où le développement au XXe siècle d’une pensée formalisée et du structuralisme d’un côté, de la psychanalyse et de la phénoménologie, de l’autre. L’auteur des Mots et les choses remarque même qu’au XXe les deux démarches vont parfois jusqu’à se confondre : « si l’exégèse nous conduit moins à un discours premier qu’à l’existence nue de quelque chose comme un langage, ne va-t-elle pas être contrainte de dire seulement les formes pures du langage avant même qu’il ait pris un sens ? Mais pour formaliser ce qu’on suppose être un langage, ne faut-il pas avoir pratiqué un minimum d’exégèse, et interprété au moins toutes ces figures muettes comme voulant dire quelque chose ? »49.

42C’est ainsi à l’idée d’une nécessité de l’exégèse que nous parvenons au terme de notre exposé des analyses foucaldiennes. Les signes, à la fois matériels et immatériels, reçus comme un événement, ont changé de statut. Parce qu’ils ne s’entremêlent plus de manière immédiate et naturelle avec les représentations, ces signes, langagiers ou pas, peuvent (re)devenir ce qui doit être interprété.

43À considérer plus précisément la question de l’interprétation au XIXe siècle, on constate que ce siècle n’est pas seulement chez Foucault le siècle du retour à l’herméneutique ; il est aussi et surtout celui où l’on donne un nouveau sens à l’interprétation50. Si les techniques d’interprétation ont été mises entre parenthèses aux XVIIe et XVIIIe siècles, leur réapparition au XIXe dessine un paradigme inédit d’appréhension du réel et du langage.

44Rappelons le statut de l’interprétation à la Renaissance : elle est alors du domaine du Savoir, lequel consiste à tout faire parler et à rapporter du langage à du langage51. Mais la science de l’époque ne décrypte les signes inscrits sur les choses que pour retrouver ainsi les traces de la création divine. On va de la marque visible (chose ou texte), de l’idée qu’il y a du langage à la Parole Divine. C’est la divinatio, cette interprétation qui s’efforce de repérer un langage déposé préalablement par Dieu dans le monde. Au XIXe siècle en revanche, on part des connaissances, des hommes, de Dieu pour aller vers les mots « qui les rendent possibles » ; et ce qu’on découvre, « ce n’est pas la souveraineté d’un discours premier, c’est le fait que nous sommes, avant la moindre de nos paroles, déjà dominés et transis par le langage »52. Nietzsche, Freud, Marx – la trinité opérante selon Foucault – n’ont donc pas simplement cherché à multiplier les signes, ou à « donner un sens nouveau à des choses qui n’avaient pas de sens. Ils ont en réalité changé la nature du signe et modifié la façon dont le signe en général pouvait être interprété »53. C’est à peindre les caractéristiques de ce nouveau paradigme herméneutique que nous voudrions maintenant nous attacher.

45On sait que selon l’historien Carlo Ginzburg54 s’impose au XIXe siècle un paradigme indiciaire ou sémiotique, dont il souligne l’utilisation dans trois champs distincts : l’histoire de l’art avec Morelli, la psychanalyse avec Freud et le roman policier avec Conan Doyle. En chacun de ces cas, il s’agit, à partir de l’observation d’indices, de reconstituer un événement55 ou de manifester une identité celée.

46Certes, chez Ginzburg comme Foucault, l’interprète peut être rapproché à la fois du joueur (il s’agit de résoudre une énigme ou bien de manipuler et dissimuler les signes) et du médecin (interpréter doit permettre de nommer les causes chez Ginzburg, de mettre en évidence les aliénations chez Foucault56) alors qu’au XVIe siècle, l’interprétation trouvait plutôt son sens du côté de la révélation, du salut. À bien des égards cependant, le paradigme proposé par Foucault et celui dessiné par Ginzburg s’opposent. Et si le penseur italien appuie ses analyses sur certains textes de Conan Doyle, peut-être pourrait-on relire, à l’aune du diagnostic foucaldien, une œuvre d’Edgar Poe, « La Lettre volée »57, afin de bien prendre la mesure de la différence de ces deux paradigmes. Nouvelle policière bien connue, et souvent commentée, par Lacan et Derrida notamment : pour notre part, nous chercherons simplement à y retrouver certains des traits définitoires de la nouvelle herméneutique analysée par Foucault.

47Les nouvelles techniques d’interprétation proposent d’abord une autre topologie des signes. Elles modifient l’espace de leur apparition, c’est-à-dire l’espace dans lequel ils peuvent apparaître comme des signes.

