Colloques en ligne

Florence Leca Mercier

Le seuil, la trace, l’empreinte : écriture de la mémoire et autobiographie dans Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 21 avril 2023 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://shows.acast.com/lectures-sur-le-fil

1Paru en 2022, relatant une expérience vécue en août 2021, Quand tu écouteras cette chanson est publié chez Stock dans la toute jeune collection « Ma nuit au musée »1. Lola Lafon a passé une nuit au Musée Anne Frank d’Amsterdam, sis dans les locaux de la société Opekta où travaillait le père d’Anne, société dans l’Annexe de laquelle les Frank ont vécu cachés pendant deux ans, avec l’aide d’employés de la firme, jusqu’à ce que, sans doute dénoncée, la famille soit arrêtée et déportée. Seul le père, Otto, survivra. Anne et sa sœur mourront dans le camp de Bergen-Belsen, des suites des mauvais traitements et du typhus.

2Lola Lafon retrace dans le livre sa nuit en compagnie de ces fantômes du passé.

3Il s’agit donc d’un livre sur un double enfermement, celui d’Anne Frank, et presque quatre-vingts ans plus tard celui, tout provisoire, de Lola Lafon, pour donner lieu au livre que nous lisons ; et d’un livre sur la découverte de soi liée à cet enfermement. Ce livre pose deux questions : 1/ comment, en tant que descendante de Juifs déportés et massacrés digérer cet héritage ? 2/ Comment accéder à l’écriture de soi par la confrontation non avec Anne Frank mais avec les lieux d’Anne Frank ?

4La première question est commune à bien des écrivains de la judéité. En 2012 dans un roman intitulé L’espoir cette tragédie (Hope : A Tragedy)2 Shalom Auslander imagine un Juif américain découvrant dans son grenier, soixante ans après la déportation d’Anne Frank, une très vieille femme qui n’est autre…qu’Anne Frank en personne.

5Ce conte uchronique, au ton mi-burlesque mi-sérieux, pose une question qui hante les survivants et les descendants du génocide : Que faire du fantôme d’Anne Frank quand on est Juif après la catastrophe de l’extermination nazie ?

6Dans ce roman, Anne, toujours recluse, est devenue romancière et assiste, depuis ses cachettes successives, au succès mondial de son Journal… et vient pourrir la vie du héros.

7Philippe Roth avait déjà mis en scène, comme le rappelle Lola Lafon au début de son livre, une Anne Frank survivante (p. 40), mais la particularité chez Auslander comme chez Lafon, c’est l’obsession des lieux, la chambre et le grenier, qui prennent une valeur symbolique. Chez Auslander sur le mode romanesque comme chez Lafon sur le mode autobiographique, c’est la même problématique qui surgit : comment vivre en tant que Juif, quand Anne Frank est morte ? Comment ne pas se sentir coupable ? Comment se libérer sans oublier, sans trahir ? Ou encore, comme le dit Lola Lafon à la dernière page : « Comment raconter la fin d’une histoire sans la clore ? » (p. 247)

8La deuxième question (comment accéder à l’écriture de soi ?) est plus personnelle, plus intime et naît de parallèles entre Lola Lafon et Anne Frank.

9Retrouvé puis publié par Otto Frank, le journal d’Anne connaîtra un immense succès international et est aujourd’hui (ça n’a pas toujours été le cas) reconnu comme une œuvre littéraire à part entière. Anne voulait être écrivaine et retravaillait son manuscrit en pensant à une publication. Lola Lafon ne cesse de souligner le double caractère du Journal d’Anne Frank : témoignage (ce que tout le monde sait) et œuvre littéraire, ce qui lui a longtemps été dénié, à cause la jeunesse de l’autrice et du genre diariste lui-même. Lola Lafon insiste beaucoup sur ce point, avec d’une part des arguments internes tirés de la génétique textuelle et d’autre part des arguments d’autorité. Arguments internes :

Elle [Anne Frank] revient sur une phrase, questionne la pertinence d’un chapitre, écoute le rythme d’un paragraphe, passe d’un ton introspectif à des réflexions plus politiques : à compter de ce jour, Anne Frank n’est plus seulement une jeune fille qui tient un journal, toutes ses décisions sont celles d’une autrice qui pense à de futurs lecteurs. Si elle a commencé à écrire sans intention de se faire lire le 12 juin 1942, à compter du mois de mars 1944, elle dit « je », mais elle commence à penser à nous. (p. 30-31)

10Arguments d’autorité : ceux de Ronald Léopold, directeur du Musée Anne Frank :

S’il se réjouit de l’écho que rencontre encore l’histoire d’Anne Frank, le directeur regrette que cette adoration pour la jeune fille fasse de l’ombre à son œuvre, celle d’une autrice prodige. (p. 13)

11Mais surtout, parole d’autorité par excellence, celle d’une universitaire, Laureen Nussbaum :

Laureen Nussbaum est l’une des dernières personnes en vie à avoir bien connu les Frank, et c’est aussi une pionnière : elle étudie le Journal en tant qu’œuvre littéraire depuis les années 1990. (p. 17)

Notre échange est un premier pas dans la nuit. Un pas dans le vide, aussi, qui me révèle l’étendue de mon ignorance. Ce texte vendu à plus de trente millions d’exemplaires dans le monde n’est pas un simple journal intime ou un testament. C’est nier la démarche de l’autrice Anne Frank que la réduire à un témoignage, m’a dit Laureen. Anne voulait devenir écrivaine ou journaliste, elle l’a écrit. (p. 29)

12C’est aussi un plaidoyer pro domo : tenant un journal depuis l’âge de huit ans (p. 159), se frayant un chemin dans l’écriture, cherchant à gérer l’héritage de la Shoah dans sa propre famille, Lola Lafon se regarde dans le miroir que lui tend Anne Frank.

13Ce détour par des autorités extérieures est une caractéristique majeure du livre : c’est un livre du détour et du double, du biais, de l’oblique ; de la parole confisquée et de la difficile accession à la lumière, à l’écriture. Cet aspect permet de rendre compte de l’abondance de l’intertextualité citationnelle, qui est un trait de style de Quand

14Puisqu’il va être question de lieux clos et de métaphores spatiales, nous commencerons, mettant nos pas dans ceux Genette, par une exploration des seuils : seuil du livre, mais aussi seuil topographique et symbolique, celui du musée Anne Frank, dont la traversée nocturne s’apparente, consciemment ou non pour Lola Lafon, à une démarche initiatique.

15Nous entrerons donc dans le livre par le titre, puis nous explorerons le parti que l’autrice a tiré des contraintes imposées par la collection « Ma nuit au musée ».

16Nous terminerons par l’analyse des occurrences des mots trace et empreinte, qui révèlent combien l’écriture de cette nuit s’apparente à un travail psychanalytique, le livre de Lola Lafon se rattachant in fine à une entreprise autobiographique, cette dernière ne pouvant advenir que par le passage de la confrontation avec le fantôme d’Anne Frank.

17Retenons deux seuils parmi ceux étudiés par Gérard Genette3 : le titre et la collection.

Sur le seuil (1) : l’énigme du titre

18On rappellera avec Genette qu’un titre de livre a grosso modo trois fonctions : identifier, décrire (annoncer le thème et / ou le genre), séduire (le lecteur potentiel).

19« Quand tu écouteras cette chanson » : ce titre est propre à éveiller l’intérêt du lecteur (fonction de séduction activée) en ce qu’il propose une énigme. Genette rappelle qu’il y a des modes concernant l’intitulation. Le titre-énigme qui est en fait une citation extraite du livre (propos d’un personnage, par exemple, qui lui-même peut citer une chanson, un poème) et qui trouve sa résolution (récompense du lecteur) à la lecture, est fréquent. C’est le principe d’intitulation de tous les romans de la tétralogie de Pierre Lemaître, par exemple.

20Le travail de lecture et d’interprétation du lecteur commence donc dès le titre.

21L’énigme proposée par celui-ci est double :

  • celle posée par l’incomplétude syntaxique. La présence d’une subordonnée implique celle d’une principale – manquante ici : le titre doit être lu avec une mélodie suspensive qui traduit l’absence, le manque.