48Si les signes au XVIe siècle sont répartis dans un espace homogène (en accord avec le principe de correspondance qui existe à tous les niveaux), à partir du XIXe siècle, les signes sont disposés « dans un espace beaucoup plus différencié, selon une dimension que l’on pourrait appeler celle de la profondeur »58. On pourrait penser, au vu de ce qui a été énoncé, que l’espace propre au signe, qui appellerait alors l’interprétation, serait le caché. Dans cette perspective, le regard de l’interprétant (le regard médical ou le regard romantique) serait ce regard qui déchire l’opacité de l’objet pour aller chercher en profondeur le sens, la cause de ses manifestations externes. L’interprétation exercée par ce regard-acte serait une activité de lecture et de remembrement. Comprendre ainsi la lecture des signes reviendrait cependant à maintenir l’opposition traditionnelle entre l’apparent et le caché, le superficiel et le profond, que dénonce par exemple Nietzsche. En fait, considérer la profondeur ne consiste pas à quitter l’extériorité pour atteindre l’intériorité. Dans le paradigme foucaldien en effet, l’interprète s’enfonce, mais « pour restituer l’extériorité étincelante qui a été recouverte et enfouie »59. D’où l’importance du « mouvement » interprétatif qui correspond à l’espace des signes ainsi parcouru. L’interprète occupe une position de surplomb et gagne les profondeurs ; mais ce mouvement va jusqu’au retournement de ce qui se trouve dans les bas-fonds. En d’autres termes, l’interprétation se déploie dans une verticalité entendue comme renversement de la profondeur, elle découvre que « la profondeur n’était qu’un jeu, et un pli de la surface »60. En d’autres termes, en rendant visible la profondeur, cette interprétation active fait apparaître l’équivalence de la profondeur et de la surface.

49Chez Ginzburg, l’espace de répartition et d’apparition des signes n’est pas tout à fait pensé selon la même perspective. Dans chacun des domaines qu’il examine en effet, les procédures d’identification se mettent en place à partir de détails apparemment secondaires, de petits faits anodins. Chez l’historien d’art comme chez l’auteur de roman policier ou le psychanalyste, se retrouve l’idée d’une méthode d’interprétation s’appuyant sur le pouvoir de révélation des déchets, des données marginales : « des détails habituellement jugés comme dépourvus d’importance, voire franchement triviaux et “bas” fournissaient la clé permettant d’accéder aux productions les plus élevées de l’esprit humain »61. Freud par exemple, souligne Ginzburg, attribue un caractère symptomatique à de petits actes apparemment futiles et qui passent inaperçus. Le paradigme indiciaire suppose donc, pour parvenir au vrai, l’attention au petit, aux détails insignifiants. Plus globalement, l’espace des signes qui appelle le déchiffrement et l’interprétation repose sur la distinction entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, entre l’évident et le non-évident, entre le premier plan et l’arrière-plan. Citons Sherlock Holmes, comparant deux types de tabac, dont la formule a le mérite de la clarté : « pour l’œil exercé, la différence est aussi vaste entre la cendre noire d’un “trichilopoly” et le blanc duvet du tabac “Bird’s eye”, qu’entre un chou et une pomme de terre »62.

50Chez Poe au contraire, il faut recueillir les signes déposés à la surface. Les signes sont non-visibles mais non-cachés. Là où Sherlock Holmes va sur le terrain et voit ce que les autres ne voient pas, Dupin voit ce qui se voit trop.  Dans « Double assassinat dans la rue Morgue » déjà, l’important n’était pas tant d’observer que de « savoir ce qu’il faut observer »63. Le détective ne cherche pas un sens en profondeur, mais dégage ce qui est différent, ce qui fait saillie : l’absence de mobile, la sauvagerie du meurtre, la force surhumaine déployée par l’assassin, la langue incompréhensible qu’il utilise64. L’extraordinaire diffère du compliqué65.

51L’articulation surface-profondeur est d’ailleurs explicitement théorisée par Dupin, à la fois dans « Double assassinat dans la rue Morgue » et « La Lettre volée ». L’important, y est-il souligné, gît moins dans les détails que dans la vue d’ensemble. « La vérité n’est pas toujours dans un puits. En somme, quant à ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois qu’elle est invariablement à la surface. Nous la cherchons dans la profondeur de la vallée : c’est au sommet des montagnes que nous la découvrirons »66. Ne pas regarder de trop près, ne pas poursuivre une idée fixe avec obstination ou vouloir être profond, garder une vue d’ensemble, une distance. Si le policier, dans la première partie de « La Lettre volée », utilisant le microscope, cherche en profondeur, Dupin sait pour sa part que la solution est à la surface. Son instrument est le télescope plutôt que le microscope. L’exemple d’observation adéquate qu’il mentionne concerne d’ailleurs les étoiles67. Le policier croit que la lettre est cachée, il ne voit pas qu’elle est à la surface, qu’elle n’est qu’un pli de la surface. Interpréter n’est dans cette perspective rien d’autre qu’une sensibilité au pli et un détournement de la profondeur. Ce nécessaire changement d’échelle et de perspective est d’ailleurs d’emblée appelé par l’exergue, empruntée à Sénèque, de « La Lettre volée » : « Nil sapientiae odiosus acumine nimio »68. « Rien en ce qui concerne la sagesse n’est plus fâcheux qu’une trop grande finesse d’esprit », pourrait-on traduire littéralement, idée à laquelle répond la remarque adressée par Dupin au préfet, en quête d’aide : « Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur »69. La finesse d’esprit est une vaine quête de la profondeur et de la complication, là où la solution de l’énigme s’offre avec une trop aveuglante clarté70.

52Deuxième caractéristique des nouvelles techniques d’interprétation : l’interprétation est devenue infinie. « Les signes s’enchaînent en un réseau inépuisable » non plus à cause de leur perpétuelle ressemblance, mais à cause de l’ouverture de chaque signe sur un autre signe qui en complètera ou en déplacera le sens. La quête d’un signe plein ou signe ultime devient vaine. D’où le refus récurrent chez les auteurs qu’évoque Foucault de l’idée de commencement. La réflexion politique et historique de Marx nie par exemple l’idée même d’une « robinsonnade », d’un individu ou d’un événement naturel. Nietzsche pour sa part, distingue, selon une démarche souvent reprise par la suite, l’origine et le commencement. Les deux penseurs ont en commun de mettre en évidence l’impossibilité pour le mouvement herméneutique de revenir à une origine constituée, existant en soi, hors des aléas de l’histoire. Le temps de l’interprétation est donc infini et circulaire, par opposition au temps des signes qui est un temps de l’échéance, promettant une conclusion, et au temps linéaire de la dialectique.

53Dans le paradigme indiciaire en revanche, l’interprète s’attache à atteindre un point de butée, cause, identité ou libido, suivant les cas. L’achèvement de l’interprétation est promis. Les intrigues mettant en scène Sherlock Holmes se terminent d’ailleurs en général, après déchiffrement complet des signes, par la résolution de l’énigme. C’est que la finalité poursuivie est davantage d’atteindre le vrai que de produire du sens. Dans « La Lettre volée » au contraire, l’interprétation demeure inachevée, la fin ouverte. Etrange nouvelle policière qui escamote le châtiment, le renvoie à un hors-texte et laisse dans l’obscurité la nature et le sens ultime de la lettre, objet de toutes les attentions. La fin de la nouvelle manifeste simplement le triomphe momentané d’un appareil interprétatif, d’un usage des signes, et d’une disposition de ses effets.

54Mais « si l’interprétation ne peut s’achever, c’est tout simplement qu’il n’y a rien à interpréter »71. Tout est déjà interprétation, chaque signe est en lui-même non pas la chose qui s’offre à l’interprétation, mais l’interprétation d’autres signes. Aux yeux de ces interprètes d’un nouveau type, le signe n’est rien d’autre qu’une « interprétation qui ne se donne pas pour telle »72. Il perd donc son caractère simple de signifiant, est doté d’une épaisseur. En remplaçant le rapport signe/sens, sur le modèle du rapport signifiant/signifié, par un complexe de sens, la triade d’auteurs étudiés par Foucault fait de toute interprétation l’interprétation de ce qui est déjà une interprétation.

55Ce n’est pas simplement qu’une chose n’a pas qu’un seul sens ; c’est plutôt qu’il n’y a plus de choses mais seulement des interprétations : « des interprétations qui se cachent dans d’autres, comme des masques emboîtés, des langages inclus les uns dans les autres »73. La formule devenue poncif : « Il n’y a que des interprétations » n’est pas à entendre comme le credo relativiste : « il n’y a pas de vérité et que des points de vue ». C’est plutôt que toute chose est expression du monde d’un certain point de vue. Toute chose est donc déjà une interprétation du monde, une manière d’exprimer le monde sans qu’on ne puisse plus distinguer entre l’interprétation véridique et la fausse, entre l’original et la copie. En d’autres termes, c’est la séparation même entre la chose en soi et l’interprétation qu’on en donne qui est abolie.

56Ainsi, dans « La Lettre volée », Dupin ne s’empare pas de la lettre volée, il s’empare de la lettre telle que l’interprète le ministre. Il ne cherche pas à la lire, à en comprendre le sens véritable mais s’efforce de la remettre en circulation et fait circuler à sa place une copie, nouveau masque, nouvel artefact donné comme sa propre interprétation de la situation.

57En fait l’herméneutique ainsi définie par Foucault s’oppose essentiellement à la sémiologie, cette croyance à des signes qui existent originellement et réellement. L’herméneutique moderne change le statut du signe, en refusant de faire comme si son existence allait de soi74. « Peut-être cette primauté de l’interprétation par rapport aux signes est-elle ce qu’il y a de plus décisif dans l’herméneutique moderne »75. Foucault va jusqu’à distinguer l’entité simple et bienveillante qu’est le signe pour le sémiologue (la détermination vaudrait dans le paradigme indiciaire) et le caractère toujours malveillant des signes auxquels est confronté l’interprète. Celui-ci doit même, s’il veut être fidèle à son dessein, faire retour sur sa propre interprétation, la reprendre. Ce retour nécessaire sur soi définit, in fine, le temps circulaire et infini de l’interprétation.