  • celle posée par l’opacité référentielle : le système de référence (tu, cette) opacifie le sens. Le lecteur comprend qu’il s’agit d’un extrait de discours adressé (pronom déictique et temps du discours). Mais qui est TU ? Le lecteur ? Un destinataire à l’intérieur du livre ? Qui est le sujet de l’énonciation ? Lola Lafon ? Une personne dans le livre ? Anne Frank ? Est-ce un extrait du journal d’Anne Frank ? La circonstancielle de temps porte une présupposition : elle vient en quelque sorte rendre certain ce que le futur a d’incertain. Cette chanson, avant la fin du livre que nous lisons, elle sera écoutée…

22Quelle est cette chanson ?

23Le lecteur bien informé (chose aisée avec les éléments épitextuels à portée de clic4) sait que Lola Lafon est aussi chanteuse : la piste autobiographique se confirme…Serait-ce une chanson de Lola Lafon, à laquelle ce titre fait allusion ? Serait-ce livre lui-même, désigné ainsi de façon métaphorique ? Un clin d’œil à son lyrisme ?

24Le lecteur bien informé et imaginatif peut également penser, connaissant le thème du livre et le goût de Lola Lafon pour Jean-Jacques Goldman, à la chanson de ce dernier (thématiquement cohérente) « Comme toi », mettant en miroir deux petites filles juives, l’une victime des Nazis dans le ghetto de Varsovie, et l’autre dans le présent de la chanson.

25Fausses pistes.

26Le voile est levé pages 242-243, trois pages avant la fin du livre, quand le nom jamais énoncé jusque-là parvient enfin à ressurgir au bout de la nuit dans l’Annexe : Charles Chea. C’est lui, l’auteur de la phrase du titre.

27Mais la clé qui nous est donnée n’en est pas une : la porte ouvre sur une autre énigme. La chanson des Bee Gees à laquelle le titre fait référence est énigmatique et métaphorise l’énigme de la disparition de Charles Chea.

28Charles est un jeune Cambodgien de quinze ans, rencontré en 1976 à Bucarest par Lola Lafon enfant. Il est en transit avec ses parents diplomates rappelés par le pouvoir des Kmers Rouges, comme tous les serviteurs du pouvoir précédent. La suite, on la devine. La famille sera exterminée dans les camps Kmers. De Russie, puis de Pékin d’où il partira ensuite pour Phnom Penh, Charles envoie une dizaine de lettres à son amie. La dernière date de la veille de son départ pour Phnom Penh. Voici cette lettre, reproduite pages 242 243, suivie de la réponse différée de Lola Lafon. Cette lettre lève le mystère du titre et est l’aboutissement de la démarche du livre, à la fois sa cause et sa conséquence. C’est seulement après avoir publié les mots de Charles Chea que le nom de leur auteur apparaît enfin sous la plume de Lola Lafon, en même temps qu’un silence de quarante-cinq ans se brise enfin.

L’autre soir, il [Charles Chea] a réécouté ses disques favoris, ceux qu’il a achetés à Paris. Ses parents craignent de payer un supplément de bagage, il lui faut finalement les laisser à Pékin. Alors il s’est offert un magnifique concert, qui réunirait sur une même scène Blondie, Jacques Higelin et les Bee Gees.

Cette chanson, en particulier, il l’a passée et repassée.

Elle est très vieille mais elle n’a pas d’âge. Elle me bouleverse, je ne sais pas pourquoi. Plus je l’écoute plus son sens m’échappe, il me faudrait des années, encore, à l’écouter. Ou peut-être qu’il ne faut pas essayer de la comprendre ni de l’expliquer.

I started a joke

Which started the whole world crying

[…]

Till I finally died, which started the whole world living

Oh, if I’d only seen that the joke was on me

Les dernières phrases de sa dernière lettre ressemblent à une prière discrète, à un adieu qui se voudrait nonchalant.

Faisons un pacte, si tu veux bien : quand tu écouteras cette chanson, tu penseras à moi.

P.-S. Ne m’oublie pas trop vite quand même.

P.-S. 2 Je te demande de ne pas m’oublier trop vite.

Quand j’écouterai cette chanson je penserai à toi, Charles Chea. Mais je ne parviens pas à écouter cette chanson sans penser à toi alors je n’écoute pas cette chanson.

P.-S. Dans le clip vidéo de I Started A Joke, des points d’interrogation noirs flottent au ralenti, dessinés autour des musiciens.

P.-S. 2 Je suis devenue écrivaine.

Charles Chea avait quinze ans, il était lycéen, il parlait trois langues, il portait des lunettes, ses parents étaient diplomates, sa mère était chrétienne.

Pour les Khmers rouges, Charles Chea ne fut qu’une tache à effacer, un cancer à éradiquer, un adolescent à abattre.

Il m’a ouvert la porte de la chambre d’Anne Frank. Que le jeune homme lui soit une présence amicale, au travers des années qui les séparent. (p. 241-243)

29Lola Lafon donne la parole à Charles Chea, innocent massacré par les Kmers avec des milliers d’autres (près de deux millions de morts dans les camps kmers).

30Dans ce passage, la première occurrence du SN cette chanson est cataphorique : la chanson, c’est celle dont les paroles sont citées dans la suite. La deuxième occurrence est anaphorique, c’est la citation de Charles Chea qui sera empruntée sous forme tronquée par Lola Lafon pour son titre : « quand tu écouteras cette chanson, tu penseras à moi. »

31Nous découvrons alors combien ce titre reflète l’esthétique et les préoccupations de Lafon. Il relève de cette esthétique de la non clôture, du flou, du mystère, dont elle fait l’éloge :

Le flou est une espèce en voie de disparition dans un monde où règne l’exigence de transparence. On y vante la limpidité, la clarté d’une intervention médiatique. Savoir résumer son propos en quelques mots est un savoir contemporain, un idéal d’agence immobilière.

Les discours « clairs » sont souvent ceux de communicants, qu’ils soient hommes politiques ou publicitaires. On voit au travers : ils nous vendent quelque chose. Le flou interroge. Il faut y regarder de plus près. […] Un roman ne peut être transparent, il est tissé de doutes et de solitude, celle de l’écrivain qui lui a consacré son temps. Un roman ne vend pas, il propose.

Comme ils sont flous, ces écrivains qu’on aime. Il ne prétend nullement à la limpidité, Georges Perec, lorsqu’il tente de définir la judaïté ; ce n’est « pas un signe d’appartenance, ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à une langue ; ce serait plutôt un silence, une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude : une certitude inquiète, derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable : celle d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime, et de ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil. » (p. 55‑57)

32Le titre nous emmène donc sur de fausses pistes (et finalement sur la bonne piste) par des détours et en cela il est programmatique du cheminement du livre. Le titre dit aussi, une fois l’énigme levée, l’origine problématique de la parole et la difficile conquête de cette parole. La parole de Lafon doit passer par des chemins obliques, par celle d’autrui (ou de personnages fictifs) pour advenir. Dans le choix de ce titre, Lola Lafon se cache encore, pudeur de se livrer directement, et elle donne la parole à celui qui ne l’a jamais eue, qui est mort dans le silence, y compris le silence complice de Lola Lafon elle-même, dont la lâcheté est plusieurs fois soulignée :

Quand j’écouterai cette chanson je penserai à toi, Charles Chea. Mais je ne parviens pas à écouter cette chanson sans penser à toi alors je n’écoute pas cette chanson.

En même temps, elle confond leurs deux moi en mettant son nom à elle au-dessus de ses mots à lui, en page de titre.

33La nuit au musée permet à Lola Lafon de répondre à distance à Charles Chea.

34La chanson des Bee Gees qui est le référent de cette chanson participe à cette esthétique du flou et du détour : elle est un détour puisqu’elle est l’une des nombreuses paroles hétérogènes utilisées par Lola Lafon pour dire sa vérité. Parmi ces vérités, elle illustre ce flou, cette opacité, ce mystère irréductible qui doivent être au cœur de toute œuvre selon Lola Lafon, et qu’évoque Charles Chea dans son commentaire : « Plus je l’écoute plus son sens m’échappe, il me faudrait des années, encore, à l’écouter. Ou peut-être qu’il ne faut pas essayer de la comprendre ni de l’expliquer. »

35Elle résiste à une interprétation univoque, cette chanson de 1968, comme le souligne son auteur, Robin Gibb dans une interview de 2009 au Daily mail le 1er novembre : « C'est une chanson très spirituelle. Les auditeurs doivent l'interpréter eux-mêmes – essayer de l'expliquer nuirait à la chanson5 ».