58Dès lors si tout est interprétation, la véritable question ne va pas porter sur la nature du signifié mais sur le « qui ? » : qui a posé l’interprétation ? 76.

59Cette interrogation n’est cependant pas à entendre dans le même sens que dans le paradigme indiciaire. Certes, le modèle du récit policier, qu’on privilégiera ici, témoigne bien de ce pouvoir d’identification et d’individualisation donné au signe. Dans Le Signe des quatre, Sherlock Holmes, découvre ainsi, en examinant un objet, des indices de la profession de son possesseur, le criminel : « il est difficile de se servir d’un objet quotidiennement sans que la personnalité de son possesseur y laisse des indices qu’un observateur exercé puisse lire »77. C’est d’ailleurs d’abord dans le roman policier que s’est développée l’idée qu’on pouvait distinguer un individu par ses traces (empreintes digitales, physiognomonie, méthodes anthropométriques). Savoir observer et déduire, c’est-à-dire savoir interpréter revient donc à savoir rapporter un indice à une personnalité. En effet, ce sont les traits purement « individuels »78 qui apparaissent grâce à l’investigation menée. Chez Freud, Morelli ou Doyle, les détails repérés permettent d’accéder à une réalité plus authentique, à la véritable identité de celui qui a laissé les marques.

60Cependant, et c’est là l’essentiel, dans ce paradigme identificatoire la marque est une marque involontaire. L’interprétation fait voir l’individu dans des signes non maîtrisés par la conscience, que n’a pas voulu laisser le sujet79. Dans les cas évoqués par Ginzburg, s’il s’agit certes de retrouver un sujet, c’est un sujet « inconscient » pourrait-on dire, non interprétant et, à ce titre, plus « authentique ». Interpréter, dans cette perspective, consiste à donner le sens d’un indice produit accidentellement en le rapportant à un sujet. De plus, dans le déroulement de l’enquête policière il faut d’abord déterminer la nature des marques observés pour retrouver le coupable du crime. La question « qu’est-ce que ? » précède et permet la question du « qui ? ».

61Chez Foucault, la perspective est tout autre. Répondre à la question du « qui ? » est moins la finalité de l’interprétation que son indispensable préalable. Surtout, cette question, puisque tout est toujours déjà interprétation, porte sur l’interprétant. À la question « qui ? » on doit répondre « celui qui a voulu ce qui est ou ce qui est arrivé », là où dans le paradigme indiciaire, le « qui ? » porte sur celui qui laisse des signes. En ce sens, la philologie nietzschéenne est un bon exemple de démarche adoptant le point de vue de celui qui agit, qui construit ou impose un sens, et non du récepteur. Lorsque le philosophe s’interroge par exemple, dans la Généalogie de la morale, sur l’origine du langage et des mots, chaque usage est rapporté à une volonté, à un désir de nommer et de découper le réel.

62En un sens, l’enquête fonctionne sur le même mode dans « La Lettre volée ». Etrange nouvelle policière une fois encore, dans laquelle le coupable est d’emblée connu, et dans laquelle le détective qui s’est joué de son adversaire prend plaisir à laisser un « indice »80 de son identité. C’est que la question « qu’est-ce que ? » portant sur la nature de l’objet avait d’emblée été évacuée au profit d’une interrogation sur le « qui ? ». Dupin résout ainsi l’énigme en se confondant avec le premier interprétant, en s’identifiant à lui et à sa manière d’entrer en rapport avec l’extérieur. Interpréter suppose d’adopter une perspective, un mode de relation à l’extériorité singuliers.

63Ainsi, renversant le rapport surface-profondeur, s’emparant à l’infini de signes qui ne sont rien d’autres que des interprétations qu’on peut rapporter aux positions de sujets dans un champ, l’interprète moderne découvre moins ce que veulent dire les signes, que les lois de leur dispersion et de leur perpétuelle recomposition.

64« Observée depuis Sirius, l’herméneutique au XIXe siècle semble s’inscrire dans la lignée de quatre paradigmes. Un paradigme platonicien où s’articulent la notion de sensible et la notion d’intelligible. Un paradigme chrétien qui fait du signe “le corps de l’incarnation” (Jean-Luc Nancy). Un paradigme linguistique selon lequel le monde signifie à la manière du langage (cf., aux bornes du siècle, l’Idéologie et Saussure). Un “paradigme indiciaire”, enfin, propre selon Carlo Ginzburg au XIXe siècle (depuis Napoléon jusqu’à Bertillon) »81 indiquait Boris Lyon Caen. « Il reste bien entendu à compléter et à structurer cette liste rapide »82 suggérait-il ensuite. C’est ce à quoi nous allons nous attacher à présent en mettant en évidence l’extension du domaine de l’interprétation que promeut Foucault.

65Si l’on synthétise les remarques éparses faites jusqu’alors sur le paradigme indiciaire, on posera qu’il s’agit d’un paradigme cognitif et causal.

66Il suppose en effet l’absence de Dieu et l’idée d’une opacité de la réalité, tout en maintenant la possibilité de la déchiffrer. L’opération est en fait double : il faut mettre à jour les éléments cachés et en dégager le sens grâce à l’utilisation d’un code que seul maîtrise l’interprétant. On ne saurait certes parler d’un paradigme totalement scientifique puisqu’il ne s’appuie pas sur l’énonciation de règles et ne propose pas une véritable formalisation. La problématique adoptée est cependant bien celle de la connaissance : on interprète les signes pour connaître. « Connaissance indirecte, indiciaire et conjecturale »83, mais connaissance tout de même.

67Cette volonté de connaître prend la forme d’une recherche des causes. Sherlock Holmes est clair sur ce point qui définit l’art de la détection, cette « science exacte », comme un raisonnement analytique « remontant des faits aux causes »84. Quel que soit le domaine d’investigation, on remonte de l’effet à la cause, en une sorte de pyramidalisation pointant vers le « foyer causal, l’origine unitaire » pour reconstituer, c’est selon, un événement, une identité, une névrose.

68Tout autre est la démarche interprétative définie par Foucault. L’interprète ne s’intéresse pas chez lui à l’origine du signe ou à sa fin mais à ses effets. Comme chez Deleuze, le signe est produit par une certaine machinerie, comme une effet physique, optique, sonore. « Quand on croit à “cause” et à “effet” on oublie toujours l’essentiel : ce qui se passe » (Nietzsche).

69Pour Foucault, c’est dans un rapport de fidélité au principe même du réel qu’intervient l’interprète. Tout phénomène trouve en effet son sens dans une force qui s’en empare et lui donne une certaine direction. Interpréter c’est donc retrouver le rapport de force. Le paradigme édifié à partir de là échappe aussi bien à la dualité métaphysique de l’essence et de l’apparence, qu’à la division scientifique de l’effet et de la cause. C’est à Nietzsche tel que le lit Deleuze qu’on pourrait ici de nouveau se référer : « Nous ne trouverons jamais le sens de quelque chose (...) si nous ne savons pas quelle est la force qui s’approprie la chose, qui l’exploite, qui s’en empare ou s’exprime en elle. Un phénomène n’est pas une apparence ni même une apparition, mais un signe, un symptôme qui trouve son sens dans une force actuelle »85. En ce sens, et seulement en ce sens, l’interprétation d’un phénomène relève d’un art, puisqu’il s’agit de rapporter la pluralité des sens aux forces diverses qui les ont constitués en s’emparant d’une quantité de réalité. Par force, on entendra simplement ici le pouvoir d’affecter et d’être affecté.

70Que fait Dupin dans « La Lettre volée »? Examinant des situations – une passée, l’autre présente – deux rapports de force, il estime les forces qui définissent les rapports des différents protagonistes confrontés, tour à tour émetteurs et interprètes de signes. C’est ainsi qu’il résout l’énigme. À la question du « qui ? » il faut d’abord répondre en mettant en évidence les forces à l’œuvre dans l’activité du sujet.

71Poursuivons : l’activité de connaissance dans le modèle foucaldien de l’interprétation ne peut rester extérieure aux termes mêmes de la relation construite entre l’interprétant et l’interprété. Dans L’Ordre du discours, sa leçon inaugurale au Collège de France, Foucault souligne ainsi que le discours n’est pas le produit d’un jeu de significations préalables : le monde ne tourne pas vers nous « un visage lisible que nous n’aurions plus qu’à déchiffrer »86. « Il faut concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous leur imposons »87 précise-t-il. La formule pourrait valoir pour l’interprétation. Dans « La Lettre volée », il appartient ainsi à l’herméneute de s’emparer, de tordre et de donner une nouvelle direction aux signes volontairement mensongers qui ont été déposés à la surface. Dupin s’empare ainsi de la lettre volée « retournée comme un gant, repliée et recachetée »88 et la remplace par une contrefaçon qu’il signe. Manière de reprendre en le détournant le procédé du ministre, en une opération de substitution et de reconquête qui ne laisse rien en l’état. Dans cette perspective, interpréter ne consiste plus à découvrir un sens caché mais à s’emparer d’une interprétation. Infinie, circulaire, déplaçant le jeu de la profondeur et de la surface, violente, l’interprétation devient une réécriture, une « transformation de ce qui a déjà été écrit »89 davantage qu’une lecture.