36Nous pouvons néanmoins en retenir la dimension spirituelle, revendiquée par le compositeur. Deux interprétations sont fréquemment données :

  • L’une fait de la chanson l’expression d'un dilemme moral de la part du je lyrique, qui tente d’exprimer une vérité (I started a joke) mais hésite et renonce lâchement sous les rires ou les pleurs de la foule, jusqu’à ce qu’il meure en silence, au grand soulagement de tous (Till I finally died, which started the whole world living). Cette interprétation est en parfaite cohérence avec l’histoire intime de Lola Lafon (lâcheté, silence complice) à tel point que la chanson pourrait être une sorte de mise en abyme du parcours de l’autrice.

  • L’autre interprétation fait de la voix lyrique une figure christique, un Christ aux outrages (I started to cry / Which started the whole world laughing) dont la mort serait rédemptrice ('Til I finally died / Which started the whole world living). Ici, c’est avec le destin d’Anne Frank et avec celui de Charles Chea que la chanson entre en cohérence.

37On se gardera de trancher entre ces lectures, mais l’on voit, encore une fois, que le recours à un texte hétérogène est le détour qui permet de dire (la culpabilité de l’autrice, le martyre de l’enfant cambodgien…).

38Plus intéressant encore : dans sa lettre-miroir à Charles Chea (elle adopte la même structure, avec deux post-scriptums), elle glisse que « dans le clip vidéo de I Started A Joke, des points d’interrogation noirs flottent au ralenti, dessinés autour des musiciens ».

39Or, c’est factuellement faux6 : le clip, assez inquiétant, présente en arrière-plan du chanteur, des dessins d’êtres humains bouche grande ouverte, s’apprêtant à le dévorer. De grandes lettres formant les onomatopées du rire (OH, HI, HA) passent en effet au ralenti derrière les musiciens. Est-ce un faux souvenir ? Une réappropriation volontaire ? Toujours est-il que cette modification du réel est signifiante. Ces points qui dansent font écho à ceux dont Lola Lafon a entouré la date d’accession d’Anne Frank au statut d’autrice : « Dans mon carnet, une ronde de points d’interrogation encercle une date soulignée, celle du 29 mars 1944 ». (p. 29)

40La fin doit être sous forme d’interrogation. Il faut penser à Charles Chea et à Anne Frank avec des points d’interrogation :

Comment raconter la fin d’une histoire sans la clore, si ce n’est en y laissant des silences, comme en musique : une respiration entre deux notes, la promesse d’une suite. Ils n’ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question.

Que faire d’une seule nuit, il faudrait des années pour y répondre. Il y a si peu de temps, il n’y en aura jamais assez. Il n’y aura jamais assez de vivants pour répondre aux morts.

Qu’elle nous cherche, leur absence, qu’elle ne cesse pas de nous chercher. (p. 247)

Sur le seuil (2) : La collection « Ma nuit au musée », une « leçon de ténèbres » ?

41Si le titre d’un livre peut parfois indiquer le genre dont relève l’ouvrage, ce n’est pas le cas pour celui-ci.

42Les indications génériques sont portées par la collection dans laquelle s’inscrit le livre : » Ma nuit au musée », qui ne publie que des œuvres à contrainte, celle, pour les auteurs, de passer une nuit dans le musée de leur choix, et d’en tirer un texte.

43La collection a démarré en 2018 et compte 15 titres à son catalogue. Des auteurs et autrices aussi divers qu’Éric Chevillard (L’arche Titanic, 2022) ; Léonor de Récondo (La leçon de ténèbres, 2020) ; Lydie Salvayre (Marcher jusqu’au soir, 2019) ; Enki Bilal (Nu avec Picasso, 2020) se sont pliés au jeu.

44Il s’agit d’un exercice à contrainte mais aussi d’un rite initiatique : une « leçon de ténèbres », pour reprendre le titre de Récondo.

45Un travail comparatif avec les quatre œuvres sus citées, a permis d’étudier cette dimension initiatique chez les uns et chez les autres et de mesurer ainsi l’originalité de la démarche de Lafon.

46L’immersion dans la nuit est perçue par tous comme initiatique, propice à une opération de maïeutique. Chez tous, les fantômes ne tardent pas à se manifester.

47On mettra de côté Chevillard, qui, comme à son habitude, torpille ironiquement les règles du jeu.

48Enki Bilal conseille aux lecteurs de se munir des reproductions des tableaux qui l’entourent, prolongeant ainsi l’expérience interactive. Il fait l’expérience de l’animation des œuvres (« J’ai l’impression qu’elle parle, la femme bronzée, mais non ».)

49Léonor de Récondo, elle, fait l’expérience, à l’aube, d’une étreinte avec le fantôme du Greco. Son titre, La Leçon de ténèbres pourrait être celui de tous les ouvrages de la collection, la syllepse du titre renvoyant aussi bien à la dimension initiatique de la plongée dans la nuit (qu’on retrouve dans la plupart des rituels, y compris maçonniques, et bien sûr dans la liturgie pascale des Chrétiens), qu’au lyrisme porté par ce genre musical, et qui fait écho au lyrisme des textes de la collection.

50Salvayre fait, elle, l’expérience de la déception. Il ne se passe rien : « Alors que je m’apprêtais, disais-je, à voir s’ouvrir en moi un monde, je ne ressentis rien, rien qu’une morosité vague et une appréhension dont j’ignorais la cause ». Ce sentiment de déréliction fait aussi partie de l’expérience initiatique.

51Tous les auteurs ou presque (Bilal, De Récondo, Chevillard, Lafon) emploient le mot fantôme.

52Propice à l’introspection, le principe de la collection est une invite à l’écriture autobiographique par un processus quasi psychanalytique, par la plongée initiatique dans la nuit.

53Tous les auteurs étudiés produisent un journal de leur nuit ou, plus exactement, un nocturnal.

54À la différence de la plupart des auteurs de la collection, cependant, le choix de Lola Lafon ne se porte pas sur un musée d’art. L’expérience ne sera donc pas esthétique mais ontologique et psychanalytique, ce qui ne signifie pas qu’une méta réflexion sur l’écriture sera impossible. Lola Lafon vient en effet à la rencontre non seulement d’une jeune fille juive victime de l’Holocauste mais aussi d’une écrivaine. Ce faisant, elle accède pour la première fois à l’écriture autobiographique : « c’est en écrivant ce que je vis que je comprends ce que je vis » (p. 101).

55C’est une démarche de maïeutique, d’accession à la lumière en traversant la nuit.

56Le schéma du rituel initiatique est globalement suivi et l’on peut dégager trois étapes à cette nuit : 1/ la mort symbolique (plongée dans la nuit) ; 2/ l’expérience de la désagrégation (ou perte de soi) ; 3/ la renaissance symbolique7.

57La traversée de la nuit symbolise le passage de l’ignorance (« Avant de rentrer dans la nuit de ce mois d’août 2021, je ne sais rien », p. 53) au savoir, passage symbolisé par la nécessaire traversée de la nuit, nuit qui est spatialisée (« entrer dans »).

58Que la dimension initiatique de ce parcours soit consciente ou pas, le lexique et les images choisis par Lafon attestent d’une volonté de sacralisation et de symbolisation du temps et de l’espace.

59Unité de temps, unité de lieu : c’est le principe un peu artificiel de la collection, qui, pour Lafon, se transforme en cadre de tragédie mémorielle. Le musée et la nuit constituent un chronotope au sens défini par Batkhine dans son Esthétique.

60L’expérience commence par le déni, la résistance et la dissimulation derrière la parole d’autrui (une citation de Duras, que Lafon qualifie de » pirouette ») :

Il y a certainement des raisons « objectives » à mon envie de me lancer dans ce projet : comme à quantité d’enfants, mes parents m’ont offert le Journal, j’ai commencé à écrire pour faire comme elle. Ma mère a été cachée, enfant, pendant la guerre. Je suis juive. Mais je crois que tout ceci est sans importance, ou du moins, ça n’est pas suffisant pour expliquer ma volonté d’écrire ce texte. Je termine mon message d’une pirouette, en citant Marguerite Duras : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. » (p. 15)

61Résistance, encore, quand elle avoue ne pas réussir à relire le Journal d’Anne Frank : « Comment l’appeler, ce récit que je ne me décide pas à relire avant ma nuit dans l’Annexe ? » (p. 31)

62Résistance, enfin, à approcher le lieu d’Anne Frank :

Puis, j’ai refait le tour de l’Annexe et, une fois encore, face à la porte de sa chambre, j’ai hésité, reculé et j’ai repris l’escalier qui menait au bureau d’Otto Frank. (p. 181)

63Cette chambre est habitée dit le directeur. C’est-à-dire hantée.