72On se souvient de la célèbre phrase de Marx qui clôt les Onze thèses sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde, il importe maintenant de le transformer »90. Or, s’il n’y a que des interprétations, si choses et actions sont des interprétations c’est-à-dire des manières de s’emparer de quelque chose, toute interprétation produit un changement, est une manière, déjà, de changer le monde. L’opposition entre interpréter et changer, entre connaître et agir, n’a alors plus lieu d’être.

73Allons plus loin : cette interprétation-réécriture est le résultat d’un jeu entre des forces, d’un véritable combat. Dans la description foucaldienne, interpréter ne consiste pas à se situer par rapport à un signe inscrit et constitué, pour en dégager, dans une démarche contemplative, le sens. Sur ce point encore, le paradigme indiciaire pourrait apparaître comme l’ultime refuge d’une perspective idéaliste.

74Si l’on revient à l’exemple de « La Lettre volée », on s’aperçoit que l’interprète y engage une lutte avec son adversaire. Loin de l’asymétrie entre l’interprétant et l’interprété dont témoignent les histoires de Sherlock Holmes, la fiction repose ici sur le combat entre deux herméneutes. Les deux jouent avec les signes, perçoivent les règles de leur articulation pour mieux les détourner et les retourner contre ceux qui les avaient imposées. D’ailleurs, détail d’abord caché, Dupin connaissait bien avant le début de la nouvelle le ministre91 et cherchait à se venger de ce rival virtuel. La finalité du détective est donc moins la connaissance que l’action. Si chez Doyle, la volonté de connaître ne doit pas être perturbée par des interférences personnelles, la personnalisation du conflit est maintenue jusqu’au bout chez Poe. Qu’on pense à la référence finale à L’Atrée de Crébillon, histoire de deux frères, Atrée et Thyeste, qui se détestent et veulent se tuer l’un l’autre.

75En fait, le piège que nous tend le paradigme indiciaire est qu’il prétend échapper au jeu des rapports de force. À l’inverse, l’interprétation devient chez Foucault inséparable de ces rapports de force ou plutôt, car l’expression prêterait à confusion, d’un rapport entre des forces. Conséquence, et là encore l’exemple de « La Lettre volée » serait éclairant, le signe n’existe pas en lui-même, dans une idéelle nudité : il apparaît au centre d’une situation, d’un réseau d’interactions. Nietzsche semble sur ce point le modèle le plus évident de ce qui est, à la fois, une conception et une pratique de l’interprétation. En distinguant l’origine d’une réalité de sa finalité, le penseur allemand, dans le chapitre douze du deuxième traité de La Généalogie de la morale, souligne qu’une chose ne cesse de se voir donner des sens différents selon la force qui s’en empare. Interpréter de manière neuve consiste dès lors à se rendre maître du sens jusqu’alors dominant (en l’obscurcissant, en le privant de tout pouvoir éclairant) : « tous les buts, toutes les utilités ne sont que des signes indiquant qu’une volonté de puissance s’est rendue maîtresse de quelque chose de moins puissant et lui a imprimé à partir d’elle le sens d’une fonction ; et toute l’histoire d’une “chose”, d’un organe, d’un usage peut être de la sorte une chaîne de signes continue faite d’interprétations et de réarrangements toujours nouveaux »92.

76Deux dimensions de l’interprétation s’affrontent en définitive, l’une s’appuyant sur une pragmatique (qui s’intéresse aux stratégies, aux tactiques, aux types de discours), l’autre sur une herméneutique au sens traditionnel du terme (qui s’intéresse au sens de ce qui est dit). Un texte consacré par Foucault à Nietzsche et à sa conception de l’histoire formule très clairement les termes de cette opposition : « Si interpréter, c’était mettre lentement en lumière une signification enfouie dans l’origine, seule la métaphysique pourrait interpréter le devenir de l’humanité. Mais si interpréter, c’est s’emparer, par violence ou subreption, d’un système de règles qui n’a pas en soi de signification essentielle, et lui imposer une direction, le ployer à une volonté nouvelle, le faire entrer dans un autre jeu et le soumettre à des règles secondes, alors le devenir de l’humanité est une série d’interprétations. »93

77Dans les années 1970, le philosophe étend d’ailleurs la portée de ce nouveau paradigme du signe et de l’interprétation ; extension qui suppose un renoncement au modèle du langage (comme invention et déchiffrement de signes) et de la communication (comme échange pacifié de signes) pour recourir à celui de la bataille. Dans ce modèle proprement guerrier toute confrontation aux signes est rapportée à une situation d’antagonisme. « La sémiotique, précise-t-il, est dans l’incapacité de rendre compte de l’intelligibilité des affrontements car pour elle le signe est manié pour communiquer. Elle esquive le caractère violent, sanglant, mortel, de cette intelligibilité en la rabattant sur la forme apaisée et platonicienne du langage et du dialogue »94. Le jeu interprétatif, de saisie et de manipulation des signes est alors confrontation à un système en déséquilibre, où s’échangent des forces et non à un système clos, une combinatoire d’éléments en nombre achevé. Dans le droit fil de Nietzsche, Foucault promeut ainsi un modèle « agonistique » de rapport aux signes, plutôt que dialectique, herméneutique ou linguistique.