64La peur fait partie de la démarche initiatique.

65La mort symbolique (mort de l’ancien moi, symbolisée par les privations, les ténèbres…), première étape de l’initiation est ici transposée sur le plan psychique.

66L’entrée dans la nuit se fait sous la conduite d’un hiérophante :

Il est 20 heures, le Musée a fermé ses portes. Le directeur m’accueille dans l’entrée, il m’ouvre le chemin et je quitte le jour. (p. 75)

67Entrer dans l’Annexe, c’est entrer dans la nuit, une nuit où l’ordre phénoménologique est bouleversé :

La nuit renverse le temps, il me semble que je marche derrière le directeur depuis des kilomètres. Des escaliers donnent sur d’étroits et longs couloirs, qui, à leur tour, donnent sur un autre escalier. (p. 81)

68On lui ouvre des passages secrets :

Nous parcourons une suite de couloirs, puis, Gladys s’arrête devant une porte d’un beige anodin : par ici, on peut aller et venir entre l’Annexe et le Musée contemporain sans suivre le chemin des visiteurs. C’est un raccourci, un passage secret au cœur d’un secret. (p. 137)

69Un musée est par essence un lieu de passage et Lola Lafon exploite ici la polysémie du terme.

70Le règlement du musée lui-même peut s’apparenter à des privations rituelles : « il m’y sera interdit de boire ou de manger ». (p. 33)

71La novice fait ensuite l’expérience de la désagrégation, correspondant à une phase de gestation symbolique, qui prend ici la forme de la dépossession de soi, par la perte, l’égarement, et l’expérience du vide.

72L’accès à la connaissance ne peut advenir que par le lâcher prise, la perte de contrôle, qui se traduit, encore une fois, par des images spatiales :

Je ne peux lui expliquer que ce projet d’écriture est un désir que je ne comprends pas moi-même, il me poursuit depuis qu’il s’est matérialisé, il y a quelques semaines.

Une nuit d’avril, deux syllabes, que je prononce, peut-être, dans mon sommeil, surgissent de l’enfance. Anne. Frank.

Je n’ai pas pensé à elle les jours précédents, je n’ai rien lu à son sujet. Je me souviens à peine du Journal. Son nom s’impose à la nuit. Anne Frank est l’objet de mon éveil, le sujet que rien ne dissipe les jours suivants. Elle résonne avec quelque chose dont je n’ai pas encore conscience. Je ne peux pas avouer au directeur que je ne sais pas ce qu’elle est pour moi, mais que je dois écrire ce récit. (p. 14-15)

73Les mots sommeil et éveil, en emploi sylleptique, appartiennent tous les deux à l’isotopie du spirituel. La définition de l’éveil spirituel telle que la donne José Le Roy8, correspond tout à fait à ce que décrit ici Lola Lafon. Le psychanalyste Carl Gustav Jung rapproche d’ailleurs explicitement son concept d’individuation de l’éveil spirituel des religions, comme le rappelle encore Le Roy.

74Le passage de l’ignorance à la connaissance est maintes fois réitéré. Tout commence par la prise de conscience du vide, de l’ignorance absolue : « Notre échange est un premier pas dans la nuit. Un pas dans le vide, aussi, qui me révèle l’étendue de mon ignorance ». (p. 29)

75Le cheminement vers l’écriture invite à se perdre, à « avancer à tâtons dans l’obscurité… » .

76On assite à une double démarche, ontologique et littéraire (la nuit au musée est comparable à la nuit de la création littéraire, Anne Frank devenant un symbole de l’accession à l’écriture). Dans les deux cas, la perte, l’errance, est un passage obligé.

77De même que chez Proust, seule la mémoire involontaire peut faire surgir les vrais souvenirs :

La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer ; la mémoire, écrit Louise Bourgeois, « ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu’elle nous assaille ».

Avant de rentrer dans la nuit de ce mois d’août 2021, je ne sais rien, sauf ceci : les fantômes, au contraire du mythe qui voudrait qu’ils nous hantent sans pitié, se tiennent sages. Ils nous espèrent, ils ont tout leur temps, celui que nous n’avons pas. (p. 53)

78C’est à chaque fois l’imagination matérielle des lieux qui est métaphoriquement convoquée pour décrire le cheminement de la psyché et celui de l’écriture. Lola Lafon évoque le Mur invisible de Marlene Haushofer, roman de science-fiction où le mur apparaît à la fois protecteur et étouffant, et le compare aux murs de l’Annexe :

Ces murs aux fenêtres closes et opacifiées ont été le décor d’une écriture, un décor aussi protecteur qu’écrasant. Le lieu d’une naissance en même temps qu’une geôle, un piège (p. 85).

79Lafon rejoint ainsi les analyses de G. Bachelard9, qui souligne le caractère double, paradoxal, de la maison, à la fois cocon et prison.

80Pour Anne Frank aussi, enfant confrontée à un danger mortel bien objectif, l’image qui lui vient sous la plume pour décrire le danger qui les menace est celle d’un mur :

Je nous vois tous les huit dans l’Annexe comme si nous étions un morceau de ciel bleu entouré de gros nuages noirs, si noirs. Sur le cercle bien délimité où nous nous tenons, nous sommes encore en sécurité, mais les nuages avancent toujours plus près, et l’anneau nous séparant du danger qui s’approche ne cesse de se resserrer. Maintenant, le danger et l’obscurité sont tellement imminents que, ne sachant où nous réfugier, nous nous cognons les uns aux autres. Nous regardons tous en bas où les gens se bagarrent, nous regardons tous en haut où c’est calme et beau, et entre-temps, notre cercle est isolé par la masse sombre qui ne nous pousse ni en bas, ni en haut, mais se tient devant nous, mur impénétrable, qui s’apprête à nous détruire mais ne le peut pas encore. Il ne me reste plus qu’à crier et à supplier : « Oh anneau, anneau, élargis-toi et ouvre-toi pour nous ! »10

81Passage ainsi résumé par Lola Lafon :

L’angoisse, écrit-elle [Anne Frank] le 8 novembre 1943, est une masse sombre qui ne nous pousse ni en bas, ni en haut, mais se tient devant nous, mur impénétrable, qui s’apprête à nous détruire mais ne le peut pas encore. (p. 38)

82Le raccourci est de Lola Lafon. On voit que le texte d’Anne Frank est plus ambivalent et complexe concernant la double nature protectrice est étouffante du mur. Chez Anne Frank, le mur est le comparant d’un anneau magique, lui-même comparant de l’Annexe, et rejoint le domaine notionnel du comparé, à savoir les murs réels de l’Annexe, qui la protègent et l’étouffent.

83L’expérience de la nuit au musée se vit donc sur le mode d’une errance et, tout comme l’expérience de la lecture et de l’écriture, elle s’exprime par l’image du labyrinthe :

Je lis comme on trace un cercle autour d’un point, sans m’en approcher. Je lis comme on se prépare à entrer dans un labyrinthe. (p. 39)

84Le cheminement vers l’écriture se dit par la métaphore spatiale, celle de la perte nécessaire. La métaphore du labyrinthe est sous-jacente dans le passage suivant :

C’est un geste apatride que celui d’écrire, une échappée sans ancrage, en terres inconnues. Mes romans me baladent, ils me mènent en bateau. Je crois avancer. Au bout de plusieurs semaines d’écriture, je ne sais plus rien sauf ceci : ma route est une impasse. Le récit m’échappe, il attend, ailleurs. Je ne parviens pas à éviter cet égarement. Consentir à me perdre est une étape de l’écriture. (p. 91)

85La métaphore ici est double : voyage maritime et voyage terrestre. L’autrice joue en outre, par syllepse, du double sens de balader et de mener en bateau, défigeant au passage l’expression, à la fois promener et tromper, égarer.

86Le labyrinthe sert donc de comparant à la lecture, à l’écriture et à l’expérience de la nuit à l’Annexe. Ce comparant commun indique bien le lien établi par l’autrice entre ces trois actes.

Depuis que je me suis lancée dans ce projet, on m’a mise en garde à trois reprises : le directeur du Musée a évoqué, lors de notre première rencontre, ceux que l’histoire d’Anne Frank dévore.

Laureen Nussbaum m’a prévenue : il ne faut pas se contenter de lire, dans le Journal, ce qui nous arrange.

La vigile de l’Annexe, elle, m’a avertie qu’on s’y perdait facilement. Les concepteurs de labyrinthes conseillent, pour en sortir, d’en éviter le cœur. (p. 101-102)

87Ce passage développe clairement dans sa structure (triple réitération de l’avertissement) et dans sa thématique (mise en garde, dangers archaïques de perte et de dévoration) un dispositif de conte initiatique, de ceux qui servent aux enfants pour les rites de passage à l’âge adulte. L’évocation conjointe de la dévoration et du labyrinthe fait surgir l’image du Minotaure.

88Margot Frank, sœur aînée d’Anne, est la figure médiatrice qui permettra à Lola Lafon, tardivement, (« La nuit n’est plus. Il est 5 heures 34 », p. 211), après une courte mort symbolique (« j’ai dormi une heure », p. 211), d’entrer dans la chambre d’Anne :

Au réveil, pendant quelques instants, le vide de l’Annexe m’égare, je ne reconnais rien mais son regard me rappelle au présent : le portrait encadré de Margot Frank (p. 211). Margot disparue, évanouie dans l’histoire, est mon point de repère dans le Musée, celle qui m’indique le chemin. (p. 213)

89À l’isotopie de la fuite, fuite qui fut jusque-là la seule réaction de Lola Lafon face au poids d’un héritage qu’elle ne voulait pas porter, succède celle du chemin trouvé : dans tous les cas, c’est encore une image spatiale qui vient sous la plume pour désigner le cheminement de l’autrice.

« Je me suis assise au coeur du vide, face à l’optimisme déchirant d’un garçon de dix-sept ans. » (p. 181)

90L’expérience du vide et de l’anéantissement, autre aspect de la désagrégation, prend un tout autre sens ramené au destin de la famille Frank et par, extension à celui des Juifs anéantis : ce vide-là ne peut être comblé par rien. Il n’est pas symbolique. L’expérience initiatique prend une signification nouvelle : « On dira : dans l’Annexe, il n’y a rien et ce rien, je l’ai vu. » (p. 34)

91Le vide n’est pas un moment, une étape, de l’initiation : c’est le cœur du mystère. Il n’y a rien à voir et c’est ce rien qu’il faut voir.

92On opposera ainsi les chambres si vides mais si pleines de sens, de l’Annexe, à la chambre confortable et impersonnelle de l’hôtel de tourisme anonyme où Lola Lafon est descendue et sur laquelle l’autrice exerce sa discrète ironie :

La chambre dans laquelle je ne passerai pas la nuit est spacieuse et calme. Quelqu’un a disposé sur le lit un mot d’accueil : You’ll be surprised ! Au verso, on m’affirme que : Here, you’ll forget everything ! Peut-on se plaindre à la réception si la promesse s’avère mensongère et si, au matin, on n’a pas tout oublié ? La direction tient-elle un registre de ce qu’on ne parvient pas à égarer, des souvenirs qui s’obstinent, récalcitrants ? (p. 60)

93Promesse d’oubli, alors que précisément, elle vient pour retrouver la mémoire…

94À la fin, Lola Lafon Lafon repart du Musée avec un « souvenir » : une photo de la fenêtre du grenier » : autant dire, du vide…mais du vide signifiant.

95Dans l’Annexe, l’expression « Lieux de mémoire » prend tout son sens.

96Enfin, la dernière étape du schéma initiatique, la renaissance, est accomplie. Page 215 Lola Lafon pousse enfin la porte de la chambre d’Anne Frank et la puissance du lieu, du moment, opère :

Le vide du début de la nuit s’est mué en une brève quiétude, une parenthèse. J’étais au bord de l’abîme mais je n’avais plus peur. Je me suis assise à même le sol de cette chambre. J’ai ouvert mon cahier et, sans réfléchir, j’ai écrit un nom et un prénom. Deux syllabes. Dans la chambre désolée d’une jeune fille dont la terre entière connaissait le nom, s’est glissée la silhouette d’un jeune homme inconnu de vous. Il a quinze ans pour l’éternité. Il pose sur un photomaton que je garde rangé avec ma médaille Anne Frank. (p. 216‑217)

97La métaphore topographique (« j’étais au bord de l’abîme ») est filée jusqu’au bout pour lier intiment l’expérience intérieure à l’expérience du lieu.

98C’est un mouvement qui la dépasse, qui se fait malgré elle : elle se trouve dépossédée (« sans réfléchir ») et n’a plus peur des fantômes, qu’elle peut enfin convoquer et apprivoiser (« s’est glissée la silhouette »). Ces « choses » auxquelles elle tient tant (la médaille d’Anne Frank offerte par sa grand-mère côté Goldman ; un chapelet ; quelques lettres d’un adolescent ; la photo de l’adolescent) « la nuit les a réunis » (p. 209) : le chronotope prend ici de l’épaisseur. Le SN La nuit est une syllepse et désigne d’une part, anaphoriquement, la nuit qui vient de nous être relatée ; et d’autre part, métaphoriquement, la nuit où la barbarie de quelques-uns a plongé des millions de leurs semblables.

99Désormais, après la page 217, Lola Lafon peut à son tour, nommer et transmettre. Elle donne au nom de Charles Chea accès à sa conscience. Elle accepte aussi de transmettre ce nom au lecteur.

100Seul le détour par le mythe ou en tout cas par le sacré peut aider à réparer les accrocs laissés dans le tissu généalogique par le traumatisme du génocide. C’est peut-être aussi le seul moyen de dire la Shoah.

101Car comment dire le génocide ? C’est un questionnement taraudant les survivants et les descendants.

La trace et l’empreinte

Que fallait-il faire de ce qui nous était légué ? Comment marcher sur des traces sans les effacer ? (p. 216)

102Au-delà des parallèles objectifs (Lola Lafon a eu envie de devenir écrivaine pour faire comme Anne Frank, elle est juive, sa mère a été cachée pendant la guerre et a perdu des oncles et des tantes en déportation), le détour par la chambre d’Anne Frank était une nécessité intime pour l’autrice Lola Lafon, afin de pouvoir faire un retour sur sa propre histoire familiale et sur sa propre judéité. Ce que permet in fine cette » nuit à l’Annexe », c’est l’avènement de la démarche autobiographique.

103L’autrice nous invite à travailler avec elle sur les notions de trace et d’empreinte, sur les ravages du silence, du désaveu des origines, de la culpabilité et de la honte.

104Dans la démarche qui est la sienne depuis toujours, Lola Lafon commence par intellectualiser, par lire, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que le savoir intellectuel, extérieur, n’est pas suffisant :

Je lis des articles universitaires qui s’intéressent à la différence entre empreinte et trace. (p. 39)

Dans le creux que laisse apparaître une empreinte […] on peut voir que quelqu’un ou quelque chose est passé. La présence de la trace témoigne de l’absence de ce qui l’a formée. Les traces ne donnent pas à voir ce qui est absent, mais plutôt l’absence même. (p. 62)

Ils n’ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question. (p. 247)

105Il existe en effet en psychanalyse une distinction entre trace et empreinte, que l’on peut schématiser d’après les travaux de Pierre Benghozi, pédopsychiatre et psychanalyste de la famille :

Il y a deux modalités de transmission psychique : la trace et l’empreinte. La trace concerne la transmission de contenu psychique. La trace est une inscription en positif. L’empreinte est une inscription en creux, en négatif. C’est ce matériel psychique familial présent-absent, non révélé, qui n’a pas été métabolisé, symbolisé et qui cependant est transmis à travers les générations. L’empreinte n’est pas une écriture sur le support. Elle est l’expression d’une modification du support lui-même, comme l’empreinte laissée par des pas dans la neige11.

106Benghozi analyse les « adolescents porteurs héritiers de l’empreinte généalogique familiale. » Il fait siens les propos d’Abraham et Torok, qui ont renouvelé l’approche psychanalytique en prenant en compte les traumas des rescapés et des descendants de la Shoah (« Ce ne sont pas les trépassés qui viennent nous hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres12 »).