78L’adoption d’un point de vue stratégique doit même permettre de déchiffrer, de comprendre, non pas une série de phénomènes isolés, mais les actions humaines dans leur globalité, afin de construire l’Histoire, et non plus simplement le langage. Chez Foucault « ce qui rend déchiffrable les événements historiques de l’humanité ou les actions humaines, c’est un point de vue stratégique, comme principe de conflit et de lutte »95. On pourrait certes discuter de la validité de ce paradigme et surtout de sa capacité à rendre compte de tous les usages des signes. Soulignons pour l’heure que cette version de la pensée du signe, ainsi entendue en extension, suppose tout à la fois la construction d’un modèle d’intelligibilité du réel et d’un modèle d’appréhension de l’Histoire. Cette pensée s’empare d’un monde et le reconstruit. Monde de l’agôn généralisé, de la circulation des signes, d’un retournement toujours possible de leur signification, monde du jeu des interprétations toujours nécessaires et toujours déjà insuffisantes, qui nous conduit bien loin de la « Prose du monde » de la Renaissance.

79On pourrait certes en rester à ce paradigme stratégique et agonistique pour rendre compte des procédures mises en intrigue dans « La Lettre volée ». Pourtant, un élément non encore évoqué de la nouvelle devrait nous inciter à relancer la réflexion. Quelle est en définitive la véritable raison qui pousse Dupin à s’intéresser à l’affaire que lui confie le préfet ? Au-delà de la volonté de se divertir et du besoin de gagner de l’argent, Dupin agit pour punir un être qu’il connaît, comme s’il demeurait tout de même animé par un souci moral, éthique. Ce qu’il juge est la bassesse d’une interprétation, la vilenie d’un personnage qui use de son intelligence à des fins indignes. En un sens, leur commune initiale en témoigne, Dupin et le ministre sont proches. Mais précisément : ces deux poètes doublés de mathématiciens sont des doubles inversés, ou des frères ennemis. Si Dupin a des principes, des valeurs, un code de l’honneur, le ministre met pour sa part son intelligence au service du mal. Ce n’est pas tant qu’il remette en cause les lois sociales, mais plutôt qu’il témoigne d’un manque de dignité et d’honneur en salissant la réputation d’une femme, ce qui, dans le code de Dupin, « ne se fait pas ». L’affirmation finale du détective amateur est sans ambiguïté : « je n’ai aucune sympathie, pas même de pitié pour celui qui va descendre. D..., c’est le vrai monstrum horrendum, – un homme de génie sans principes »96.

80Dans cette perspective, interpréter consiste à rapporter les signes à un ethos, une manière d’être, pour mieux l’évaluer. Poser la question du « Qui ? » ne consiste donc plus à ramener la question du signe et de son interprétation à celle d’une subjectivité ou d’une psychologie, ni même toujours à une place (modèle stratégique), mais à un type (modèle éthique). Il est un paradigme éthique de l’appréhension des signes, qui envisage le problème de la valeur lorsqu’il est question des interprétations, des signes et leurs usages. En termes nietzschéens, on pourrait dire que, dans ce paradigme, les interprétations supposent une évaluation. Elles « cessent d’avoir le vrai et le faux comme critères […] Le noble et le vil, le haut et le bas deviennent les principes immanents des interprétations et des évaluations. À la logique se substitue une topologie et une typologie : il y a des interprétations qui supposent une manière basse ou vile de penser, de sentir et même d’exister, d’autres qui témoignent d’une noblesse, d’une générosité, d’une créativité [...] »97.

81Guérisseur, joueur (qui prend plaisir à interpréter et à prendre des masques), jouteur, l’interprète est aussi cet évaluateur qui apprécie ce qui a guidé le travail de saisie et de reconfiguration des signes.

82Boris Lyon-Caen appelait de ses vœux la construction d’une « histoire des inflexions, voire des ALTÉRATIONS du régime herméneutique »98. Nul doute que Michel Foucault occuperait une place de choix dans cette histoire. D’abord, nous l’avons vu, parce qu’il s’est attaché à dégager le sous-sol, le fondement de la pensée du signe né au XIXe siècle ; ensuite parce qu’il a déplacé les modèles d’intelligibilité constitués, donnant au signe et à l’herméneutique un autre statut ; enfin, et c’est sur ce point que nous voudrions rapidement terminer, parce qu’il a cherché, dans son œuvre propre, à échapper à la « pensée du signe », celle qui fait de la pensée un travail d’interrogation des signes pour qu’émerge du sens.