L’expression artistique au sens large de ce terme, quelles qu’en soient les formes de médiations n’est-elle pas la mise en jeu d’un travail de figuration des empreintes énigmatiques ? Le processus créatif n’est-il pas l’expression vivante de cette activité de représentation de l’objet présent-absent ?13

107Benghozi développe le concept d’« adolescent porte-honte ». C’est l’idée, dans la psychanalyse de Torok et Abraham, que nous héritons des traumatismes de nos ascendants, et ce d’autant plus que le silence a été fait. L’adolescent va donc développer des symptômes qui sont autant de tentatives de combler les vides, les trous, les manques. Ici, silence de la famille de Lola Lafon, silence du grand-père dont les quatre sœurs sont mortes dans un wagon pour Auschwitz. (p. 159)

108Lola Lafon évoque son anorexie, pathologie que Benghozi analyse comme un symptôme de la mauvaise transmission familiale, de la rupture du « maillage » familial :

L’anorexie est un monologue. Qui dit que quelque chose nous dévore, qu’on brûle du désir de vivre. L’anorexie, je crois, est une promesse de fidélité faite à des absents. L’anorexie est, je crois, la langue que parlent celles qui héritent de récits silencieux. […] On chérira la faim, le vide […] (p. 169).

109Propos auxquels font écho les analyses de Benghozi :

Plutôt que de se confronter à l’horreur de la béance, le symptôme-leurre trompe le vide. Il trompe comme un trompe-l’œil, en faisant illusion. […] Les loyautés généalogiques sont la marque identitaire de l’appartenance.14

[…] Impensable, innommable, indicible et inavouable familial sont là l’expression de la transmission transgénérationnelle du négatif, dont le patient « porte la Honte inconsciente » […] La transmission de l’empreinte témoigne essentiellement des effets de ces inélaborés qui ne peuvent pas ne pas se transmettre15.

110Lafon fait le rapprochement entre sa propre famille et toutes les familles juives et où elle évoque la culpabilité des descendants, de ceux nés après : C’est dans ces moments qu’apparaît le stylème du détachement, en particulier de la dislocation thématique à droite.

Elles sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.

Dans ces familles, on conjuguera tout au « plus jamais » : il y a ces pays où plus jamais on ne reviendra – la Pologne, la Russie –des terres de persécutions. Il y a les langues que plus jamais on ne parlera.

Elles ne connaissent que les extrêmes, ces familles. L’exil ou la mort. L’héroïsme ou la mort. Naître après, c’est vivre en dette perpétuelle. Chaque enfant sera un miracle. Il aura le devoir d’être sur-vivant. (p. 42-43)

111Face aux ravages d’une transmission de la honte et des non-dits, il n’y a qu’une option, élaborer un récit :

Ce récit n’est pas la reconstitution historique d’une histoire familiale mais la co-construction dans l’espace thérapeutique groupal familial d’une figure, celle de l’épopée romanesque et mythique de la saga familiale16.

112C’est ce que l’enfant Lola a essayé de faire auprès de ses grands-parents, en vain, et c’est ce qu’elle entreprend seule, avec la médiation ici d’Anne Frank, qui porte « dans son visage pâle, l’empreinte d’un lointain ». (p. 140)

113Passant de l’histoire d’Anne Frank à la sienne, Lola Lafon évoque à plusieurs reprises l’effacement identitaire poursuivi par les siens (grands-parents maternels puis mère) (p. 155,163, 165). Les parents, enfants d’immigrés, ont appris à leurs enfants à être invisibles, transparents. Ils ont cultivé l’oubli à grand renfort de Lexomil.

114Intériorisant cet interdit, Lafon a refusé jusqu’ici toute représentation de la Shoah. Elle ne supporte pas la romantisation de la Shoah, a toujours eu face à son évocation, des stratégies d’évitement : « Je suis celle qui, depuis l’adolescence, détourne les yeux ». (p. 40-41)

115Cette stratégie de l’évitement va jusqu’au déni identitaire. Lucidement, Lola Lafon évoque cet « autre de soi » qui fait « comme si » elle n’était pas juive.

116Cette honte, qui va jusqu’à une forme d’intériorisation de l’antisémitisme, n’est pas sans rappeler les analyses de Proust sur la question, notamment à travers le déni de judéité de Bloch. Cela engendre bien sûr un fort sentiment de trahison et de culpabilité. C’est l’un des thèmes de l’œuvre de Lola Lafon, que l’on retrouve en particulier dans Chavirer : Cléo, treize ans, est à la fois victime (d’un réseau pédophile) et coupable (elle se tait et rabat d’autres adolescentes pour le réseau) ; le camarade de Cléo, Yonasz, pour ne plus se faire appeler « Rabbi Jacob », dissimule soigneusement sa judéité.

117Le résultat de cet effacement identitaire est la construction d’une identité par le vide et le mot manquant :

Quand je parlais anglais, on me pensait américaine. Quand je parlais roumain, on m’imaginait roumaine. C’était un jeu de samedi après-midi : arpenter Paris comme une touriste, demander mon chemin en anglais, comme si j’étais une autre. Je n’avais aucun accent, aucune appartenance ; Lorsqu’on me demandait d’où je venais, je faisais le tri de ce qui me semblait acceptable. J’évoquais mes origines russo-polonaises sans plus de précisions, ma blondeur était un passeport vers la tranquillité. J’escamotais un mot, sur mon CV de normalité ; mais quelle importance, c’était un si petit mot et il résonnait trop fort : juive. Je ne le prononçais pas. (p. 48‑49)

118On perçoit ici des marques d’autodérision portées par la polyphonie.

119On pourrait appliquer mot à mot à l’expérience de la judéité chez Lafon ce que Maxime Decout écrit à propos de Perec (Perec, qui est justement cité par Lafon, p. 56-57 à propos de la définition de la judéité, voir ci-dessus) :

Le blanc, la lacune, le trou : toute l’œuvre de Perec s’affronte à cette difficulté, autant par son écriture que par sa pensée. […] Obsédé par la mémoire et l’autobiographie impossible dont il a su peu à peu réinventer les modalités, Perec ne se questionne que dans l’oblique. Comment penser alors quelque chose qui, peu ou prou, tient autant de l’appartenance que de l’identité, c’est-à- dire d’un plein ? […] L’origine juive serait de la sorte quelque chose qui échappe toujours, la plaçant dans une position essentielle au sein d’un univers régi par la vacuité et son contournement. Comment faire face, échapper, ou se réapproprier une origine vide ?17

120Le lien se fait entre judéité, exil et écriture : » C’est un geste apatride que celui d’écrire, une échappée sans ancrage, en terres inconnues. » (p. 91) C’est l’expérience de l’écriture comme paratopie (Maingueneau).

121L’oblique dont parle Decout à propos de Perec prend chez Lafon la forme du détour.

122Le détour pour arriver à la parole autobiographique a deux versants : le recours à la parole des autres et la fiction.

123L’avènement de sa propre parole se fait via le détour par celle d’autrui.

124L’intertextualité, sur le mode citationnel, est une constante du livre (à commencer par le titre, qui est, on l’a vu, un extrait d’une lettre de Charles Chea). On pourrait même parler de stylème. Chaque pensée est cautionnée par un auteur, une philosophe, un essayiste, une romancière, un critique littéraire un artiste (citons pêle-mêle et de manière non exhaustive : Philippe Lejeune, Perec, Duras, Louise Bourgeois, Antonioni, lui-même cité par Rithy Panh et Christophe Bataille, Sybille Krämer, Audrey Hepburn, Hannah Arendt, Philip Roth, Laureen Nussbaum…). Cela témoigne de l’illégitimité ressentie par Lola Lafon, celle-là même qui lui a fait refuser un musée d’art, elle qui, en termes bourdieusiens, complexe de ne pas avoir le « goût pur ». À propos de sa grand-mère Ida Goldman, venue de Pologne, elle écrit que » l’art ne lui était accessible que raconté par d’autres » (p. 201). Pour Lola Lafon, ce n’est pas Chancel, Eve Ruggieri, Bernard Pivot qui sont les intercesseurs, c’est Philippe Lejeune, Antonioni, Perec, Duras…Mais l’on perçoit la même difficulté à accéder à un discours sans garant, à prendre confiance dans sa propre parole : sa grand-mère faisait la connaissance de Duras à travers Pivot, Lola a besoin de Duras pour garantir propre pensée. Mais la pulsion citationnelle a aussi une autre vocation. Comme elle le dit dans un entretien pour Les Inrocks : « Il faut parfois passer par l’histoire d’un ou d’une autre pour arriver à la sienne. On est chargé de tant de testaments, c’est ce qui me fascine18 ».