83Il existe certes plusieurs manières de remettre en question ou de questionner cette pensée du signe.

84On peut soutenir avec Jacques Derrida ou, de manière très différente, avec Henri Meschonnic, que la pensée du signe maintient un dualisme entre ce qui se voit ou se perçoit et le sens que l’on peut en dégager, reconduisant de la sorte l’opposition intelligible/sensible99. On peut avec Lyotard ou Georges Didi-Huberman recourir à la notion de figural100 pour ne pas simplement considérer ce qui apparaît en termes de signe. On peut avec Deleuze envisager les signes en termes d’effets, et non d’origine, et souligner que le sens invoqué par la pensée herméneutique est l’ultime « refuge de la transcendance, de toutes les valeurs religieuses et sacrées »101. On peut ainsi souligner que le signe n’est plus ce qui appelle le déchiffrement, qu’il n’est pas essentiellement ce qui doit être déchiffré, pour témoigner une attention non sémiologique aux signes. Substituer au concept de signe celui de forme-sens chez Meschonnic, celui de trace chez Lévinas ou Derrida, faire du signe ce qui ne doit pas être interprété chez Deleuze102, c’est à chaque fois compliquer ou excéder la notion.

85On peut également avec Foucault renoncer aux idées de signe et d’interprétation et à leurs présupposés. En construisant la notion d’énoncé dans L’Archéologie du savoir, Foucault congédie d’abord l’idée de signe, substituant en fait les notions d’événement et de série à celles de sujet et de conscience mais également à celles de signe et de structure103. Recourir à la notion de signe et surtout à l’idée d’une multiplicité infinie des signes reviendrait en effet à élider la réalité du discours et sa rareté. Les énoncés ne sont produits que selon un jeu réglé de procédures, et non grâce à une « générosité continue du sens » et celle d’une « monarchie du signifiant »104.

86La méthode foucaldienne est de surcroît explicitement située à l’opposé de toute démarche herméneutique parce qu’elle repose sur un mouvement vers l’extériorité : « ne pas aller du discours vers son noyau intérieur et caché, vers le cœur d’une pensée ou d’une signification qui se manifesteraient en lui » mais « à partir du discours lui-même, de son apparition et de sa régularité, aller vers ses conditions externes de possibilité »105. En fait, l’archéologie ne s’intéresse ni au non-dit recherché par l’interprétation, ni au sur-dit dégagé par la formalisation, mais s’en tient à la « seule inscription de ce qui est dit »106. Tout se joue donc à la surface. Il s’agit de faire apparaître des surfaces d’inscriptions, de rendre visibles les discours, au lieu de chercher à les interpréter. Les signes existent, pourquoi les interpréter ? Telle serait la question de Foucault. Question ou orientation de pensée qui le conduit à refuser tout aussi bien d’aborder les choses du point de vue du signifiant que du signifié, pour privilégier une description des modes sur lesquels les choses dites existent et se manifestent. Si l’herméneute tend à reconstituer le mouvement de construction du sens, l’analyse énonciative le neutralise : « Il s’agit de suspendre, dans l’examen du langage, non seulement le point de vue du signifié (...) mais celui du signifiant, pour faire apparaître le fait qu’il y a, ici et là, en rapport avec des domaines d’objets ou des sujets possibles, en rapport avec d’autres formulations et des réutilisations éventuelles, du langage »107. Dès lors le travail de l’archéologue consiste simplement à découvrir les règles qui déterminent et régissent les discours effectifs, qui permettent d’expliquer leur formation puis, plus en aval, de répondre à la question : qu’est-ce que cela fait qu’il y ait du langage? L’effet plutôt que l’origine toujours ; méthode rien moins qu’interprétative, qui témoigne donc d’une sortie hors de la pensée du signe.

87Comment dès lors caractériser le XIXe siècle ? À la fois comme ce moment où la pensée du signe est à son apogée, parce que les signes deviennent ce qui doit être pensé ; et en même temps, comme ce moment où, par la mise en évidence de la circulation, de l’instabilité des interprétations, cette pensée est attaquée et bousculée. À la fois l’apogée et le commencement de la fin : le « chant du cygne » du signe en quelque sorte.

88Ce qui importe est que le signe, « fragilisé », mobile, ne renvoyant plus à des positions fixes, n’apparaît pas redevable d’une logique. Son caractère d’événement qui frappe et dérange, toute démarche formaliste, tout discours herméneutique ne peuvent finalement qu’en poser provisoirement la trace, qu’en rendre l’écho affaibli. Peut-être la force de la fiction tient-elle alors à sa capacité à exposer la puissance événementielle du signe, qui toujours déborde l’interprétation.