125Le passage suivant est tout à fait caractéristique de l’écriture de Lola Lafon, par l’emboitement citationnel auquel il donne lieu. Lola Lafon cite Laureen Nussaum, qui cite Hannah Arendt :

Notre échange est un premier pas dans la nuit. Un pas dans le vide, aussi, qui me révèle l’étendue de mon ignorance. Ce texte vendu à plus de trente millions d’exemplaires dans le monde n’est pas un simple journal intime ou un testament. C’est nier la démarche de l’autrice Anne Frank que la réduire à un témoignage, m’a dit Laureen. Anne voulait devenir écrivaine ou journaliste, elle l’a écrit.

Dans mon carnet, une ronde de points d’interrogation encercle une date soulignée, celle du 29 mars 1944.

Ce jour-là, alors qu’elle vit enfermée dans l’Annexe depuis l’été 1942, Anne Frank entend, sur Radio Oranje, une annonce du ministre de l’Éducation des Pays-Bas en exil à Londres. Il demande aux Hollandais de conserver leurs lettres, leurs journaux intimes : après-guerre, ces écrits seront autant de témoignages précieux.

Cette déclaration la galvanise, elle s’enthousiasme, en parle à son père : son journal pourrait être publié, un jour.

Elle se met aussitôt à le retravailler : elle quitte le ton spontané des premières pages, en parfait le style. Elle rédige un prologue, supprime des passages qu’elle juge peut-être trop personnels, en étoffe d’autres. […] Elle revient sur une phrase, questionne la pertinence d’un chapitre, écoute le rythme d’un paragraphe, passe d’un ton introspectif à des réflexions plus politiques : à compter de ce jour, Anne Frank n’est plus seulement une jeune fille qui tient un journal, toutes ses décisions sont celles d’une autrice qui pense à de futurs lecteurs.

Si elle a commencé à écrire sans intention de se faire lire le 12 juin 1942, à compter du mois de mars 1944, elle dit « je », mais elle commence à penser à nous. Elle en est persuadée, son texte saura trouver le futur, il viendra nous chercher ; aujourd’hui, il est venu me chercher. (p. 30-32)

126Il s’agit du compte rendu de la conversation que Lola Lafon a eu avec Laureen Nussbaum, la spécialiste d’Anne Frank. Sur le plan énonciatif, on assiste à un glissement, à une appropriation progressive de la parole de l’universitaire : passage du discours direct à la reformulation. La réappropriation de la parole hétérogène et sa fusion dans la matière du journal de Lola Lafon se fait par la référence méta-diariste à son carnet de notes. Suite à cette référence, le style change : Lola Lafon parle d’Anne au présent et les stylèmes dominants de Quand tu écouteras cette chanson (présent historique et segmentation) font leur apparition. Lola Lafon s’approprie stylistiquement l’histoire d’Anne Frank que lui raconte Nussbaum. C’est ce que signifie pour elle la transmission. Elle fait même parler Anne Frank, au discours indirect libre : « Son journal pourrait être publié, un jour ». La polyphonie inhérente au DIL marque ici l’identification de Lola Lafon et d’Anne Frank. Le présent de narration (contrastant avec l’imparfait et le PC utilisés par Nussbaum dans son évocation d’Anne Frank) transforme Lola Lafon en témoin direct de la vie d’Anne Frank, la plonge à ses côtés en 1944. Puis arrive le détachement complet de la parole de Nussbaum et même de la parole d’Anne Frank, pour faire surgir le je de Lola Lafon : « aujourd’hui, il [le journal] est venu me chercher ». (p. 31)

127Mais surtout, Pendant longtemps, l’autrice n’a pu dire sa vérité biographique que de manière oblique, en se cachant derrière des personnages.

128Le détour par Anne Frank est nécessaire à l’avènement autobiographique, comme la fiction l’avait été dans les livres précédents de Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais (biofiction de Nadia Comaneci, 2014) et surtout Chavirer (2020).

129Dans Chavirer le chapitre sur Yonasz, camarade juif « honteux » de l’héroïne, fait écho aux chapitres autobiographiques sur les grands-parents de Lola Lafon dans Quand

Chavirer

Ses grands-parents maternels avaient commis une erreur d’appréciation en substituant la France aux persécutions quotidiennes en Russie et en Pologne, aux ghettos et aux famines. Cette confiance folle qu’ils avaient eue en une fiction, le pays de Victor Hugo, de Jaurès et des droits de l’homme, de la liberté-égalité-fraternité. Le port de l’étoile jaune avait été rendu obligatoire en 1942.

La mère de Yonasz avait appris à se taire avant même de savoir parler ; dès l’âge de quatre ans, elle savait se présenter sous un nom d’emprunt. Elle avait été cachée dans des granges, des couvents et aussi au sein de ces familles protestantes à Vif-en-Isère et au Chambon-sur-Lignon en Haute- Loire.

En 1945, sa grand-mère et seule survivante, avait retrouvé son appartement parisien dévalisé par les voisins, à l’exception de quelques tasses ébréchées et d’un petit carton contenant des lettres et deux photos prises avant le départ.

Quand tu écouteras cette chanson

Je sais l’histoire de ces familles élevées dans l’amour d’une France de fiction, celle d’Hugo, de Jaurès et de la Déclaration des droits de l’homme. Je sais que, loin du havre qu’ils espéraient y trouver, ils y ont été humiliés, pourchassés, déportés. (p. 41)

Ida apprend à sa fille – ma mère – à se taire avant qu’elle sache parler. À ne pas donner son vrai nom, aux consonances étrangères. Ida et Georges cachent leur fille dans des granges, des couvents et aussi au sein de ces familles protestantes qui leur ouvrent la porte, du village de Vif en Isère jusqu’à celui du Chambon-sur-Lignon en Haute-Loire.

1945. Ils ont survécu. Ida et Georges rentrent enfin chez eux, à Paris ; la serrure de l’appartement a été changée, des inconnus s’y ont installés. Leurs meubles, leur vaisselle, les voisins se les sont partagés. Le reste a été jeté aux ordures : les papiers officiels, les lettres des frères et sœurs restés en Pologne, en Russie, leurs photos de famille. On pensait que vous ne reviendriez jamais, dit la gardienne eu guise d’explication. De leur passé, il ne reste rien. Ida a une trentaine d’années. Deux enfants. Des crises d’angoisse. Des cauchemars récurrents qu’elle anesthésie à coups de tranquillisants.

La tuberculose. Un mari dévasté, dont les parents et les sœurs sont morts au camp d’Auschwitz-Birkenau.

Les deux grandes sœurs d’Ida, elles, sont mortes de faim, prisonnières d’un ghetto en Pologne. (p. 204-205)

130Quand les mots passent la porte de la fiction pour être pris en charge par l’autrice elle-même, cette dé-fictionalisation s’accompagne-t-elle d’un changement stylistique (hors adaptation P3/P1) ? C’est ce qu’une mise en regard de ces deux passages semble montrer. Ainsi du passage repris presque littéralement (« dès l’âge de quatre ans, elle savait se présenter sous un nom d’emprunt ») :

131En (1), le temps est celui du récit ; en (2) le présent historique.

132Sur le plan phrastique : en (1) la phrase est linéaire, « littéraire » :

133La mère de Yonasz avait appris à se taire avant même de savoir parler ; dès l’âge de quatre ans, elle savait se présenter sous un nom d’emprunt.

134Les deux indépendantes sont juxtaposées. La seconde, avec l’antéposition du CC de temps, propose un dispositif assez rhétorique visant à faire de cette proposition une surenchère : elle avait appris à se taire, et même à mentir. Et ce, à un âge où un mensonge stratégique est à peine concevable (dès l’âge quatre ans est mis en relief par sa position frontale). La préposition dès présuppose une précocité du procès par rapport à une norme implicite19. (Dès + verbe d’aspect statif à l’imparfait). En (2) :

135Ida apprend à sa fille – ma mère – à se taire avant qu’elle sache parler. À ne pas donner son vrai nom, aux consonances étrangères.

136La phrase est coupée en deux, segmentée (tiret, ponctuation forte, ce qui fait sortir du cadre le 2e complément de apprendre (à se taire / à ne pas donner son avis), autant de procédés mimant un chaos de conscience.

137Les choix lexicaux et syntaxiques manifestent également une transformation. On note en (2) une forte présence des sujets agents : « Ida apprend à sa fille » vs en (1) « la mère de Yonasz avait appris ». Deux constructions d’apprendre sont mobilisées, qui correspondent à deux sens du verbe (enseigner / acquérir des compétences). Le rôle de la transmission par la mère est donc souligné en (2). Derrière la reprise lexicale, il y a en fait un changement sémantique qui correspond à un bouleversement psychique : l’autrice nomme et réintègre dans sa parole les noms de sa famille (Ida, sa grand-mère, qui apprend à la mère de Lola comment sauver sa vie ; puis sa mère, Jeanne). En (1) on ne sait pas QUI a appris cela à la mère de Yonasz. On assiste à la réintroduction de l’agente. À la formulation qui laisse supposer une finesse intellectuelle, propre à susciter une admiration d’ordre intellectuel (« elle savait se présenter sous un nom d’emprunt ») succède une formule en termes plus simples, qu’on pourrait penser être la transposition des mots mêmes dits par la mère à l’enfant (« ne donne pas ton vrai nom »). Il faudra néanmoins attendre le seuil final du livre, hors-limites (remerciements) pour que soit dit le nom de la mère : Pour Jeanne, maman (p. 250).

138Nous assistons dans Chavirer à un détour par la biographie fictive pour se dire. Mais le détour par la biographie d’Anne Frank permettra, cette fois, à Lola Lafon d’accéder à l’autobiographie en nom propre, pour dire l’extermination des siens et pour rendre la parole confisquée à Anne Frank et à Charles Chea

139Les déportés, ceux qui sont revenus, sont ceux qui n’ont « plus de mots » : « Après le 4 août, date de l’arrestation des Frank, il n’y aura plus de mots » (p. 31) ; et page 131, à propos du témoignage d’une rescapée de Bergen-Belsen qui n’arrive pas à raconter, Lola Lafon note : « Puis elle s’interrompt. Il faudrait de nouveaux mots pour dire ». Quelle est la source énonciative de la dernière phrase ? On constate l’ambiguïté d’un DIL qui incorpore de manière quasi permanente la voix de Lola Lafon à celle des autres.

140Cette idée n’est pas nouvelle et Adorno l’a formulée dès l’après-guerre dans plusieurs ouvrages, dont en particulier Prismes, Critique de la culture et société, en 1949, dont une formule est restée célèbre (« écrire de la poésie après Auschwitz est barbare »). Beaucoup d’autres après lui l’ont reprise, mais elle reste toujours d’actualité et la question se re-pose à chaque génération.

141Lola Lafon prolonge et récrit le slogan « on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas ». Elle ajoute :

…on pourra dire qu’on ne savait pas que faire de ce qu’on savait. […] Ce dont on est témoin est semblable à une question qui nous serait adressée. Nous pouvons choisir de l’ignorer. (p. 77)

142Elle compare ce dont on est témoin à une question qui nous est adressée et dont on ne peut ignorer l’existence, même si on ne sait pas y répondre. Ce qu’elle souligne par cette métaphore linguistique, c’est la force conative (au sens linguistique du terme) de la connaissance de l’événement insupportable qu’est la Shoah.

143Mais comment le dire ?

144Si nous reprenons le passage des pages 42-44 cité plus haut où Lola Lafon évoque la destruction des Juifs d’Europe, dont celle d’une partie de sa propre famille, on décèle un stylème qui apparaît à chaque fois que l’émotion surgit : il s’agit de la segmentation phrastique.

145Les émotions sont véhiculées par des phrases segmentées, en particulier la thématisation à droite (p. 42 : elles sont en lambeaux, ces lignées de trop de disparus… ; p. 44 : elle laisse sans voix, la rage de… ; p. 45 : au collège, je les adorais, celles qui arboraient… ; p. 47 : je l’avais trouvée ma terre [allusion à la terre promise ?] ; p. 52 : je l’ai embrassée cette croyance…). Les occurrences sont innombrables, jusqu’à la fin du texte).

146Ici, dans ce contexte de difficile surgissement de l’identité authentique de l’autrice (sa judéité), la dislocation à droite et le retard du thème acquièrent une signification symbolique : c’est reculer le moment d’apparition du sujet.

147Le journal d’Anne Frank s’interrompt le 4 août, jour de l’arrestation de la famille. « Après, il n’y aura plus de mots ». Mais les mots d’Anne Frank ont aussi été confisqués, par tous ceux qui ont parlé à sa place : dont une grotesque adaptation théâtrale à Broadway ; dans un film des années 50 où la vérité d’Anne Frank a été mutilée ; sans parler de la censure exercée sur le journal lui-même, partout où Anne évoquait la sexualité.

148Quant à Charles Chea, jeune épistolier comme Anne (Anne avait conçu son œuvre sous une forme épistolaire fictive — des lettres à son amie imaginaire Kitty), Lola Lafon publie des fragments de ses lettres et c’est lui qui offre son titre au livre.

149L’unité du livre est là : deux figures d’enfants victimes de la même forme de barbarie (génocides). Lola Lafon peut à présent unifier les souvenirs épars de sa propre vie. Assumer la perte de Charles Chea, lui répondre enfin, en différé, c’est enfin ne plus avoir peur du fantôme d’Anne Frank et assumer sa propre judéité.

150C’est seulement là que le titre cesse d’être une énigme. En effet, même après la découverte de Charles Chea, le titre n’était pas justifié : pourquoi évoquer dans le titre une histoire qui n’est pas celle d’Anne Frank, censée être au cœur du livre ? Ce titre concerne en apparence une tout autre histoire. Mais si l’on considère le plan psychique, ce n’est plus une énigme : pour Lola Lafon, c’est la même histoire.

***

151Quel cruel optimisme que le nôtre, celui qui, au nom de l’« espoir », préfère oublier ceci, écrit le vendredi 26 mai 1944 : Si nous aussi un jour… non, je n’ai pas le droit de finir cette phrase, je n’arrive pourtant pas à chasser cette question aujourd’hui, au contraire, cette peur que j’ai déjà vécue me revient dans toute son horreur.

Si Anne Frank ne se donne pas le droit de finir sa phrase, nous avons peut-être le devoir de le faire. (p. 125)

152Tout le paradoxe du livre de Lola Lafon est là : finir la phrase d’Anne Frank, alors que Lola Lafon dénonce cette position…

153La question que pose le livre est donc : comment faire entendre en creux la voix des absents, sans parler pour eux ? Bref, comme montrer le vide, l’absence, la trace ?

154Un lyrisme blanc ? Un récit mythique ? Nous avons vu ces deux manières à l’œuvre.

155Il semble que la modalité que choisit Lola Lafon soit celle du doute, de l’interrogation :

Anne et Charles n’ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question. (p. 247)

156À cette modalité interrogative, va correspondre une esthétique du flou et du point d’interrogation. Car aucune certitude n’est possible, et face à l’horreur de l’extermination d’humains par d’autres humains, toute poésie est indécente.

157Lola Lafon propose donc une écriture de l’énigme, comme l’énigme du titre l’annonce, du détour et du différé, dont le trait syntaxique marquant est la dislocation. Écriture de l’énigme seule possible pour dire la Shoah et la disparition de Charles Chea (cf. les points d’interrogation au-dessus des musiciens : ils n’existent pas, mais Lola Lafon les a ajoutés, peut-être pour interroger l’énigme des paroles de la chanson ou peut-être pour interroger la disparition de Charles Chea.)

158Lafon demande aussi un récit de la non clôture aussi parce que l’Histoire n’est pas close.

159On peut conclure, enfin, sur une ouverture générique : à quel genre appartient le livre de Lola Lafon ? Réflexion historique ? Autobiographie ? Si la collection « Ma nuit au musée » propose un jeu dont les règles semblent contraignantes, c’est plutôt à une dissolution des genres qu’invite cette contrainte qui, paradoxalement, donne la plus grande liberté aux auteurs. À quel genre avons-nous affaire ? Au genre « Ma nuit au musée », que Lafon plie à son esthétique de l’oblicité et du flou. Elle a besoin du détour pour parler de soi : de la fiction (La petite communiste qui ne souriait jamais (2014) puis Chavirer, 2020), puis de la médiation d’un personnage historique. Dans tous les cas, cette esthétique de l’hybridité est à rapprocher de l’hybridité identitaire et du sentiment d’exil (Lola Lafon est roumaine, polonaise et française).